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volume 1, Chapitre 9 « Désillusions » volume 1, Chapitre 9

Jess n’a pas eu longtemps à attendre.

De ses yeux vairons incrédules, elle a assisté à la chute d’une silhouette massive.

Puis, à sa réception brutale sur le sol carrelé à une quinzaine de mètres devant elle.

Et enfin, à la formation autour des pieds de la bête rugissante, d’un petit cratère, venu, par la violence de l’impact, infléchir la surface plane du grand parterre opale.

Au fur et à mesure que la chose tombait, la mâchoire de la jeune femme se relâchait d’étonnement. À tel point que sa bouche reste désormais entrouverte et que le gros cigare éteint qu’elle maintenait entre ses lèvres s’est libéré.

Précipité sous sa chaise, il gît au milieu des gravats.

Le cyborg lui fait maintenant dos. Il se tient accroupi, le visage incliné vers le sol, son poing métallique gauche planté dans le carrelage qu’il frappa de toute sa force lorsque, quelques secondes plus tôt, il dû stabiliser sa chute.

Sous la violence du coup, brisé, l’épais rectangle de marbre continue de se lézarder jusqu’aux confins de ses voisins contiguës, eux-mêmes fendus.

Dorénavant, dans les yeux de Jessica, plus aucune assurance, plus aucune détermination.

À la place, la surprise a vite cédé à la peur, cette peur panique et animale que la proie sans défense éprouve face à un prédateur implacable.

Sa peau se fane. Ses yeux s’agitent. Ses mains tremblent. Des gouttes de sueur perlent sur son front, coulent le long de sa colonne vertébrale. Sa gorge se noue ; elle a du mal à déglutir. Sa respiration s'accélère et se fait haletante. Son ventre se rebelle et lui fait mal.

Elle voudrait se lever de sa chaise et courir s’abriter, mais ses jambes tétanisées ne répondent pas.

Boostée par les effets de l’adrénaline, elle parvient tout de même à en tirer une impulsion incontrôlée, mal dosée, bien trop forte ; sa chaise se renverse en arrière. Elle chute lourdement au sol.

Elle se redresse en position assise, les mains contre les hanches. De ses pieds, elle prend appuie sur le dossier. Se catapulte. Glisse sur la poussière et les gravats.

Rencontré sur son passage, elle agrippe un débris long et tiède. Espère s’en servir pour se propulser plus loin.

L’objet, mal ancré, plus léger que prévu, se laisse traîner jusqu’à elle.

Parvenu à son contact, elle réalise avec effroi qu’elle a empoigné un bras sans corps, le bras du vieux.

Immobile un peu plus haut à sa droite, les yeux éteints, il continue de se vider de son sang.

Accompagnée d’un haut-le-cœur, elle rejette le membre vers son ancien propriétaire. Essuie le sang sur le haut de son jean.

L’impulsion du mouvement lui donne l’élan nécessaire pour se retourner et se mettre à quatre pattes.

Elle se relève. Tente de se camper sur ses pieds.

Ses jambes se dérobent à nouveau, si bien que Jessica glisse et chute sur l’épaule droite.

Elle rampe vers la poubelle et se recroqueville derrière elle.

Son épaule la fait souffrir : elle y place sa main gauche et s’y cramponne.

Elle voudrait ne faire aucun bruit, cependant, son cœur bat si fort dans sa poitrine, dans ses tempes, qu’elle craint que cela ne trahisse sa présence.

Elle aimerait être assez forte pour faire face. Elle aimerait être la souris qui défie le chat, qui se faufile entre ses pattes pour se réfugier in extremis, dans un trou.

Mais elle n’a jamais eu de courage. Elle n’a jamais eu le contrôle de sa vie. Elle a toujours été une victime des événements. Elle a toujours attendu que quelqu’un la protège ou la sauve.

Elle ne comprend pas ce qui lui a pris après l’explosion, cela ne lui ressemble pas. Pourquoi avoir défié le destin ? Pourquoi ne pas avoir fui, comme tout le monde ?

Mais elle est restée, s’est assise, a même sagement attendue que cette chose la rejoigne et le résultat est là.

Qu’est-ce qu’elle espérait pouvoir faire au juste ? Que lui est-il donc passé par la tête ?

Quoi que ce soit, ce n’est plus son problème immédiat ; plus l’urgence : elle se retrouve prise au piège.

Elle regrette. Elle va mourir. Dorénavant, il est trop tard.

Des larmes perlent sur sa joue. Tout se termine ici. Aujourd’hui, c’est la fin du voyage.

***

Ignorant tout du désarroi de la jeune fille, la machine se relève.

Elle fait face à l’une des larges ruelles de la galerie commerçante.

Au sol, se mêlent les ingrédients d’une recette apocalyptique : gravats de béton, morceaux de métal, poussières, débris de verre, flaques d’eau ensanglantées, corps de victimes à l'agonie ou déjà mortes.

À quelques mètres sur le côté, une autre artère plus vaste mène à la zone de restauration nord.

À sa droite, s'étend un grand parc public désert, clairsemé d’effets personnels abandonnés. Au milieu d’une pelouse verte, des sacs, vêtements et autres chaussures y rivalisent de couleurs et de formes.

Un peu plus haut, sur la gauche, un mur gris arbore une porte de service blanche. Et quelques mètres plus loin, une affiche vante des destinations exotiques virtuelles.

