Lundi 12 octobre 2020, 7h30
Réglée comme une horloge, Miranda ouvrit les yeux sur le plafond blanc du rez-de-chaussée du phare. L'apocalypse ne lui avait pas accordé une grasse matinée en deux ans, et elle avait pris l'habitude de ne plus procrastiner au lit. Elle dégagea ses jambes du sac de couchage et prit le temps d'observer ce qui l'entourait un peu plus maintenant que le calme était revenu. Louise dormait toujours près d'elle, un sourire aux lèvres. Connor ronflait bruyamment un peu plus loin. Leurs « hôtes » logeaient dans une pièce à part. Même s'ils avaient fini par se faire confiance temporairement, ils n'en restaient pas moins des étrangers. Mieux valait être prudent.
La jeune femme sursauta quand quelque chose de mou et de chaud lui sauta sur les jambes. Macron ronronna en mallassant sa peau avec ses coussinets. Le chat était tellement épais qu'il lui couvrait entièrement les genoux. Il l'observa de ses grands yeux verts et attendit. La jeune femme pouffa et passa une main dans la fourrure. Il paraissait que les ronronnements de chats avaient le pouvoir de calmer les personnes anxieuses. Elle ne savait pas s'il s'agissait d'une affabulation, mais elle passait un très bon moment. Le chat se relâcha petit à petit et finit par s'allonger entièrement sur elle.
Miranda le caressa encore quelques minutes avant de repérer du mouvement à l'entrée de la pièce. Ernest passa la tête à travers la porte et croisa brièvement son regard. Elle sourit poliment, mais resta sur ses gardes. Au cours de la soirée, leur couple d'hôtes avait vite cerné que la jeune femme n'était pas du genre à faire confiance facilement. Même si l'accueil paraissait chaleureux, Miranda gardait à l'esprit qu'ils se trouvaient chez de parfaits inconnus. Le fait qu'ils n'aient pas tenté de les tuer dans leur sommeil n'était en rien une garantie qu'ils ne tenteraient pas de le faire dès qu'ils auraient baissé complètement leur garde. Fort heureusement, ils reprendraient la route dès que Louise serait réveillée. Avec un peu de chance, elles pourraient même abandonner Connor ici vu qu'il s'y plaisait tellement. Mais elle ne comptait pas trop dessus. Une sangsue ne lâche pas sa proie sans une bonne raison. Elle soupira. Si seulement elle pouvait le faire disparaître sans éveiller les soupçons...
Son regard dériva sur Macron, toujours sur ses genoux.
— Du temps où il y avait Internet, les chats voulaient dominer le monde. Tu peux commencer par celui-là. Si tu dors sur son visage pendant suffisamment longtemps, je suis sûre que l'on pourrait arriver à un résultat satisfaisant.
— Méow, geignit le félin en se roulant sur le côté pour se faire gratter le ventre.
Elle s'exécuta pendant encore quelques secondes avant de se décider à sortir de son couchage sous les appels désespérés de son estomac. D'une main, elle saisit son sac à dos et fouilla dans la réserve. Un vrai petit-déjeuner ou un encas ? Elle hésita. Son dernier vrai repas remontait déjà à plus de deux jours. Il fallait aussi avouer que les boîtes de raviolis froides commençaient à lui miner le moral. Malheureusement, il n'y avait rien d'autre. Dans un soupir, elle saisit une boite, attrapa une fourchette et commença à manger lentement. Un vrai repas signifiait ne plus manger du reste de la journée. Elle fonctionnait comme cela depuis deux ans. Elle autorisait quelques excès à Louise, mais les réserves devenaient si rares aujourd'hui qu'il fallait constamment les surveiller. La dernière fois qu'elle avait fait l'erreur de mal gérer le stock, elles avaient dû jeuner près d'une semaine, ce qui n'avait pas été une expérience des plus plaisantes.
Macron mit une patte sur sa poitrine pour approcher son museau de la nourriture. Miranda essaya de l'ignorer, mais finit par lui jeter une demi-raviole pour avoir la paix.
— Fringale matinale ?
La jeune femme braqua son regard sur l'autre bout de la pièce où Connor l'observait. Elle produit un "Grumph" de déplaisir et bougea ses jambes de manière à lui tourner le dos. Il ricanna comme une mouette avant de se lever et de se diriger vers la porte.
