Au bout d’un moment, quand chacun commence à être rassasié, les langues se délient, les questions s’élèvent. Luciel cherche à mieux connaître des semeurs, Aïmara et Aïzie les anges, avec la même curiosité bienveillante.
— Est-ce vous qui avez créé cette île, ou l’avez-vous trouvée telle qu’elle est ?
— D’après les récits anciens, nous l’avons découverte telle quelle, explique Aïmara, peu après nos premiers liens avec les khaïtes. Nous avons choisi de nous y établir, afin de ne pas être affectés par les violences de ce monde. Crois-le si tu veux, mais ce sont nos montures qui nous ont appris à contrôler les tempêtes. Nous possédons certes un précieux savoir à ce sujet, mais bien souvent, nous préférons nous fier à leur instinct.
— N’avez-vous pas eu trop de mal à rendre cet endroit habitable ?
— Il nous a fallu du temps, comme tu peux t’en douter. Nous avons creusé des citernes afin de recueillir assez d’eau pour notre boisson et nos cultures. Nous avons troqué des graines auprès des villages, et acclimaté des plantes trouvées dans les montagnes. Nous avons dû y apporter assez de terre pour créer un sol exploitable, pour être un autonomes et ne pas nous reposer entièrement sur un ravitaillement extérieur.
— C’est prodigieux… Je me demande pourquoi les miens ne m'ont jamais parlé de vous ?
— Les tourbillons empêchent les anges de nous approcher… Cela peut sembler cruel, mais nous ne souhaitons pas que les seigneurs viennent à apprendre notre existence et essayent de nous conquérir !
Ces paroles réveillent brutalement les inquiétudes de Luciel. Le jeune ange s’arrête de manger, le ventre noué. La guérisseuse remarque son malaise :
— Tu as de nouveau mal ? Veux-tu que j’examine tes blessures ? Peut-être que le bandage est trop serré…
— Non, je vais bien. C’est juste que…
Il hésite à poursuivre ; de terribles images jouent devant ses yeux. Le seigneur de Cimes et son monstre d’angelier ne montreront aucune pitié pour la petite chaîne qu’il tente si fort de protéger. Ses nouveaux amis ne tardent pas à comprendre ce qui le tourmente.
— Tu penses à Solia, c’est cela ? demande Aïzie avec douceur.
Luciel songe à la proposition du garçon, celle de lui prêter ses ailes. Malgré tout, il se retient de le lui rappeler. Les semeurs ont déjà fait beaucoup de lui. Ils l’ont recueilli, soigné, ils le traitent comme l’un des leurs et non comme une créature bienveillante, mais étrangère, le mieux qu’il peut attendre des humains.
Aïmara a reposé son écuelle et le fixe d’un regard pénétrant :
— Quelle était ta mission, Luciel, quand tu t’es échoué ici ?
L’ange hésite un moment. Même s’il brûle de se confier à ses nouveaux amis, il ne peut trahir les objectifs de son seigneur. Il sait combien sa réaction défie la raison… mais dix années de servitude l’ont rendu craintif, plus que loyal. Peut-être peut-il expliquer la teneur de sa mission, sans en révéler la cible. Conscient de l'attention qui pèse sur lui, il finit par choisir cette solution :
— Messire Euresme souhaite que j’effectue une reconnaissance au-dessus d’une forteresse rivale. Malheureusement, si je dois attendre de guérir suffisamment pour m’y rendre, je dépasserai le délai qu’il m’a fixé. Si je ne suis pas rentrée à temps, Solia paiera pour mon retard.
Il regarde ses deux compagnons tour à tour, soudain hésitant :
— Je sais que c’est beaucoup demander, mais… est-ce que vous pourriez… peut-être… me conduire à cette forteresse, puis me déposer près de Cimes ?
— Comment ça, beaucoup demander ? rétorque Aïzie, qui se redresse comme un tournevol offensé. Il est du devoir des enfants du ciel de s’épauler ! Nous croisons peu le chemin des anges, mais nous appartenons au même monde !
Le cœur de Luciel fait un bond dans sa poitrine :
— Vous allez vraiment m’aider ?
Aïmara laisse échapper un soupir :
— En ce qui me concerne, il est hors de question que vous restiez, Solia et toi, piégés dans cette horrible situation. À quoi cela nous servirait de te venir en aide, juste pour te renvoyer à cette condition d’esclave ?
— Vous voulez dire que… vous nous emmenerez loin de la forteresse ?
— Mieux encore, s’écrie Aïzie avec enthousiasme. Nous vous accueillerons ici, Solia et toi !
À ces paroles, Luciel sent l’incrédulité le saisir, puis une sorte d’émerveillement profond. Sauver Solia… Lui offrir un foyer en ce lieu paisible peuplé d’humains bienveillants ! C’est un rêve auquel il ose à peine croire !
— Vous ferez ça ? s'exclame-t-il. Je vous promets que vous ne le regretterez pas, quitte à travailler très dur s’il le faut !
— Je ne doute pas que tu saura exprimer ta gratitude, déclare une voix amusée, mais si nous abusons de tes bons sentiments, nous ne vaudrons guère mieux que ton seigneur !
Les trois occupants de la pièce se tournent vers la porte, pour apercevoir Afras, debout dans l’encadrement. Le semeur contemple son neveu avec un petit sourire :
— Je vois que tu as encore réussi à soutirer un repas à Aïmara ?
Aïzie a la bonne grâce de paraître gêné, mais l’intéressée hausse les épaules :
— Tu sais que j’ai du mal à lui refuser…
— Oh, je le sais, oui, et d’autant moins s’il se présente avec notre réfugié ! Mais venons-en au fait !
L’homme prend une mine grave avant de poursuivre :
— Je suis le premier partant pour t’aider, mais cette question ne concerne pas que nous. Je vais la soumettre à notre assemblée, qui t’enverra ses représentants afin que tu puisses exposer tes arguments.
L’enthousiasme de Luciel s’abat brutalement. Un conseil ? Des arguments ? Il se sent minuscule, comme si tous les regards de l’île convergeaient soudain vers lui. Et s’il ne parvenait pas à les convaincre ? Qu’est-ce qui lui prouve que les autres habitants sont aussi bienveillants que ses nouveaux amis ? Ils pourraient bien refuser de s’impliquer dans une affaire qui touche l’un des seigneurs d’altitude. Et en toute honnêteté, il ne peut pas les blâmer. Contrarier l’un de ces tyrans peut se révéler lourd de conséquences, et l’île dans le ciel ne peut prendre le risque d'être dévoilée à des yeux si cruels. La survie des leurs doit leur sembler plus précieuse que celle d’un étranger tombé par hasard sur une corniche de pierre mousseuse, fût-il un ange… Il ne peut même pas plaider pour sa cause, puisqu’ils débattront de son cas hors de son regard…
— Je préférerais comparaître devant eux, murmure-t-il d’un ton sombre.
— Leur but est de t’épargner des discussions longues et fatigantes, alors que tu es encore convalescent, le rassure Afras.
— N’aie aucune inquiétude, renchérit Aïmara, je suis certaine que ta détresse les touchera ! Il faut comprendre que nous ne pouvons nous engager sans que les autres habitants de l’île soient mis au courant des dangers potentiels. En attendant, poursuit-elle en ramassant les écuelles vides, ne t’en fais pas trop. Repose-toi et reprends des forces, car tu en auras besoin !
Luciel obtempère, même si, encore une fois, son cœur bat trop fort dans sa poitrine.
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