Juste au-dessus de la porte, pendue au plafond, une enceinte noire, trapéziste improvisée, se balance doucement à son câble d'ébène.

Plus loin encore, face au borg, à l’angle de la ruelle Est, la large vitrine d’un magasin de vêtements a été soufflée par l’explosion.

Des morceaux de verres, stalagmites et stalactites acérés tels des rasoirs, y restent accrochés dans un équilibre précaire. S’effondrent parfois comme s’ils étaient la dentition incomplète d’une créature faite d’une glace trop longtemps exposée aux rayons du soleil. S'éparpillent, atomisés, en cristaux plus petits. Viennent rejoindre ceux déjà éclatés au sol.

De l’autre côté de la surface de verre morcelée, des quelques mannequins, fières sentinelles dressées à l'affût des clients, un seul se tient debout, le sourire imperturbable.

Son corps, habillé d’un costume bon marché, est constellé de morceaux de verre. Sa tête, juste au-dessus du nez, se trouve transpercée d’un long morceau de métal gris bleu dont l'extrémité s’enfonce et disparaît encore plus bas derrière un rideau de tissu vert pomme.

Au point de jonction entre le pieux et l’étoffe, une large auréole rouge sombre semble vouloir marquer l'endroit exact où les deux matières fusionnent.

Secondes après secondes, la tâche continue de s’étendre telle une goutte d’encre. De coloniser peu à peu la surface digne d’un papier buvard. Alors, qu'appuyé sur l’envers du rideau opaque, quelque chose de lourd exerce une pression continue et déforme le tissu.

Pendant que le Cyborg semble tarder à se décider, les derniers fuyards en profitent pour déserter les lieux. S’éloignent. Font retentir leurs pas effrayés dans les couloirs. Transformés en ombres furtives, glissent le long des murs. Devenus imperceptibles, finissent par s’évanouir loin du danger.

Seuls ceux incapables de se mouvoir, sont restés.

Parmi eux, le trio composé des deux bons samaritains et de la femme blessée ont, en un bond collectif réflexe, plongés à terre avant que le borg ne tombe à leur proximité.

Ils sont dorénavant recroquevillés, tapis à quelques mètres des talons de la machine. La peur au ventre, ils n’osent plus bouger d’un cil de crainte que l’un d’entre-eux ne fasse repérer tous les autres.

Même la femme, en état de choc, la jambe droite pourtant broyée, tente de contenir la douleur intense qu’elle ressent. Essaie avec difficulté de ne pas la laisser s’échapper, ni par des cris, ni par des râles susceptibles de donner l’alerte sur leur présence.

Cependant, cette situation de solidarité précaire face à l’adversité, cette connivence opportuniste de circonstance, ne seront que de courte durée.

Car, la nature humaine reste ainsi faite, qu’à la proximité d’un danger immédiat, les bons sentiments de façade et la galvanisation d’un courage commun peuvent facilement s’étioler. L’instinct de survie prévaloir alors sur tout le reste. Et le masque trop héroïque revêtu jusque là, tomber.

Ainsi, si certains auraient préféré briller sans trop d’efforts sous le spot espéré du projecteur médiatique, n’est pas de la trempe des vrais Héros qui veut.

Tandis que l'homme affamé, capitaine au long court d’un navire en perdition, s’en tient, inébranlable, à ses convictions profondes, c’est loin d’être le cas de l’autre individu.

Inquiet pour sa survie si jamais l’un de ses acolytes venait à craquer, ses yeux écarquillés trahissent sa panique. Vont et viennent, affolés, entre la carrure imposante du colosse et le visage rouge cramoisi de la dame en détresse.

La machine semble menaçante ; la femme, au bord de l’explosion de douleur.

Et, que sait-il au juste, de cette blessée ? De ce gars qu’il assiste ? Rien du tout ! Alors, pourquoi les aider davantage ?

Sa décision est prise : ils serviront de diversion, sacrifiés sur l’autel légitime de sa fuite.

À la grande surprise des deux autres, il se cabre. Saute sur ses appuis. S’élance sans se retourner. Tente son va-tout. Galope d’une foulée maladroite. Fait claquer ses semelles pataudes sur le carrelage, le pas alourdi par la peur. Halète avec bruit, le souffle coupé par la panique. Louvoie entre flaques de sang et débris. Dérape. Bondit comme il peut, par-dessus les corps, par-dessus les poutrelles, par-dessus les gravats. Trébuche. Se réceptionne mal. Manque de tomber.

Progresse, malgré tout, ses yeux rivés sur son seul objectif : la rue à sa gauche, ultime espoir de salut.

Par chance, le cyborg semble n’avoir rien remarqué, rien perçu de cette fuite effrénée. Toujours immobile, les pieds joints plantés au milieu de son cratère de marbre, il attend quelque chose, un signal, la fin de la maintenance de ses systèmes internes.

Déclenchée en urgence à la demande de son gyroscope, il demeure désorienté par sa dégringolade soudaine.

Le héros déchu ne se trouve plus qu’à quelques mètres de la ruelle Nord.

Tout à coup, le haut-parleur noir suspendu au dessus de la porte blanche à sa droite prend vie. Émet un souffle étouffé. Des sifflements aigus.

La voix d’un homme en jaillit. Crachote, hachés, sa bribe de mots, fragments d’un avertissement incomplet :

«… dre issues de secou...»


Texte publié par Erval, 23 mai 2022 à 17h06
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