Samedi 10 octobre 2020, 7h15
Un vent frais dérangea Miranda et la tira du sommeil réparateur dans lequel elle était plongée. Elle ouvrit doucement les yeux sur une charpente en bois gigantesque. Les poutres de bois s'enchevêtraient les unes sur les autres et ne s'arrêtaient pas de monter. Où était le plafond ? Dans un grognement, la jeune femme se redressa, une main sur la tête pour étouffer la migraine, et tenta de réunir ses pensées dans un schéma plus cohérent. Elle se souvenait de la gare de Douai, des salades géantes... Et ensuite, plus rien. Alors comment était-elle arrivée ici ?
Son regard balaya la pièce. Louise ne s'y trouvait pas. Elle devait pourtant être là ! S'il y avait bien une consigne qu'elles avaient toujours respecté, c'était de veiller l'une sur l'autre. Plus inquiétant encore, la fine couverture bleue qui la recouvrait ne lui appartenait pas. Elle tenait un inventaire de leurs ressources et ça n'en faisait pas partie. Il y avait quelqu'un d'autre ici. Hostile ? Pourquoi les avoir accueillies ? Et s'il voulait leurs ressources ? Et s'il s'agissait d'un violeur ? Elle se rappelait clairement avoir entendu des rumeurs sur des hommes qui enlevaient des survivantes pour les rassembler dans des harems. Mais Louise avait quatre-vingt ans, pourquoi l'intéressait-elle ?
Un vent de panique la gagna. Elle bondit sur ses jambes et longea les murs comme un fauve en cage pour étudier son environnement. Elle devait se concentrer sur les faits. Que voyait-elle là tout de suite ? Quatre murs de briques épais et un immense carillon qui couvrait une partie de son champ de vision. Les cordes de l'instrument étaient reliées à de grandes cloches camouflées sous les énormes poutres qui couvraient le plafond, telle une chorale d'antiquités. Un coup d'œil via les abat-sons lui indiqua qu'elle se trouvait en hauteur. Le beffroi ! Elles avaient rebroussé chemin pour s'enfermer dans un bâtiment clos ? Mais pourquoi faire ? C'était une terrible idée ! Pour le peu qu'un légume bloque l'entrée, elles étaient prises au piège.
Elle calma sa respiration et chercha autour d'elle pour une sortie. Louise devait bien être quelque part. Et si la personne qui l'avait enlevée l'avait tuée ? Après tout, elle était une proie facile pour n'importe quel dégénéré dehors. De grands escaliers de pierre s'enfonçaient dans l'obscurité. Elle regarda autour d'elle : son sac à dos ne se trouvait pas là. Elle devrait y aller sans arme. Tant pis. Elle prit son courage à deux mains et s'engagea dans la descente. Les marches hautes ne lui parurent jamais diminuer. Le beffroi était bien plus haut qu'elle ne l'avait imaginé. Le seul qu'elle avait visité était celui d'Arras, lors d'une visite scolaire à l'école primaire. La maîtresse avait fait un malaise en montant et les enfants n'avaient jamais pu voir le sommet. À la place, ils avaient visité les Boves : des carrières de craie où les soldats se cachaient pendant les guerres mondiales. Elles n'avaient pas sauvé la population pour autant plus de cent ans après. Après la Marée Rouge, elles devaient même être totalement impraticables et remplies de légumes aux proportions monstrueuses, comme partout ailleurs. Il n'était pas bon d'aller sous terre pendant un tsunami. Seuls ceux qui avaient été assez intelligents pour gagner les hauteurs de la France avaient survécu de toute manière.
L'escalier déboucha sur un semi-étage. Il donnait sur l'horlogerie du beffroi. Curieuse, la jeune femme étudia un instant l'ingénierie et les mécaniques complexe. Le cadran affichait onze heures quarante-cinq, heure à laquelle la Marée Rouge était passée ici. L'eau avait sans doute abîmé les circuits de l'immense horloge comme elle l'avait fait avec tous les appareils fonctionnant à l'électricité avant elle. Ce témoignage lui glaça le sang. Tout était comme cet horloge désormais : déréglé et éteint. Elle détourna les yeux et reprit la descente vers l'étage inférieur. Il fallait qu'elle retrouve Louise.
En bas des escaliers, une porte était entrouverte. Malgré les murs épais du beffroi, Miranda distingua des éclats de voix étouffés juste derrière. Elle descendit les quelques dernières marches avec prudence pour ne pas être trahie par la réverbération de ses pas dans la haute tour de l'horloge. La jeune femme se cacha légèrement derrière un gros pilier et évalua la situation. Très vite, elle identifia deux voix : celle féminine et un peu chevrotante appartenait à n'en point douter à Louise, l'autre était plus profonde et masculine. Sa théorie se confirmait : un homme les avait bien amenées dans cet endroit. Il restait à identifier ses motivations désormais. Elle tendit l'oreille pour essayer de capter ce qui se racontait.
