Ces tendres images s’effacent de l’esprit de Luciel, comme un écho de plus en plus lointain ou un paysage recouvert peu à peu par la brume. À présent, il flotte sur l’immensité cotonneuse des nuages, si douce et moelleuse qu’il ne peut s’agir que d’un rêve. Une intense lueur blanche s’immisce à travers ses paupières closes. Où peut-il bien se trouver ? Est-il retourné dans le royaume perdu des anges, dont il ne garde aucun souvenir ? Ou plane-t-il encore au gré des courants aériens ?
Progressivement, les sensations du monde réel réapparaissent. Luciel est couché sur le flanc, sur une surface confortable, mais qui n’a rien d’éthéré. Ses paupières lui semblent si lourdes que le soulever d’une fraction lui demande un effort considérable. La lumière agresse ses yeux et l’oblige à les refermer. Au bout d’un moment, il répète l’expérience ; sa vision se précise.
Devant lui se dresse un mur, élevé dans une pierre blanche et d’aspect mousseux, comme si elle avait été arrachée à la substance même des nuages. Une tenture y est suspendue, ornée de broderies colorées qui présentent une alternance de motifs géométriques et de scènes stylisées. Luciel croit reconnaître des humains qui chevauchent d’étranges montures, qui ne s’apparentent à rien de ce qu’il connaît. Elles possèdent un museau allongé, un corps sinueux et de grandes ailes membraneuses.
Cette image intrigue Luciel, mais il a la tête trop lourde pour réfléchir. L’épuisement l’entraîne de nouveau dans l’inconscience.
Quand la longue file de cavaliers pénètre dans la vallée, Luciel s’éveille tout juste sur sa corniche, en surplomb de Mi-Haut. Il observe avec étonnement les grands cornus caparaçonnés et les hommes en armes qui les chevauchent. Qu’est-ce qui les amène dans un lieu si paisible ?
Les premiers villageois qui se dirigent vers eux pour les accueillir tombent fauchés par de redoutables lames d’acier. Horrifié, le jeune ange s’élance dans le vide, mais que peut-il faire contre une telle menace ? Ses semblables savent calmer la fureur des animaux sauvages, mais ils ne peuvent rien contre la rage meurtrière des humains. Luciel n’en a jamais été témoin jusque-là, mais il a entendu ses frères et soeurs en parler avec terreur. Son cœur se brise pour les malheureux villageois qui ont trouvé la mort, mais son devoir, en cet instant, est de sauver Solia. Il bat des ailes, aussi vite qu’il le peut, pour atteindre la maisonnette où vivent les parents de l’enfant, mais il la découvre désertée. La famille a-t-elle tenté de fuir le danger en se dirigeant vers les hauteurs ?
Son instinct le guide vers le chemin de montagne où femmes et enfants se sont élancés, tandis que les hommes s’efforcent en vain de retenir les troupes. Même s’il lui est difficile d’ignorer le chaos sanglant qui se déchaîne en contrebas, il doit rejoindre sa protégée, coûte que coûte. Enfin, il la voit, dans les bras de sa mère qui gravit en trébuchant la route qui mène vers la forêt. Une vaste boucle le ramène vers les misérables fugitifs, qui n’ont rien pu emporter d'autre que les vies les plus précieuses. Ils peinent à gravir la côte, cruelle aux jambes affaiblies des vieillards, au pas incertains des plus jeunes, au fardeau des femmes qui portent les enfants trop petits pour avancer à leur côté. La mère de Solia est de celles-ci. Quand elle entend un froissement d’aile, son visage s’éclaire un instant d’une lueur d’espoir. À bout de bras, elle tend l’enfant à son protecteur :
« Je t’en supplie, emporte-la, fuyez aussi loin que possible ! »
Luciel n’a pas besoin de ses supplications pour voler vers elles, les mains tendues vers l’enfant. Il va enfin l’atteindre quand le galop des cornus retentit de part et d’autre de la colonne des fuyards : une partie des envahisseurs a progressé à couvert de la forêt pour la prendre à revers. Un sifflement étrange retentit dans l’air. Avant que l’ange puisse l'esquiver, un filet s’abat sur lui, emprisonnant ses ailes. Tous ses efforts pour y échapper ne font que l’empêtrer davantage dans des fils aussi fins que la soie et aussi solides que l’acier. Bientôt, il se retrouve cloué au sol, sans pouvoir bouger, tandis que Solia pleure de terreur. Il a tout juste le temps de l’apercevoir, sur l’épaule d’un des soldats, avant d’être jeté dans une cage traînée sur un chariot. À présent qu’ils ont récupéré ce qu’ils voulaient, les hommes de la forteresse ne préoccupent plus du reste des habitants et les laissent fuir de toute part. Seule la mère de Solia demeure à genoux dans la poussière, le visage couvert de larmes, hurlant encore et toujours le nom de sa fille.
Luciel se débat et parvient à se libérer du filet. Il secoue les barreaux de sa prison, en vain. Ses ailes se cognent douloureusement aux montants de fer ; ses plumes d’or jonchent le sol. La seule chose qui l’empêche de sombrer dans le désespoir est de savoir l’enfant vivante. Il aperçoit son regard terrorisé, tandis qu’un des soldats l’attache comme un ballot en travers de sa selle.
Il ignore alors que leurs souffrances ne font que débuter.
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