Au 18 rue Prévert, Jacques, 70 ans, comme chaque matin depuis 10 ans, se lève, enfile ses pantoufles molletonnées et caresse son chat, qui slalome entre ses jambes et arque le dos en miaulant de plaisir. Il ouvre les volets, le temps est maussade. Le mois de novembre est de loin celui que Jacques préfère. Les matinées brumeuses, la rosée à peine givrée qui brille sur la végétation, les oiseaux qui se lovent les uns contre les autres et restent encore un peu dans la chaleur réconfortante du nid. Jacques passe dans la salle de bain faire sa toilette, se brosse la moustache et les quelques cheveux qui lui restent, puis enfile sa tenue quotidienne. Un pantalon en velours côtelé brun, un marcel et un pull jacquard offert par la voisine, Lucienne, qui fait partie du club de tricot.
Jacques descend à la cuisine, nourrit Minou qui l’attendait sagement, et après une dernière caresse, enfile ses chaussures et son imper, sans oublier son éternel béret tartan et sa canne en bois. Il ouvre la porte, une bourrasque de vent s’engouffre malicieusement dans le foyer, il fait un froid de canard. Jacques saisit au vol son écharpe de laine et la noue autour de son cou avant d’entamer sa marche matinale.
Comme chaque matin, les ruelles de la vieille ville sont désertes, fréquentées seulement par les chats errants et les livreurs qui viennent déposer leurs marchandises dans les quelques commerces qui ont survécu au temps. Jacques regarde sa montre, il est 7h59. Les premiers trains vont commencer à arriver. Bien que ses jambes soient encore un peu ensommeillées et son corps plus tout à fait de la première jeunesse, il hâte le pas.
Jacques lève son béret en guise de bonjour aux livreurs qu’il croise, puis finit par arriver au Café des Tulipes. Comme chaque jour depuis 50 ans, Auguste l’attend sur le pas-de-la-porte. “ Pas chaud c’matin, hein!” dit-il pour saluer Jacques, en tirant sur sa cigarette. Jacques lève son béret, “Ah, ça!”, puis entre dans le café. Il accroche son imper et son écharpe au porte-manteaux, puis comme à son habitude depuis 10 ans maintenant, il part s’installer sur la banquette élimée, au fond du café. Le meilleur endroit pour avoir une vue imprenable sur la gare et le flot de gens qui passent. Certains sont pressés, d’autres ont les bras chargés, certains flânent amoureusement avant de se séparer sur le quai. Jacques a toujours aimé observer les halls de gare s'agiter et prendre vie au fil des heures, entendre les annonces de départ des trains.
“Comme d’habitude Chef?” le questionne Auguste.
Jacques opine du chef, l’air vague et distrait en regardant les gouttes de pluie s'abattre sur la fenêtre.
Le Café des Tulipes est un café familial, ouvert depuis 1830 et repris de père en fils. Au fil des générations, le café n’a pas perdu son âme ni son charme d’antan. Les petites tables vertes en formica, les banquettes en cuir vert sapin, le lambri, les murs décorés par quelques anciennes photos de familles encadrées et des bibelots disposés par-ci par-là. Mais ce que Jacques préfère ici c’est l’odeur si réconfortante du bon café d’autrefois et les effluves boisées du feu qui crépite dans la cheminée, au fond de la salle. Le Café des Tulipes est figé dans le temps, digne d’une peinture du siècle dernier. “Alors, quoi de neuf dans le quartier?” s’exclame Auguste en apportant le café bien corsé et le journal du jour à Jacques. “Oh, pas grand chose, la routine!” répond Jacques d’un ton monotone, déjà perdu dans ses pensées.