— Qu'est-ce que vous faites ? s'alarma Miranda, qui avait toujours l'incident de la veille à l'esprit.
— Je vais tuer une vierge pour boire son sang et ensuite me lancer dans un rituel satanique visant à la destruction de toute forme de vie sur Terre. Comme ça vous aurez vraiment une raison pour vous plaindre de moi.
— Sérieusement, dès le matin ?
Il haussa les épaules et quitta la pièce, sans lui répondre. La jeune femme ferma les yeux et prit sur elle. Papillons. Chatons. Arc-en-ciels. Elle n'allait pas s'énerver de bon matin et il allait finir par l'ignorer en s'apercevant qu'elle n'accordait pas d'attention à ses provocations vides.
Avec gentillesse, elle secoua Louise pour l'encourager à se réveiller elle-aussi. La vieille dame plissa le nez avant d'entrouvrir les yeux. Miranda lui sourit et déposa deux barres de céréales sur son coussin. Elle se leva ensuite et entama une série d'étirements. Ses os craquèrent, lui arrachant une grimace. Elle n'avait que vingt ans, mais son corps peinaient à suivre le rythme. La faim, la soif, la constante mise à l'épreuve physique et mentale l'avaient fait vieillir prématurément.
Elle sortit de la pièce pour aller jeter un coup d'oeil à l'extérieur. Le vent lui fouetta le visage et les cheveux alors qu'elle découvrait cette partie de la plage à la lumière du matin. Il faisait froid. L'hiver ne tarderait plus à arriver maintenant. Les herbes qui poussaient dans les dunes avaient cette couleur jaune-vert significative de l'automne. Ici et là, un sac poubelle solitaire traversait la plaine. Tout était si silencieux. Son regard dériva vers la ville en contrebas de la falaise. Même à bonne distance, les gigantesques formes apparaissaient toujours au-dessus des immeubles. Elles ne semblaient pas avoir bougé de la nuit, mais mieux valait rester prudent. Certaines attaques portaient loin et d'autres légumes pouvaient se déplacer de plusieurs kilomètres en seulement une journée. Ils fallaient qu'ils trouvent une voiture et s'éloignent d'ici rapidement.
Un mouvement à sa droite la fit sursauter. Elle posta instinctivement la main au couteau de sa ceinture et pivota vers le bruit. À pas de loups, elle descendit les marches et contourna le phare. Elle tomba nez à nez avec Connor, le pantalon baissé et assis dans les fougères. Il cria de surprise, le visage rouge, et attrapa des orties à mains nues pour se cacher. Miranda leva un sourcil.
— Mais vous ne pouviez pas parler avant de venir ici ? hurla-t-il, les joues rouges.
— Vous aviez qu'à dire clairement ce que vous alliez faire !
— Je ne vais pas vous avertir à chaque fois que j'ai besoin d'aller aux toilettes !
— Bien, faites-vous bouffer par une carotte dans ce cas !
Elle tourna les talons et retourna vers l'entrée du phare, le visage cramoisi. Stupide, stupide, stupide ! À quoi pensait-elle seulement en y allant ? Elle souffla. Dans l'entrée, Ernest la scruta avec inquiétude.
— Tout va bien ? J'ai entendu des cris.
— Je suis désolée de vous avoir dérangée. Il n'y a rien de grave.
Il hocha la tête et changea immédiatement le sujet, à son grand soulagement.
— Qu'est-ce que vous comptez faire aujourd'hui ? Reprendre la route ?
— Je dois encore en parler avec Louise, mais ça me semble la chose la plus logique à faire. Nous ne voudrions pas abuser de votre hospitalité.
— Oh... Vous savez... On voit tellement peu de monde ici que... Enfin, ça ne nous dérange pas plus que ça d'avoir des visiteurs. Vous êtes à la maison, restez le temps que vous voulez.
— C'est gentil, mais...
— C'est très généreux, l'interrompit Connor. Nous allons y réfléchir. C'est un bel endroit, et je suis sûr qu'avec un peu de travail on pourrait en faire un vrai petit fort pour résister le temps que les choses passent.
Miranda fit volte-face. Connor haussa les épaules. Louise choisit ce moment pour sortir du bâtiment. Elle adressa un regard interrogatif à ses deux compagnons. La jeune femme s'apprêta à ouvrir la bouche, mais Connor la prit de cours et avança vers la vieille dame. il posa une main amicale sur son épaule.
