Au terme de cinq jours de voyage, la troupe de soldats s’engage sur un chemin escarpé qui mène à une immense bâtisse perchée sur une crête rocheuse. Même s’il n’en a jamais vu auparavant, Luciel reconnaît l’une des terribles forteresses dont parlent certains de ses semblables.
Le convoi entre bientôt dans une vaste cour entourée de hauts murs, au sommet desquels sont postés des hommes en armes. Les deux mains agrippées aux barreaux de la cage, le jeune ange ne distingue tout d’abord que de la pierre et des visages aussi durs que ce paysage minéral, qui l’observent avec mépris. Un léger froissement de plumes lui fait lever la tête vers un ciel décoloré ; il aperçoit des silhouettes élancées munies de larges paires d'ailes, qui planent au-dessus de la forteresse. Des anges adultes… Que peuvent-ils bien faire ici ? Est-ce qu’ils font partie de ceux dont les protégés ont été capturés et qui doivent désormais servir le seigneur ?
Luciel serre les dents, révolté par une telle cruauté. Quand son protégé décède, l’ange qui veille sur lui éprouve une terrible souffrance. Elle reste supportable en cas de mort naturelle, mais un décès trop précoce plonge le protecteur dans une angoisse qui confine à la torture. Par ailleurs, on raconte qu’un ange qui refuse de répondre à l’appel de sa destinée voit sa nature se pervertir lentement. La meilleure – et sans doute la seule – façon de soumettre un de ses semblables à sa volonté est de menacer l’humain auquel il se trouve lié.
Une immense chape de désespoir s’abat sur Luciel. Pourtant, il relève la tête, résolu à ne pas se laisser sombrer. Au moins, le maître des lieux gardera Solia en vie pour le maintenir sous son contrôle. La fillette pleure de nouveau ; ses sanglots lui parviennent à travers le brouhaha des voix, le tintement du métal et le mugissement des bêtes.
Ce son déchire le cœur du jeune ange, qui agrippe les barreaux et les secoue aussi fort qu’il le peut, sans réussir à les ébranler. À travers le lien qui les unit, il sent la terreur et la confusion de l’enfant. Même s’il partait au bout du monde, il les percevrait avec tout autant d’intensité.
— Eh, on se calme, l’emplumé !
Les soldats, amusés par son affolement, se sont rassemblés autour de la cage. Certains le piquent avec la pointe de leur lance, d’autres arrachent des plumes de ses ailes. Désespéré, le Luciel lâche les barreaux et se recroqueville sur lui-même pour tenter d’échapper à leur cruauté. Son supplice se poursuit jusqu’à l’arrivée d’un nouveau venu, qui porte une tunique d’un riche couleur bleue par-dessus son armure de cuir :
— Ne le touchez pas ! Si vous l’abîmez, le seigneur Euresme vous le fera payer !
Aussitôt, les soldats cessent de le tourmenter et reculent, penauds. L’homme en bleu s’approche pour déverrouiller la porte :
— Sors de là, lance-t-il d’une voix dure, le seigneur t’attend.
Avec effort, le jeune ange s’extirpe de sa prison ; il se retrouve debout au milieu de tous ces humains immenses et dangereux, qui le contemplent comme une bête curieuse.
— Tu n’as pas intérêt à t’envoler, ou tu sais ce qui arrivera !
…Solia. Bien sûr qu’il le sait. Il doit gagner du temps.
— Qu’est-ce que vous voulez de moi ?
— Tu le verras bien assez tôt. Viens.
L’homme à la tunique bleue l’escorte jusqu’au donjon et lui désigne les marches :
— Monte. Tu trouveras le seigneur dans sa salle d’apparat.
Le jeune ange porte les yeux sur la bouche noire de l’édifice ; il pénètre rarement dans des endroits clos. Son univers s’étend jusqu’à la fuite de l’horizon. L’idée de se retrouver enfermé de toutes parts le terrifie… mais la menace sur Solia pèse toujours et il ne peut pas reculer.
Dès qu’il entre dans cette caverne assemblée par des mains humaines, il éprouve une terrible oppression, comme si tous les blocs de pierre reposaient sur ses épaules. La faible lumière qui filtre par les fenêtres étroites ne suffit pas à le rassurer. Les gardes portent sur lui un regard moqueur et méprisant. Certains ne se contentent pas de ces quolibets silencieux :
— Pour un emplumé, c’est une demi-portion ! Est-ce que ça ne serait pas un corvo déniché des remparts ? Au moins, celui-ci ne pourra pas se permettre de faire le malin !