Auguste s'attable en face de Jacques, une deuxième tasse de café à la main, et lui raconte les derniers ragots qu’il a entendu la veille, même s’il sait parfaitement que Jacques ne l’écoute que d’une oreille peu attentive et qu’il est déjà absorbé par ce qu’il observe par la fenêtre. La gare. Cette si belle gare. Avec sa grosse horloge sur la devanture, ses colonnes beiges sculptées si majestueuses et ses poutres en ferrailles. La pluie s’intensifie et frappe sur les carreaux. “Enfin bon, voilà les nouvelles du quartier Saint-Germain! Serge ne devrait plus tarder à arriver pour me livrer le restant de la presse. Bon aller, je te laisse, je vais aller refaire du café pour les autres clients”. dit-il en se levant de sa chaise et en tapotant amicalement l’épaule de Jacques, qui hoche la tête, un gentil sourire au coin des lèvres. Jacques aime beaucoup Auguste, il est gentil et il sait faire la conversation tout seul, sans attendre d’échange en retour, ce qui convient parfaitement à Jacques. Il a juste besoin d’un peu de compagnie, dans sa mélancolie quotidienne.
Il boit une gorgée de café, et ouvre le journal. Il balaye du regard les gros titres, s’arrête sur deux-trois articles qui piquent sa curiosité, puis son regard se lève, de nouveau captivé par la fenêtre, ou plus précisément la gare. Les aiguilles de l’immense horloge tournent, les gens entrent et sortent de la gare, dans un ballet incessant mais harmonieux. Les parapluies s’affolent, se plient, se déplient, les flaques sont piétinées et les ourlets de pantalons trempés. Les pensées de Jacques le bercent, un sourire s’esquisse sur son visage. Il sait qu’elle reviendra. Il en est certain. Ses yeux s'embrument. Il repense à ce matin là, où Louisette et lui sont partis bras dessus-bras dessous pour faire leur balade quotidienne et chercher les commissions.
*
Ça faisait quelque temps que Louisette cafouillait et s'emmêlait les pinceaux. Tantôt elle oubliait la date, l’année, le prénom de son mari ou encore celui du chat, parfois même c’était une casserole sur le feu ou de verrouiller la porte en partant. Un matin, alors qu’elle descendait pour aller préparer son petit-déjeuner, elle s'étonna, innocemment, “Mais, à qui est ce chat dans la cuisine?”. Jacques n’y prêtait pas attention. Louisette aimait faire des blagues, elle était taquine. Et puis, après tout, ça arrive à tout le monde d’oublier quel jour nous sommes ou bien le nom du voisin. Les jours passaient, Louisette et Jacques vivaient leur train-train quotidien, s’aimaient un peu plus chaque jour et appréciaient les bonheurs simples que la vie leur offrait. 50 ans qu’ils s’endormaient et se réveillaient dans les bras l’un de l’autre. Rien ne pouvait entacher leur bonheur, même si Louisette perdait chaque jour un peu plus ses repères.
Jacques regardait les gouttes de pluie faire la course sur la vitre, tout en se réchauffant les mains avec sa tasse de café. Ce matin-là, ils étaient partis de bonne heure. Comme à leur habitude, elle l’avait laissé au Café des Tulipes pour son café quotidien pendant qu’elle allait chercher le pain à la boulangerie, au coin de la rue. Ensuite, elle reviendrait le chercher pour qu’ils aillent au marché ensemble, à deux rues de là, choisir les fruits et les légumes. Jacques adorait déambuler dans les allées, sa Louisette au bras, et faire un brin de causette au maraîcher et au fromager. Cependant, ce matin-là, le temps s’éternise au Café des Tulipes, Jacques prend un, puis deux cafés. Louisette ne réapparaît pas à l’angle de la rue. Il a d’abord pensé qu’elle avait rencontré une vieille amie sur le trajet et qu’elles étaient allées boire le thé. Louisette faisait cela de temps en temps, même si elle savait que ça agaçait Jacques, qui s'inquiétait toujours. Jacques regardait l’heure défiler sur la grosse horloge de la gare, les heures passaient, Louisette ne revenait toujours pas. Ses copains du café lui faisaient des grandes tapes sur le dos, “T’inquiète don’ pas! Elle va revenir ta bonne femme, prends donc un café, c’est moi qui offre!”
Après un énième café, Jacques alla faire le tour du quartier et questionna les commerçants , les voisins, mais personne n’avait vu Louisette.