— Nous voyageons depuis un moment maintenant, et je pense que cet endroit est idéal pour se poser. La ville n'est pas trop loin, les dangers peuvent être surveillés à distance, il est possible de monter en haut du phare si les choses deviennent trop compliquées. Je ne vois pas de raison de partir pour l'instant. Qu'en dites-vous Louise ? Vous voulez rester ici ?
— Oh, moi... Eh bien, je ne sais pas. C'est vrai que c'est chouette ici, mais Miranda a dit que nous partirions ce matin ?
Elle tourna la tête vers son amie. Miranda l'encouragea à continuer sur cette voie. Ils ne pouvaient pas s'attarder ici. Connor glissa derrière la vieille dame et d'un geste patriarcal posa une main dans son dos. Son air provocateur agaça un peu plus la jeune femme. Elle sentait son sang bouillir sous l'accès de colère qui montait doucement en elle. Comment Louise pouvait-elle encore douter ? Il cherchait à la manipuler pour arriver à ses fins !
Ernest sourit chaleureusement et prit Macron dans ses bras. Il s'éloigna pour les laisser discuter de ce qu'ils voulaient faire. Dès qu'il quitta la pièce, la tension grimpa dans la pièce. Louise regarda Connor, puis Miranda, l'air inquiet.
— Oh, allons, vous n'allez pas encore vous disputer ?
— Je ne sais pas, répliqua Connor. Tout dépend de si elle est prête à entendre raison ou pas. Réfléchissez ! Nous sommes à l'abri, assez loin de la ville et il y a possibilité de trouver de la nourriture en s'y rendant régulièrement. C'est beaucoup moins risqué qu'un voyage vers les pays scandinaves. Vous ne savez même pas si la situation sera mieux qu'ici. Une occasion pareille ne se reproduira pas avant longtemps.
— De la part d'un sonneur de cloches qui a vécu depuis l'apocalypse dans une tour, peut-être. Mais ça ne veut pas dire que demain ou après-demain, un des légumes de la ville ne va pas venir et tout raser. Il n'y a qu'une seule entrée ici, un coup de racines et on est morts. Ce n'est pas un endroit sécurisé, c'est un refuge qui ne durera pas une semaine si l'on est trop nombreux.
— Pourquoi l'idée de vous joindre à un groupe vous rebute à ce point ? Vous n'avez pas l'esprit communautaire, ça se voit comme le nez au milieu du visage, mais ça ne peut pas être la seule explication ?
— Ça ne vous regarde pas, répliqua durement Miranda. Louise et moi, nous partons. Vous faites ce vous voulez.
— Oh vraiment, Louise, est-ce vraiment ce que vous voulez ?
Les deux paires d'yeux se tournèrent vers la vieille dame. Mal à l'aise, cette dernière dansa d'un pied sur l'autre. Miranda pouvait lire dans ses yeux qu'elle n'avait pas envie de prendre partie pour l'un ou pour l'autre. Mais elle suivrait forcément son avis. N'est-ce pas ? Elles avaient traversé tellement d'épreuves ensemble, ce n'était pas pour tout lâcher pour un clochard qu'ils connaissaient seulement depuis quelques jours. Connor n'était rien, son avis n'avait aucun poids.
Et pourtant, son visage trahit ses doutes. Elle regarda vers Connor, puis vers Miranda, avec cette étincelle qui serra le coeur de son amie : Louise était désolée. Pourquoi était-elle désolée ? Le cerveau de la jeune femme fonctionna à toute vitesse. Ça ne pouvait pas arriver. Elle ne pouvait pas tomber dans le panneau comme ça !
— Je... Je pense que rester au moins quelques jours ici... Nous avons toutes les deux besoin de repos, et une occasion comme ça ne se représentera pas avant longtemps.
Miranda cligna des yeux, stupéfaite.
—Je pense que Connor a raison.
Chacun des mots de cette phrase pourtant simple la heurta comme une sentence de mise à mort. Je pense que Connor a raison. Elle n'arrivait pas à y croire. Juste comme ça, il venait de la retourner contre elle. Je pense que Connor a raison. Le visage de Miranda perdit toute expression. Je pense que Connor a raison.
