Jeudi 8 octobre 2020, 14 h 02
Le bruit du métal blessé résonna en écho dans l'esplanade de la place du Barlet. Dans un monde normal, il serait passé inaperçu. Mais dans le silence angoissant de ce début d'automne deux mille vingt, il était synonyme d'espoir et de vie.
Au milieu du grand parking désert, une jeune femme aux longs cheveux noirs donnait des coups de pieds rageurs dans la portière d'une voiture d'un rouge criard. Une femme âgée la regardait faire avec nervosité, les bras croisés et la jambe agitée de spasmes incontrôlables. Elle finit par intervenir et empêcher celle-ci de faire plus de mal au pauvre véhicule.
— Ne te fais pas de faux-sang pour ça, Miranda, lui conseilla la vieille dame. Il y en a plein d'autres autour de nous.
La fille poussa un soupir et déposa les armes. Elle passa une main dans ses cheveux noirs originaux : une partie longue et en bataille, l'autre rasée courte. Son amie avait raison, il ne servait à rien de s'énerver. Leur recherche commençait à peine et l'immense parking désert regorgeait de véhicules abandonnés. Elles trouveraient quelque chose, peu importe le temps que cela prendrait. Miranda ramassa son havresac et l'enfila sur ses épaules, avant d'offrir un sourire de remerciement à Louise, qui ne la regardait déjà plus. L'octogénaire suivait des yeux l'immense tâche qui se mouvait de bâtiment en bâtiment dans le lointain. La chose les poursuivait depuis plusieurs semaines maintenant et elles craignaient toutes deux qu'en restant à pied, elle finirait par les rattraper tôt ou tard.
Les nouvelles lois qui régissaient leur monde étaient anxiogènes et mortelles, mais elles n'avaient pas le choix de s'adapter à elles. Depuis le passage de la Marée Rouge, deux ans plus tôt, le visage de la planète s'était métamorphosé : les gouvernements étaient tombés les uns après les autres, et puis ils avaient tout envahi et s'étaient appropriés les terres, les maisons de l'humanité toute entière, condamnant les rares survivants de l'apocalypse à une vie sur les routes. Une poignée d'entre eux errait encore, les autres n'existaient plus depuis longtemps, dévorés ou poussés au suicide par un monde qu'ils ne comprenaient plus. Miranda et Louise n'avaient croisé personne depuis bien longtemps.
— Qu'est-ce qu'on fait ? demanda la jeune femme, aigrie. On ne peut pas risquer de continuer à pied, il nous faut une voiture au plus vite.
— Trouvons déjà un abri pour la nuit, la situation n'est pas encore critique, tempéra son aînée d'une voix douce. Viens.
Miranda grogna une approbation et suivit la vieille dame en traînant des pieds. Elles zigzaguèrent entre les voitures. La jeune femme ne put s'empêcher d'essayer d'en ouvrir quelques-unes en route, sans plus de succès. Le parking caillouteux n'était plus qu'un cimetière pour véhicules abandonnés. Au carrefour à l'extrême est de la place, les deux acolytes choisirent de prendre à droite, vers les rues commerciales. Elles n'espéraient pas y trouver grand-chose. Les magasins avaient été pillés depuis longtemps et les rares épargnés par l'apocalypse ne comportaient plus rien d'utile. Elles longèrent une série de bars et de restaurants tous plus en mauvais état les uns que les autres : les tables renversées n'avaient plus de plateau, les parasols troués ou dénudés se pliaient de douleur sous les restes des vérandas effondrées, les devantures colorées n'existaient plus, remplacées par des couleurs ternes qui s'écaillaient au fil du temps. Les commerces ne valaient pas la peine d'être fouillés, les deux femmes savaient qu'il ne resterait rien d'utilisable à l'intérieur. Au bout de la rue, la route tournait sur la gauche, face à une ancienne gare de trams, là où se trouvaient la plupart des autres échoppes. Les deux femmes comprirent néanmoins rapidement qu'il ne serait pas aussi facile de passer. Même si l'allée large donnait l'impression de pouvoir y faire passer une foule nombreuse, l'ombre immense qui se présentait devant elle n'avait rien de rassurante. Elles ralentirent avant de se stopper à quelques mètres de la forme massive qui bloquait entièrement le passage.
