Le village se niche au cœur d’une vallée d’altitude, une tranchée verte entre les pentes escarpées de deux versants rocheux. En son centre, coule une rivière qu’enjambent trois ponts de bois. Chaque printemps ou presque, les eaux gonflées par le dégel emportent l’un d’entre eux, parfois les trois. Les maisonnettes s’accrochent au flanc des montagnes pour éviter de connaître le même sort. Une bande de forêts et de pâturages les séparent des pics aux neiges éternelles, qui les dominent comme d’austères gardiens.
Perché sur une corniche en surplomb de la vallée, le jeune ange observe avec une attention sereine les activités des humains : des femmes font leur lessive au lavoir du village ; quelques enfants mènent un troupeau vers sa pâture ; des bûcherons transportent des troncs épais dans une charrette tirée par deux cornus. Même si Luciel les contemple avec bienveillance, son intérêt se concentre sur une femme qui balaye la cour de terre battue devant sa maison, ou plutôt, sur la toute petite fille agrippée à ses jupes. Âgée de deux ans environ, elle babille dans un langage qui lui est propre ; sa mère se contente de sourire en poursuivant sa tâche.
Luciel déploie ses ailes et bondit dans le vide ; un long vol plané le conduit vers les deux humaines. L'enfant tend vers lui un doigt potelé :
— Anze ! s’écrie-t-elle, le regard brillant.
La femme cale son balai contre la barrière de la cour et lève yeux vers le ciel, la main en visière pour les garantir de sa clarté intense.
— Pas n’importe quel ange, Solia.
Non, pas n’importe quel ange. Le sien. Son protecteur. Elle est la seule dans le village à en posséder un. Nul ne sait comment se crée le lien mystérieux qui unit un humain et un ange. Pour certain, il survient dès leur naissance ; leur gardien ressemble à un adolescent de treize ou quatorze ans, à la beauté délicate et muni d’ailes vives et agiles. D’autres n’en reçoivent un qu’à leur entrée dans l’âge adulte. C’est alors un être majestueux à l’envergure impressionnante.
Les jeunes anges sont liés à leurs protégés jusqu’à la fin de leur treizième année. Aussi, Luciel fera de son mieux pour remplir sa mission durant les dix années qui lui restent. Il espère que le jour de son départ, un de ses semblables viendra prendre sa relève.
Ces temps-ci, les anges se font de plus en plus rares. Des bruits effrayants courent à ce sujet : on raconte que des seigneurs des forteresses d’altitude enlèvent les villageois dotés d’un protecteur. Ils se servent du lien qui les unit pour asservir leur gardien ailé. Les habitants de certaines vallées chassent les anges dès qu’ils les aperçoivent, de peur de voir une armée déferler sur eux. Luciel tente de se persuader qu’il s’agit d’une rumeur et qu’il existe une explication plus simple à cette disparition progressive.
Dans la vallée de Mi-Haut, il demeure le bienvenu, mais il s’y montre peu ; les humains et les anges n’appartiennent pas au même monde. Malgré tout, il souhaite mieux connaître cette enfant à laquelle le destin l’a liée. Il a beau rester aussi discret que possible, Solia parvient toujours à l’apercevoir quand il se trouve dans son champ de vision. Elle agite sa petite main pour lui faire signe et lui offre de grands sourires, qu’il peut discerner depuis les hauteurs de la montagne – la vue des siens n’a rien à envier à celle des aigles.
— Anze à moi, prononce-t-elle d’un ton solennel.
Luciel hésite ; il plane au-dessus de la maison, en se demandant s’il doit atterrir. La mère incline la tête ; elle lâche la main de l’enfant et s'éloigne un peu. Encouragé, le jeune ange descend en douceur, pour ne pas effrayer sa protégée. Il se pose devant elle, un genou au sol. Solia éclate de rire et approche sur ses jambes encore vacillantes. Elle caresse les boucles dorées de Luciel, puis elle s’enhardit à toucher l’une de ses ailes, pour reculer aussitôt, comme si elle avait peur d’être grondée.
Amusé, le jeune ange se tourne légèrement, pour qu’elle puisse les atteindre plus facilement. La petite fille trottine vers lui et enfouit son visage dans la douce chaleur des plumes dorées. À son tour, l’ange lisse ses cheveux sombres.
— Je m’appelle Luciel, déclare-t-il. Et toi, tu es Solia, c’est cela ?
— So’ia, répète-t-elle avec gravité. Luchel… ajoute-t-elle en tendant le doigt vers lui.
— Oui, c’est très bien !
Elle est encore trop jeune pour prononcer son nom correctement, mais cette voix de bébé attendrit son cœur. Solia éclata d’un rire aussi frais que les murmures de la rivière en cette journée de printemps.
— Il faut que je reparte, Solia, annonce-t-il en se levant.
— Non ! Pas pa’ti !
Elle s’agrippe à sa tunique pour le retenir. La mère s’approche alors et prend son enfant dans ses bras :
— Il reviendra, je te le promets… Même si tu ne le vois pas, il sera toujours là.
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