Le jeune ange courbe la tête ; ce n’est pas son existence qui se trouve en jeu.
— Si tu ne sais pas où aller, c’est par là… grogne l’un des gardes en montrant les escaliers. Et je ne te conseille pas de voler ! Le seigneur n’aimerait pas du tout ça, il pourrait se venger sur ta chaîne… Tu vas ramper, comme nous autres !
Une chaîne ? Qu’a-t-il voulu dire ? Ses chevilles et ses poignets sont restés libres de toute entrave. Un instant, il songe à poser la question, mais il devine que cela ne lui attirerait que de nouvelles railleries… Alors, il monte en silence vers la salle où l’attend le seigneur de la forteresse. Peut-être que ce puissant humain saura se montrer plus charitable…
Quand, enfin, il parvient dans la salle d’apparat, le lieu lui donne le frisson… sans doute parce que la volonté glacée de son maître l’habite jusqu’à ses moindres recoins. Le seigneur le toise depuis un trône de pierre figurant un dragon assis. Jamais Luciel n’a vu un sourire aussi mauvais. L’un de ses gardes s’avance pour pousser le jeune ange dans le dos.
— Prosterne-toi devant le seigneur Euresme, l’emplumé !
Se prosterner ? Luciel connaît vaguement ce mot ; les gens du village le font face aux autels où ils adorent les esprits des montagnes. L’ange n’a jamais croisé l’un de ces esprits, mais les coutumes des hommes ne font de mal à personne, et les offrandes qu’ils y déposent deviennent une source de nourriture bienvenue pendant la saison froide. Personne dans les villages ne semble s’offusquer que des animaux ou des anges s’en emparent.
Luciel tente de se souvenir du bon mouvement. Il s’agenouille lentement puis, après un moment d’hésitation, se penche vers l’avant. Ses ailes s’écartent d'elles-mêmes.
— Replie tes ailes ! hurle le garde. Tu te crois où ?
Surpris, Luciel les rabat contre son dos, sans comprendre ce que sa posture peut avoir d’offensant. En lançant un regard furtif vers le seigneur, il le voit étendre la main.
— Allons, allons… Notre jeune ami ici présent ne connaît pas nos usages, mais il aura tout le temps d’apprendre...
Luciel devine que les propos d’Euresme, malgré son ton onctueux, ne sont pas aussi indulgents qu’il pourrait le croire… pire encore, ils semblent contenir une menace larvée.
— Relève-toi. Tu connais la raison de ta présence ici, n’est-ce pas
Le jeune ange se redresse, mais il se refuse à formuler la réponse, comme si l’admettre pourrait rendre la situation irrévocable.
— Peu importe… je vais l’expliquer, pour la première et la dernière fois. La forteresse de Cimes a besoin de messagers sûrs et rapides. Quand nos éclaireurs ont trouvé des plumes dorées sur les contreforts de Mi-Haut, je m’attendais à autre chose qu’une demi-portion… Enfin, on dit que les jeunes anges sont plus agiles… et aussi plus sentimentaux.
Une fois debout, Luciel plonge son regard dans celui du seigneur. De nouveau, le soldat l’invective :
— Tu vas apprendre le respect, l’emplumé ?
Le respect ? Pourquoi devrait-il montrer du respect envers celui qui les a enlevés, Solia et lui, au prix de tant de frayeur et de sang versé ? Comme s’il allait se rebeller, alors qu’il sait très bien que cela peut coûter la vie de Solia !
— Comme je l’ai dit, notre nouveau messager doit acquérir quelques manières. Ce n’est qu’un ange des montagnes, inculte et à demi sauvage. Il apprendra au fil du temps.
Une fois encore, la voix d’Euresme vibre de malveillance. Luciel s’étonne de tant de haine larvée. Tant qu’il ne sait pas où se trouve Solia, il doit garder profil bas.
— Que dois-je faire ?
Un coup dans les reins manque de le faire tomber à terre.
— Tu dois dire « messire » !
Luciel serre les dents et se redresse, les yeux baissés.
— Que dois-je faire, messire ? prononce-t-il d’un ton forcé.
— Tu vois, déclare Euresme, en se tournant vers le garde, il apprend vite… Puisque tu sembles plus malin que tu en as l’air, reprend-il à l’attention du jeune ange, je vais t’expliquer ce que j’attends de toi...
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