Miranda fit signe à Louise de rester en arrière et s'avança jusqu'à avoir l'intrus en visuel. Elle n'eut pas de mal à le reconnaître. Haute comme un immeuble de quatre étages, le violet pulpeux d'une aubergine gigantesque lui masquait entièrement la rue piétonne. Seule une petite ouverture se trouvait au pied du légume, via un fin préau fissuré par le poids du solanacée qui l'empêchait de se développer correctement jusqu'au bout du trottoir. La jeune femme tira une grimace. Ce n'était pas une bonne nouvelle. Elle se replia contre le mur et fouilla dans ses poches pour en tirer un petit carnet à la reliure de cuir qu'elle se mit à feuilleter à grande vitesse. Sacha avait son Pokédex, Miranda avait son Végétodex, un annuaire de leurs malencontreuses rencontres dans les vastes terres de France. Contrairement aux Pokémon, les légumes ne se contentaient bien souvent pas de se tenir sagement en attendant que quelqu'un les attrape. Les végétaux s'étaient dotés de "super-pouvoirs" aussi idiots que dangereux qui compliquaient la vie de tous les voyageurs encore sur les routes. Son doigt s'arrêta sur la bonne page.
Explose au moindre contact et recouvre tout d'une bouillie violacée capable de ronger comme de l'acide. Ne pas approcher dans un rayon de dix mètres.
La page était agrémentée d'un dessin qui ressemblait un peu trop au pénis de Thanos avec de petites explosions rouges au bout. Du grand art. Le message était néanmoins clair : aucun contact rapproché avec cette saloperie. Elle recula, puis rejoignit son amie toujours cachée derrière la terrasse en ruine d'un restaurant. Louise avait profité de son escapade pour piocher une demi-barre de céréales dans leur réserve. Leurs rations s'amenuisaient et il s'agissait des seuls grignotages autorisés pendant la journée. Miranda l'avait prévenue : leurs provisions devaient les garder en vie pendant encore au moins quatre semaines. Elles ne pouvaient pas se permettre de petits excès sous peine de risquer leur survie. La dame aux cheveux blancs lui tendit la deuxième moitié de la barre, mais elle la refusa poliment. Elle préférait économiser leurs ressources. Elle n'avait pas très faim de toute façon. L'épreuve à venir mobilisait déjà toute sa concentration.
— De gros problèmes sont à prévoir droit devant, expliqua-t-elle d'une voix fatiguée. Une aubergine bloque le chemin. Soit on passe à côté d'elle et on risque notre peau, soit on fait le tour au risque de tomber sur d'autres catastrophes en chemin. Je ne sais pas trop ce qui se trouve derrière, mais le peu que j'en ai vu m'a paru sécurisé. Tu te sens prête à faire le tour ?
La question semblait anodine mais ne l'était pas. En courant le risque de voyager avec une personne âgée, Miranda s'exposait sans cesse aux contraintes imposées par son âge. Elle ne pouvait pas marcher longtemps, avait des difficultés à escalader le moindre obstacle et fatiguait plus rapidement que la moyenne. Ça, et le besoin de faire des "pauses pipi" toutes les heures et demie sous peine de l'entendre se plaindre continuellement jusqu'à ce que Miranda cède. Malgré tout, elles étaient complémentaires. Louise maîtrisait la cuisine contrairement à elle et savait comment créer des outils utiles avec un bout de bois et une ficelle. Son expérience avait su lui devenir indispensable. Elle apportait également un soutien moral inépuisable et un peu d'optimisme pour contrer le caractère de cochon et les sautes d'humeur de sa cadette, beaucoup moins gentille et patiente qu'elle.
La vieille dame remballa soigneusement ses affaires avant de se relever et de la regarder dans les yeux.
— Je suis fatiguée, répliqua-t-elle d'une voix désolée, mais je peux encore tenir un petit peu. Ne t'en fais pas pour moi, ma petite.
Miranda poussa un soupir. Elle disait ça pour ne pas la contrarier. Elles allaient devoir passer à côté de l'aubergine. A priori, l'opération ne devrait pas poser de problème, mais le risque zéro n'existait pas. Plus maintenant, en tout cas. Son estomac se tordit à la simple pensée de ce qui pourrait leur arriver si les choses tournaient mal. Elle n'avait pas forcément prévu de finir fondue par de l'acide aujourd'hui. Louise comprit immédiatement ce qu'elle voulait faire et baissa la tête, coupable. La jeune femme essaya de retrouver le sourire pour ne pas l'inquiéter. Si elle prenait peur pendant qu'elles passaient à côté du légume, les risques de ne pas voir un autre jour augmentaient.