— Je n'avais pas mangé de compote de pommes depuis des mois, s'enthousiasmait Louise. J'avais oublié quel goût elle pouvait avoir. Et vous dîtes que vous l'avez faite vous-même ?
— Exactement ! Ce sont mes derniers bocaux, faits avec les fruits de la maison juste avant la Marée Rouge. Mes parents avaient un grand verger derrière chez eux. Ce n'était pas le leur, mais en automne, on allait souvent voler dans les arbres les plus proches pour faire de la compote. Ma mère en faisait souvent pour cinquante personnes, impossible de l'arrêter !
— Elle avait l'air d'être une chouette personne.
— Vous n'avez pas idée.
Miranda recula. Il n'avait pas l'air très hostile, mais cela pouvait aussi être un piège. Se pouvait-il qu'il soit en train de la droguer ? Qu'y avait-il dans cette compote ? Et s'il lui faisait baisser sa garde pour mieux... Pour mieux quoi, exactement ? Elle prit une grande inspiration et calma ses pensées paranoïaques. Elle devait rester concentrée. Elle allait rentrer, remercier l'inconnu de les avoir aidées, puis les deux femmes reprendraient la route comme si rien ne s'était passé et tout irait bien ensuite. Avec détermination, elle poussa la porte. Louise était confortablement installée dans une chaise à bascule de type victorien, un bol de compote dans les mains. Un homme était à côté d'elle. Ils se jaugèrent tous les deux du regard avec méfiance. Il était assez grand, la trentaine bien entamée. Ses cheveux bruns mi-longs se rabattaient sur l'arrière de sa tête, dévoilant un front large et deux yeux de la même couleur. Il lui sourit timidement, même si son épaisse barbe permettait à peine de distinguer sa bouche. La jeune femme plissa les yeux, sur ses gardes. Elle ne le connaissait que depuis quelques secondes et elle ne l'aimait déjà pas.
— Miranda ! s'exclama Louise, bien loin des préoccupations de sécurité de la jeune femme. Regarde, il a de la compote !
Elle ne répondit pas, glaciale, et attendit que l'inconnu fit le premier pas. Il dut comprendre qu'elle n'était pas exactement le genre à rire puisqu'il perdit bientôt son sourire au profit d'une attitude plus prudente. Les mains tendues devant lui en signe d'apaisement, il fit un premier pas vers elle, puis un second.
— Je m'appelle Connor, dit-il d'une voix maîtrisée. Je suis le carillonneur du beffroi. Je fouillais un des trains lorsque je vous ai vues sortir de la gare. Vous aviez l'air d'avoir besoin d'aide, donc je vous ai ramenées ici. Je ne vous veux aucun mal, ne vous inquiétez pas. Il n'y a pas énormément de dangers dans le coin et vous pouvez vous reposer ici tant que vous en avez besoin.
Elle le détailla de la tête aux pieds. Elle s'était toujours imaginé les sonneurs de cloches comme des moines âgés et bossus, le dos coincé par la force que nécessitait le mouvement des dames de bronze. Celui-là était jeune, un blouson de cuir sur le dos et une chemise blanche tâchée de gras. Il était bien loin du cliché de Quasimodo. Était-ce normal ? À bien y penser, il était peut-être simplement stagiaire ici. Cela expliquerait des choses. Quoi qu'il en fût, elle ne lui faisait toujours pas confiance. L'histoire du grand héros qui arrive pile au bon moment pour sauver la princesse en détresse, elle y croyait moyennement. Dehors, il n'y avait jamais de bonnes actions dénuées d'intentions plus sombres. Le monde survivait comme il pouvait à son inexorable chute et avec lui, les pires instincts de l'homme se réveillaient. Pourquoi risquer de gâcher ses ressources avec elles alors que la ville avait semble-t-il déjà été pillée ? Sa bonté n'avait aucun sens et elle ne comptait pas se faire avoir bêtement en lui laissant le bénéfice du doute.
— Pourquoi vous nous avez sauvées ? l'agressa-t-elle. Qu'est-ce que vous voulez ?
— Je ne pouvais pas vous laisser comme ça ! Vous alliez vous faire manger par une salade. Tous les hommes ne sont pas dénués d'humanité, je n'ai fait que vous aider.
