La nuit descend sur Cimes. Une brume diffuse enveloppe les bâtiments, émoussant un peu leur forme anguleuse. Une douce pénombre bleutée s’étend sur la forteresse, sous un ciel qui conserve un reste de clarté. En quelques coups d’aile, Luciel traverse le gouffre qui sépare le promontoire du pic de l’Angèlerie, pour se poser sur l’un des pontons qui émergent de la tour. Ses pieds nus posés fermement sur le bois blanchi par les intempéries, il lève les yeux vers le firmament. Les premières étoiles commencent à scintiller au-dessus de sa tête. Le jeune ange formule deux vœux, mainte fois répétés : le premier est de pouvoir voler en toute liberté dans l’espace infini. Le second, de voir Solia libérée de la menace constante qui pèse sur elle.
Au-delà des monts déchiquetés qui lui servent d’horizon, le monde se teinte de violet et d’orangé. Luciel laisse échapper un soupir. Il étend et replie ses ailes avant de rentrer dans sa petite chambre. Un repas frugal l’y attend : de l’eau, des fruits, du pain blanc, du miel des villages de Mi-Haut… des aliments adaptés à sa nature. Le seigneur Euresme prétend que l’entretien des anges coûte cher, mais il en doute fortement.
Luciel prélève une pomme et quelques tranches de pain pour les cacher dans les replis de sa tunique, puis gagne l’escalier en colimaçon au cœur de la tour. Tout en gardant ses ailes serrées contre son dos pour ne pas les heurter aux parois de pierre, il descend vers les étages inférieurs, là où sont enfermées les chaînes. Malgré ses efforts, quelques plumes se froissent contre les reliefs saillants des murs.
Les cellules destinées aux chaînes ont été creusées au cœur même du socle rocheux, le long d’un couloir circulaire. Des rangées de grilles se succèdent sans interruption, mais seulement la moitié des prisons contient des occupants. En le voyant passer, une femme adulte avec de longues tresses grises saisit les barreaux et les secoue tout en l’invectivant :
« Espèce de sale emplumé ! Raclure volante ! C’est à cause de toi et de tes semblables que nous sommes là, et tu n’en as rien à faire, hein ? Tu es libre, toi, pendant que nous croupissons ici ! »
Bientôt, d’autres voix se joignent en un concert d’insultes, de reproches, de plaintes.
Luciel baisse la tête pour ne pas les voir, même s’il ne peut empêcher leurs paroles de l’atteindre. Il ne se sent pas le courage de leur expliquer qu’ils se trompent, qu’il est tout autant prisonnier qu’eux et que les seuls coupables résident en haut du donjon et dans la cabane de l’angelier. Cela ne servirait à rien. D’ailleurs, bien rares sont les anges qui se préoccupent de leurs protégés ; il leur suffit de savoir qu’ils n’encourent aucun dommage physique. Ils n’éprouvent pas le besoin de leur rendre visite, encore moins de leur offrir leur compagnie. Sans doute parce que, de leur côté, ils rejettent sur les chaînes la responsabilité de leur soumission.
Enfin, par-dessus la cohue, il entend une voix.
— Luciel !
— Solia !
Il se hâte vers la cellule de la jeune fille et referme les mains autour des barreaux qui la séparent de lui. Seuls d’étroits soupiraux éclairent sa prison ; dans la semi-pénombre, il la distingue à peine, mais il perçoit l’éclat de ses yeux. À chaque fois qu’ils se posent sur lui, ils semblent briller de leur propre lueur.
Le jeune ange regarde autour de lui, pour vérifier que les autres chaînes ont cessé de lui prêter attention. Une fois rassuré, il tire de sa tunique la nourriture qu’il a dissimulée. En raison de leur nature presque éthérée, les siens n’ont pas besoin de grand-chose pour s'alimenter, à la différence des humains. Les chaînes reçoivent tout juste de quoi survivre, afin que leurs protecteurs gardent à l’esprit la fragilité de leur existence. La fillette lui adresse un sourire débordant de reconnaissance. Elle saisit cette maigre offrante et se hâte d’aller la cacher dans les replis de sa couverture.
Une fois revenue près de la grille, Solia tend ses doigts pâles à travers les barreaux ; Luciel y entremêle les siens. Il appuie son front contre le métal froid et rugueux :
— Je suis désolé, murmure-t-il. Vraiment désolé. Tu as dû avoir tellement peur… Je ferai de mon mieux pour que ça n’arrive plus…
Solia le regarde avec douceur :
— Ne me fais pas cette promesse. Tu ne peux rien y faire. De toute façon, ajoute-t-elle d’une voix si ténue qu’il l’entend à peine, d’ici un an, je ne serai plus ta chaîne. Tu recevras un autre protégé et tu seras enfin libre. Moi, je ne serai plus utile pour la forteresse. Et alors…
Ses paroles résonnent d’une infinie tristesse, mêlée à une résignation insupportable aux oreilles de Luciel.
— Non, je refuse que tu parles ainsi, rétorque-t-il d’un ton farouche. Même si tu n’es plus ma chaîne, tu seras toujours mon amie ! Ma seule amie ! Je trouverai un moyen de te sauver !
Il serre un peu plus fort les doigts fins de Solia. Sa voix devient solennelle :
– Je t’en fais le serment.
Un doux sourire illumine le visage de la fille ; à son tour, elle appuie son front sur la grille, juste contre le sien. Luciel ignore si elle croit à sa promesse, mais il fera tout son possible pour la tenir.
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