La jeune femme prit la tête de leur mission suicide. Elle ordonna à voix basse à son amie de marcher dans ses pas et de ne faire de bruit sous aucun prétexte. Arrivées devant l'aubergine, elle capta sans mal la respiration saccadée de la vieille femme derrière elle. Tant qu'elle faisait ce qu'elle lui disait, tout se passerait bien. Après tout, les légumes n'avaient pas d'oreilles. Miranda n'avait pas la fibre scientifique mais restait intimement persuadée que les maîtres du monde ne possédaient pas les même cinq sens qu'eux. Cela ne signifiait pas qu'ils n'étaient pas doués d'intelligence, plutôt que celle-ci se rapprochait de celle des prédateurs animaux : tout dans l'instinct. Certains légumes percevaient les vibrations dans le sol, d'autres se servaient de leurs racines pour tendre des pièges redoutables. Par chance, l'aubergine n'agissait pas de cette façon si elle se fiait aux notes prises lors de leurs précédentes rencontres. Malheureusement, ce ne serait pas la première fois qu'un légume puisse la prendre de court. Plus le temps passait et plus certains s'adaptaient à leur nouvel environnement. C'était par exemple le cas de la carotte qui les poursuivait depuis quelques semaines et qui se déplaçait de bâtiments en bâtiments à l'aide de ses racines. Si en ville elle était facile à détecter, son poids écrasant toute construction qui s'effondrait sous elle, en campagne, elle était redoutable par son silence. Un prédateur qui chasse sans être remarqué est forcément un prédateur d'exception. Quand elle était petite, Miranda lisait des livres sur les incroyables facultés qu'avaient certains dinosaures à se camoufler pour prendre leurs proies en tenailles. Ils ne se trouvaient pas franchement au jurassique, mais les techniques de chasse des légumes lui rappelaient étrangement ce procédé.
Le passage s'avéra plus étroit que prévu : une partie du mur du bar-tabac contre lequel l'aubergine était appuyée s'était effondré et encombrait la voie de briques et de débris divers. Miranda invita Louise à s'y engager la première, afin de couvrir leurs arrières et éventuellement la pousser en avant si les événements dérapaient. Peu rassurée, l'octogénaire s'engagea à petits pas dans la faille. Elle surveillait ses pieds avec attention et évitait soigneusement les obstacles qui pourraient occasionner un bruit très malvenu. Elle prit son temps pour traverser mais arriva sans encombres de l'autre côté. D'un signe de main, Miranda lui indiqua de s'écarter de l'aubergine. Une fois assurée qu'elle se trouvait assez loin, elle se lança à son tour avec plus d'assurance. Elle évita au mieux briques et débris de verre avant de déboucher sans encombres de l'autre côté avec un immense soulagement. Par chance, aucun autre problème n'était visible dans la zone, si ce n'était l'immense carotte qui continuait sa promenade dans le lointain. Les deux femmes s'éloignèrent au maximum de l'aubergine afin de se trouver en dehors de sa zone de portée. La pire des choses qui pourrait arriver serait une explosion involontaire qui leur occasionnerait des dégâts irréversibles. Elles relâchèrent peu à peu la tension accumulée pour aller étudier les façades des magasins aux alentours.