— Mi... Miranda ? l'appela Louise, inquiète.
Miranda releva la tête vers lui. Il sourit triomphalement, ses lèvres légèrement étirées pour lui hurler « Je te l'avais bien dit ! ». La jeune femme serra les poings si fort que les jointures de ses doigts pâlirent.
— Bien, c'est réglé, je vais prévenir Ernest, chantonna-t-il. Comme vous le disiez, je suppose que vous faites ce que vous voulez, mais Louise reste ici.
Je pense que Connor a raison. Inspirer. Expirer. Je pense que Connor a raison.
— Non.
Le ton tranché et froid qu'elle employa la surprit elle-même. Pourquoi ressentait-elle le besoin de répliquer ? Elle pourrait laisser couler pour cette fois. Juste pour cette fois ? Je pense que Connor a raison.
— Bon, écoutez, vous avez demandé son avis, vous l'avez. Il serait temps d'arrêter de jouer les gamines capricieuses et d'accepter que tout le monde n'ait pas un balai dans le cul comme vous.
C'en fut trop. Dans un cri de rage, Miranda se jeta sur lui. Elle l'attrapa au col et l'envoya rouler au sol. Il resta accroché à elle, l'entraînant dans sa chute. Elle essaya de l'atteindre au visage, mais Connor bloqua son poing avec force et la plaqua au sol. Elle se débattit, mais il était bien plus fort qu'elle. Sauf pour un point. Son genou se leva et frappa à vive allure l'entrejambe. Connor se plia en deux et tomba sur le côté en gémissant. Elle se redressa pour passer de nouveau à l'action, mais une paire de bras l'aggripa à la taille et la tira en arrière. Surprise, Miranda se débattit, mais celui qui le tenait avait bien plus de poigne que cette mauviette de Connor.
— Elle est complètement cinglée ! cria Connor, d'une voix de corbeau enroué. Qu'est-ce qui ne va pas chez vous ?
— Miranda, calme-toi, supplia Louise. La violence ne résoudra rien.
— Ce connard ne fait que me provoquer depuis qu'il est là ! Et maintenant tu le laisses gagner ! Pourquoi est-ce qu'il n'y a que moi qui se méfie de lui ?! Il n'est pas net ! Il n'y a rien de net chez lui et je ne veux plus le voir traîner autour de nous ! Tu m'entends, crevure ?! Prends tes affaires et dégage !
— Miranda, répliqua Louise plus sèchement, tu dis n'importe quoi. Tu devrais aller prendre l'air quelques minutes pour te calmer.
— Elle a raison, approuva Ernest. Ce n'est pas en vous entretuant que vous réglerez vos problèmes !
Miranda se dégagea d'un grand coup d'épaule et sortit du phare. Elle avança droit devant elle sur plusieurs mètres et s'enfonça dans la végétation qui encerclait le bâtiment. Inspirer. Expirer. Elle sentit des larmes de rage couler le long de ses joues. Et voilà qu'elle pleurait comme une gamine maintenant ! Cet homme la mettait dans une colère noire et elle n'arrivait pas à se calmer. Elle ne rêvait plus que de lui éclater le visage avec une brique juste pour le voir souffrir comme il la faisait souffrir en ce moment.
Cette pensée la calma immédiatement. Non. Ce n'était pas elle. Elle était réfléchie, logique et calme. Perdre son sang-froid à la moindre difficulté, cela ressemblait trop à la Miranda d'avant, celle qui avait fui le foyer familial sur un coup de tête après une dispute de trop, celle du début de l'apocalypse quand elle avait été trop stupide pour faire confiance aux mauvaises personnes. Elle n'était plus comme ça. Elle valait bien mieux que ça. Elle prit une grande inspiration et souffla longuement.
Non. Elle allait y retourner et lui sortir ses quatre vérités, yeux dans les yeux. Avec un peu de chance, il finirait par comprendre son point de vue et sortir de lui-même.
Elle fit demi-tour, et se figea. À cause de Connor, elle venait d'oublier une leçon fondamentale. Dehors, ne baisse jamais ta garde. Elle sentit distinctement une racine serrer petit à petit sa cheville. Elle retint sa respiration. Si elle hurlait, si elle bougeait, elle était morte.
Inspirer. Expirer.
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