Le jeune ange ouvre les paupières en sentant quelqu’un le secouer par l’épaule.
— Allez, debout ! s'écrie Aïzie. J’ai terminé de m'occuper de Nuée et je ne peux pas te laisser là !
Luciel se redresse en se frottant les yeux.
— Je te ramène chez Aïmara ? propose son ami.
— Oui, s’il te plaît…
— Peut-être qu’elle nous invitera à manger chez elle !
L'ange le regarde, surpris :
— Je viens de déjeuner…
— Non, cela fait plusieurs heures. Tu as dormi très profondément !
Luciel sent son cœur se serrer. Autant de temps perdu pour sauver Solia… D’un autre côté, il ne peut pas soumettre ses hôtes à sa précipitation. Il suit Aïzie en dehors de la tour, en s’efforçant de mesurer son pas à la foulée énergique du semeur de tempêtes.
— Ce serait dommage de ne pas en profiter, poursuit-il avec sourire gourmand. Aïmara est une excellente cuisinière !
Le jeune ange s’aperçoit alors qu’il est profondément affamé. Il se demande à quoi peut bien ressembler de la nourriture préparée par des humains ; à part du pain, il n’a jamais goûté un vrai repas. Les anges se contentent de ce qu’ils trouvent, et peuvent rester des jours sans s’alimenter, même si leurs forces finissent par s’amenuiser.
— D’ailleurs, il y a des choses que tu ne manges pas ?
— Nous ne consommons pas de viande ni de produits issus des animaux.
— À vrai dire, nous non plus, pour l’essentiel du moins ! Nous mangeons parfois des œufs de tournevols – nous en élevons quelques-uns ici, et des fromages que nous négocions auprès des villages. Nous ne pouvons pas avoir de bétail sur l’île. C'est déjà bien assez compliqué de trouver assez de fourrage pour nos khaïtes.
La maison d’Aïmara se situe non loin de celle qu’Aïzie partage avec son oncle Afras. Aux yeux de Luciel, elle semble un peu plus coquette. Un carré d’herbes médicinales bruisse de feuillages émeraude ou argentés, de fleurs jaunes et pourpres. Elles voisinent avec des massifs ornementaux où se mêlent des clochettes bleues, des corolles blanches et des pétales roses, et toute une tapisserie d’infinies nuances de vert, qui répandent dans l’air pur de l’altitude le parfum doré de leur pollen. Une frise finement ciselée court autour de la porte. Pendus à une patère, des carillons chantent leur chanson dans la brise constante qui souffle sur l’île. Une girouette en forme de khaïte en plein vol surmonte la terrasse sur le toit, d’où s’écoule une cascade de végétation.
Même les villages les plus agréables n’offrent pas cette fraîcheur accueillante. Luciel ne garde aucun souvenir du séjour des anges, niché dans les nuages, mais il est certain qu’il ne s’y sentirait pas aussi bien. D’ailleurs, que représente les Cieux pour lui, à part un mythe qui a perdu toute réalité à ses yeux ? Quand il tente de l’imaginer, il voit de vastes étendues cotonneuses, un horizon d’un bleu absolu, mais ce ne sont que de vagues impressions. Toute sa vie s’est déroulée dans les montagnes, errant d’un protégé à un autre, en croisant parfois ses frères et sœurs au fil de ses voyages.
Aïmara a dû les apercevoir à travers les claies ajourées qui occultent ses fenêtres ; elle sort de sa demeure pour se porter à leur rencontre.
— Enfin, vous voilà ! J’espère que vous êtes restés sage !
Aïzie lève les yeux d’un air innocent :
— Nous avons été très prudents !
La guérisseuse examine Luciel avec une expression sceptique :
— C’est pour cela que notre ange paraît si épuisé ?
Les deux jeunes gens échangent un regard embarrassé. Aïmara hausse les épaules avec résignation :
— Allez, entrez !
Elle s’efface pour leur livrer passage. L’intérieur de sa maison ressemble à celui d’Afras, mais avec plus de mobilier : quelques coffres, des étagères et même un cabinet sculpté de motifs bariolés. Les tentures au mur arborent de vives couleurs orange et bleues, et leurs décors sinueux évoquent la végétation de son jardin. Sur une table de travail, un pilon, des flacons, des pots et des herbes séchées rappellent sa fonction. L’odeur un peu entêtante des plantes et des aromates flottent autour d’eux.
— Qu’est-ce qui vous amène ? Quelque chose ne va pas, Luciel ?
Le jeune ange secoue négativement la tête. Aïzie, les mains derrière le dos, affecte une attitude innocente, mais Luciel doute qu’il puisse tromper Aïmara.
— Nous avons pensé que c’était le bon moment pour venir te voir… Et notre ami voulait te remercier !
La guérisseuse pose les mains sur ses hanches et toise le garçon :
— Tu es sûr que c’est tout ? Tu n’essayes pas de te faire inviter par hasard ?
— Avoue que ce serait une bonne idée ! Tu sais combien Afras peut être négligent avec son garde-manger… et Luciel a encore besoin de reprendre des forces.
L'ange s’attend à un affrontement ou des récriminations, mais les deux partent d’un grand rire.
— Bien. C’est d’accord, mais seulement parce que Luciel est là !
Avec un soupir de contentement, Aïzie se laisse tomber sur les piles de coussins caractéristiques des intérieurs de l’île. Il ôte son capuchon, dévoilant des boucles rousses qui rebiquent dans tous les sens. Luciel s’assoit à son tour avec précaution, surpris de la cordialité qui semble régner dans le village. On est bien loin de la redoutable froideur de Cimes !
La guérisseuse rajoute quelques bûchettes de paille dans son four de pierre, sort des pots de céramiques et divers sachets, pêche des légumes dans un coffre empli de sable. Luciel la regarde s’affairer avec fascination.
— On dirait que c’est la première fois que tu vois quelqu’un cuisiner, glousse Aïzie.
— Parce que c’est la première fois ! J’ai déjà vu des voyageurs cuire le produit de leur chasse ou placer des gamelles sur le feu… mais jamais personne cuisiner dans une maison. Les anges entrent rarement dans les logis des hommes.
Aïzie semble un peu confus de prime abord, puis opine avec gravité.
— Je comprends. C’est dommage. Si quelqu’un me protégeait en permanence, je voudrais le connaître mieux !
Luciel le regarde avec curiosité : de toute évidence, le garçon trouve étrange le fossé qui sépare les hommes et les anges, même sans les agressions des seigneurs pour se procurer des messagers ailés. Ce n'est pas si fréquent !
D’appétissantes odeurs envahissent bientôt la pièce ; Luciel s’étonne de la chaleur qu’elles évoquent en lui. Aïmara pose sur la table basse devant lui deux bols de bois et deux godets de céramique. Elle place dans les écuelles des tranches de pain brun que l’ange a déjà pu goûter, des fruits secs et un brouet crémeux dont le parfum aromatique monte jusqu’à leurs narines.
— Dépêchez-vous tant que c’est chaud, leur commande la guérisseuse.
Elle prend sa propre portion et va s’asseoir en face d’eux. Bientôt, ils commencent à manger dans un silence serein.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2782 histoires publiées 1267 membres inscrits Notre membre le plus récent est JeanAlbert |