À n'en point douter, dans le passé, la place d'Armes de Douai avait dû être magnifique. Le sol était pavé de grès blanc sur l'ensemble du lieu. Trois fontaines aujourd'hui asséchées, chacune plus grande que la précédente, occupaient l'espace central. Tous les commerces se dressaient sur plusieurs étages : le magasin, et vraisemblablement une réserve ou des habitations au-dessus, ce qui leur faciliterait le travail pour trouver un abri. Comme partout ailleurs, les vitrines des commerces gisaient tristement au sol, laissant la porte grande ouverte aux pilleurs et aux survivants qui passaient dans les environs. La plupart d'entre eux étaient vides ou en trop mauvais état pour être visités. Il n'y avait de toute façon que peu de choses intéressantes : si l'on écartait les cafés aux denrées périmées depuis longtemps, presque toutes les boutiques étaient consacrées à la téléphonie, aux jouets ou aux bijoux qui ne leur étaient d'aucune utilité dans la suite de leur aventure. Miranda emporta cependant quelques colliers et bracelets en or, non pas pour les mettre, mais pour éventuellement les échanger plus tard contre des vivres avec les quelques crapules qui continuaient d'arnaquer les survivants sur le bord des routes. Le malheur des uns fait toujours le bonheur des autres. Dieu seul savait ce que ces bandits faisaient des bijoux ensuite. Miranda ne comprenait pas pourquoi ils restaient tant attachés aux biens matériels alors que la société capitaliste s'était vautrée dans sa merde depuis fort longtemps.
Mis à part ce petit butin, rien d'autre n'attira vraiment leur attention. D'un commun accord, elles décidèrent de trouver refuge dans un petit appartement au-dessus d'un café à l'abandon. Malgré les vitres brisées, témoignage du passage meurtrier de la Marée Rouge, il offrait un abri temporaire contre le petit vent qui se levait dehors. Miranda posa son sac au sol et commença à inspecter le trois pièces scrupuleusement. Elle commença par barricader la porte d'entrée et les fenêtres avec de grosses armoires, puis fouilla les placards de la cuisine et de la salle de bain à la recherches de potentiels restes. Pendant ce temps, Louise déballait les couvertures et leur préparait un nid douillet sur les deux canapés du salon. Miranda ne trouva rien d'intéressant dans la salle de bain, si ce n'était une brosse à cheveux, quelques chouchous et un shampoing à moitié entamé à l'odeur de moisi. Elle embarqua également les restes de la pharmacie : quelques Doliprane, un sirop pour la toux, deux bandes stériles et une attelle pour poignet. En cas de problème, ça pouvait toujours servir. La visite de la cuisine se révéla plus fructueuse. Dans les placards, elle trouva deux gros paquets de pâtes, des conserves de plats abandonnés et comble du bonheur, un pot de Nutella pas encore entamé à côté d'un paquet de biscottes vert noir. Dans les tiroirs des plans de travail, elle vola quelques fourchettes, couteaux et cuillères, ainsi qu'une paire de ciseaux aiguisés et des couteaux de boucher qui seraient très utiles pour se défendre. La chance leur souriait enfin. Elle ramena ses trouvailles dans le salon et les déposa sur la petite table basse. Louise les rangea dans leurs sacs. Il ne valait mieux pas laisser traîner leurs affaires. Dans ce monde, personne ne savait à l'avance le moment où il faudrait courir pour sauver sa vie. Miranda préférait le faire avec son sac sur le dos. Elle fouilla dans les bibliothèques du salon et piocha quelques livres à la couverture intéressante. La nuit, dans la nature, les gardes étaient longues et épuisantes, il valait mieux penser à rester occupé pour ne pas risquer de s'endormir.
— Avec tout ça, on a deux semaines supplémentaires de nourriture, s'enthousiasma la vieille dame. Nous allons pouvoir reprendre la route l'esprit plus léger, une fois que nous aurons trouvé une voiture.
— Je te promets qu'on en trouvera une demain. La carte de la ville indique une gare pas loin d'ici. On devrait y trouver un autre parking.
— Je ne sais pas si c'est une bonne idée. C'est un lieu fréquenté, il y a des risques de tomber sur...
— Je sais, répondit la jeune femme d'une voix sombre. Mais on n'a pas le choix. C'est ça ou se taper le chemin jusqu'à la Belgique à pied, et c'est hors de question. Nous n'avons jamais été aussi proches de la Norvège, ce n'est pas le moment de baisser les bras maintenant.
— Si tu le dis.
— Tout sera plus facile là-bas, tu verras.
La jeune femme s'allongea sur le canapé et s'enroula dans sa couverture avec une joie non-dissimulée. Elles allaient enfin profiter d'une vraie nuit de sommeil, sans encombres. Elles pouvaient bien s'autoriser à rêver de futurs meilleurs. Sourire aux lèvres, Miranda baissa peu à peu sa garde et se laissa happer dans le royaume du marchand de sable.
Oui, bientôt, tout irait mieux.
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