— Miranda... soupira Louise. Il est vraiment gentil, il m'a même aidée à monter les escaliers. Tout le monde n'est pas méchant, ma puce. Viens t'asseoir, tu es toute pâlotte et tu as besoin de repos. Ne te tracasse pas pour ça.
Maintenant qu'elle le mentionnait, il était vrai qu'elle ne se sentait pas si bien que ça. Ses jambes et ses mains tremblaient encore un peu et la pièce tanguait autour d'elle. Elle se souvenait plus ou moins de l'attaque, mais elle ne pouvait s'empêcher de trouver les intentions de l'homme louche. Plutôt que de le remercier, elle refusa catégoriquement de bouger et fouilla la pièce du regard à la recherche de son havresac. Il était soigneusement posé contre le mur à côté de celui de Louise. Son couteau se trouvait dessus. Rassurée, elle s'en saisit immédiatement et le raccrocha à sa ceinture. Elle ne s'était même pas aperçue qu'elle ne l'avait plus sur elle, alors même qu'elle ne s'en séparait jamais. Connor et Louise la regardèrent faire sans agir, même lorsque la jeune femme remit le sac sur son dos.
— C'est très gentil de nous avoir sorties de cette situation compliquée, mais nous devons reprendre la route, dit-elle avec un débit rapide. Merci de votre hospitalité, ce n'était pas nécessaire. Tu viens, Louise, on doit y aller ?
— Miranda, enfin, tu tiens à peine sur tes jambes ! s'inquiéta Louise.
— Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, surenchérit l'étranger, mais votre amie a raison. Je ne suis pas certain que reprendre la route dans votre condition soit une bonne idée.
— Qu'est-ce que vous y connaissez ? grogna-t-elle, de mauvaise foi.
La question était idiote. Il survivait depuis aussi longtemps qu'eux dehors, bien sûr qu'il connaissait les difficultés de la vie à l'extérieur. Malheureusement, Miranda ne comptait pas lâcher l'affaire. Elle ne se sentait pas en sécurité et n'importe quoi l'encouragerait à quitter au plus vite cet endroit. Elle n'avait jamais été très douée en relation humaine, encore moins depuis l'apocalypse. Par ailleurs, Louise ne lui parut pas du même avis. Confortablement installée, elle ne bougea pas d'un doigt malgré l'empressement de la jeune femme. La vieille dame s'avérait très têtue quand elle s'y mettait, mais elle avait ce défaut de faire confiance bien trop facilement au premier venu. Pourquoi ne l'écoutait-elle pas ? Leurs expériences passées prouvaient que rester trop longtemps avec des inconnus ne conduisaient qu'à des problèmes !
— Écoutez, je pense que nous sommes partis du mauvais pied, tenta de la raisonner Connor. Je ne souhaite pas vous retenir prisonnière, vous êtes libres de partir si vous le désirez, mais... J'ai assez de ressources ici pour encore plusieurs mois. Votre présence ne me dérange vraiment pas et vous avez besoin de repos. Pourquoi ne pas simplement l'accepter ?
— Je n'ai pas besoin de votre aide ! s'emporta Miranda.
Des étoiles dansèrent devant ses yeux après cet éclat de voix. Elle vacilla et se rattrapa in extremis au mur, le long duquel elle se laissa tomber. Elle se massa les tempes pour estomper la douleur. Cet homme l'agaçait, mais il avait raison sur un point : elle ne pouvait simplement pas voyager de cette façon pour le moment. Louise se leva de son siège pour venir la materner : elle posa une main chaude sur son front et poussa un cri de surprise.
— Tu as de la fièvre ! Tu ne peux pas continuer comme ça. On reste ici, à point c'est tout, dit-elle avec conviction.
Comment lutter contre cet argument ? Elle avait raison. Une mauvaise fièvre mal traitée pouvait très mal finir. Il valait mieux ne pas tenter le diable. Elle poussa un lourd soupir pour montrer qu'elle n'était pas contente et accepta à contrecœur de lâcher son sac. En revanche, il était hors-de-question qu'elle remonte dans la tour de l'horloge seule. Elle voulait garder un œil sur son amie, peu importait les conséquences. Elle plaida longuement sa cause auprès de leur hôte, qui finit par accéder à sa requête en comprenant que ce serait le seul moyen de la faire taire. Il descendit le sac de couchage sur lequel elle avait passé la nuit et l'étala à côté de la chaise à bascule. Non sans râler, Miranda obtempéra et se recoucha.
Elle ne trouva pas le sommeil avant que Connor, lassé d'être surveillé, ne quitte la pièce pour aller chercher des vivres dans le voisinage.
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