**
En sortant de la boulangerie, un rayon de soleil aveugla Louisette et la déboussola. Elle entendit soudainement un cri, qu’elle reconnaîtrait entre mille: une mouette, qui tournoyait tout juste au-dessus d’elle. Louisette regarde la mouette s’agiter, tout en se demandant ce qu’elle pouvait bien faire là. La côte la plus proche était à plusieurs centaines de kilomètres, jamais les mouettes ne viennent jusqu’ici. Hypnotique, la mouette n’arrêtait pas de chanter et de tournoyer au-dessus de Louisette, qui se mit alors à rire, d’un rire franc et enfantin. Elle ferma les yeux. Elle adorait les mouettes, petite, elle les nourrissait chaque dimanche avec ses parents lors de leur promenade le long de la mer. Louisette rouvrit les yeux, et soudainement, elle ne savait plus ce qu’elle était venue faire ni où elle était. Elle regarda autour d’elle, elle ne reconnaissait rien. Pourquoi est-elle ici, si loin de chez elle? Sa baguette sous le bras, au milieu de la rue, Louisette replongea en enfance, sur les plages de la côte Normande, à courir après les mouettes, bâtir des châteaux de sable et sauter dans les vagues en se tenant aux mains de ses parents, qui souriaient. En ouvrant à nouveau les yeux, elle eut alors la sensation d’être à mille lieues de chez elle. Tout lui était étranger. Elle sentit la mer l’appeler, les vagues résonner dans ses oreilles, la sensation des galets sous ses petits pieds nus, la brise marine qui joue avec ses cheveux et lui laisse un goût de sel sur les lèvres. D’instinct, sa baguette sous le bras, elle se dirigea vers la gare, qui était à deux pas de la boulangerie, et demanda au guichetier où était la mer. Il rigola et lui tendit un ticket de train, direction la côte la plus proche: la Normandie. Départ dans 10 minutes. Elle trottina vers le quai comme une enfant, et entra dans le wagon, voie 6. Son billet indiquait place 16, elle balaya malicieusement du regard les rangées de sièges, puis s’installa. La banquette rouge était moelleuse, comme un nuage, Louisette s’y sentait bien. Derrière elle, deux gamins se chamaillaient pour savoir qui allait avoir la pelle ou le râteau en premier et qui courrait le plus vite jusqu’à la mer. La dispute finit en éclats de rire et les deux garçons se mirent à jouer à pierre-feuille-ciseaux. Le train se mit en marche, puis le paysage commença à défiler de plus en plus vite par la fenêtre. Louisette se sentait merveilleusement bien ici, un sentiment de paix l’envahit et son cœur pétillait d’impatience. Elle rentrait à la maison, chez papa et maman, et ils iraient manger une glace au bord de la mer et nourrir les mouettes, comme tous les dimanches.
***
Cela faisait maintenant 5 ans que Louisette avait disparue, évaporée, sans laisser de trace. Jacques avait fait des pieds et des mains pour la retrouver, avec l’aide du voisinage et de la police. Mais malheureusement, aucune piste n’avait pu mener à Louisette. Alors chaque jour, il se levait, enfilait ses pantoufles, faisait sa toilette, brossait sa moustache, et descendait nourrir Minou avant de partir en direction du Café des Tulipes. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, chaque matin, on pouvait voir Jacques assis sur la banquette du fond, un café et le journal devant lui, le regard rivé vers la gare, à détailler chaque passager qui entre ou qui en sort, espérant voir sa Louisette arriver, dans sa petite robe d’été à fleurs et son chapeau de paille vissé sur la tête. Il sait qu’elle rentrera, qu’elle se souviendra du chemin qui mène au 18 rue Prévert. Un jour, il se lèvera, Minou minaudera à ses jambes, il fera sa toilette, enfilera son béret, attrapera sa canne au vol et d’un pas décidé, descendra la rue des Tuileries pour atteindre le café. Et elle sera là, tout juste sortie de la gare, dans sa robe d’été fleurie, sa valise en cuir élimé à ses pieds. Et alors il courra vers elle, l’embrassera, la serrera dans ses bras comme la toute première fois, et ils repartiront tendrement, main dans la main, vers le 18 rue Prévert, leur chez-eux depuis bientôt 50 ans. Rien n’aura changé.
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