Dans le grand hall, d’abord amorphes, peu à peu libérés de leurs torpeurs, les gens ne réalisent pas tout à fait le sens des mots qu’ils viennent d’entendre, abasourdis. Restent enlisés au plus profond de leurs doutes.
Car après tout, chacun se sent-il vraiment en sécurité dans cet espace trop ouvert ?
Est-il bien sûr d'être secouru par les autorités ?
Sont-elles au moins présentes ?
Interviendront-elles à temps ?
Lui éviteront-elles de devenir, martyr anonyme, exhibé au prochain bulletin d’informations ?
Puis, quand il vient à se chuchoter de partout, de nul part, de sources invérifiables et pourtant concordantes, que des terroristes seraient à l'œuvre. Qu’il y aurait déjà des victimes. Alors tout à chacun, acquiert la conviction de la véracité de cette rumeur. Commence à prier pour sa survie. Pour la chance de rentrer à la maison sain et sauf. Revoir une dernière fois sa famille.
Car il s’agit bien de cela. Cette réaction en chaîne qui se prépare. Qui frémit à la surface d’une foule apeurée. L’agite de ses premiers soubresauts.
Elle viendra de cet instinct de survie, animal, incontrôlable, exacerbé par le danger. Prévaudra sur tout le reste. Fera pencher la balance vers le chaos de la panique, vent gonflé en tempête à mesure que les craintes, le manque de confiance, entameront peu à peu les convictions des plus sûrs.
Ceux qui se pensaient préparés à cette situation.
Ceux qui se sentaient protégés par une armée pour le moment absente.
Elle s'étend. Galope à travers une foule pétrie d'anxiété, tel un feu de forêt ravage une jungle aride.
La terreur gagne du terrain. Le dispute peu à peu au sang froid, au bon sens et à la bienséance. Effrités, brisés, vaincus, foulés aux pieds pressés des fuyards.
D’abord par poignées isolées, un ou deux individus se mettent à courir. Bientôt imités par des dizaines. Des vingtaines. Des centaines.
Tous, égoïstes, trouvent la réaction légitime, pourvu qu’il en sorte de là vivant.
Ce midi au centre commercial High Eden, la vie est en solde et il n’y en aura pas pour tout le monde. Les premiers sortis seront assurés de survivre.
Alors, la majorité se met à presser le pas. À courir. À galoper droit devant. À prendre une fuite bruyante et désorganisée.
Ça se bouscule. Ça prend sa progéniture par la main, dans ses bras. Ça abandonne ses courses laissées sur place en même temps que sa dignité, tel le fardeau trop lourd jeté là pour courir plus vite, devenu obstacle dans la fuite des autres. Et celui abandonné par les autres dans la sienne.
Ça trébuche. Ça s’effondre. Ça se relève. Ça se croise dans un sens, dans un autre. Ça se percute. Ça bondit, la mort aux trousses, hors des bancs, hors des tables, hors des chaises, renversées. Ça se perd de vue. Ça se perd tout court. Ça crie. Ça pleure. Ça geint
Et parfois, resté cloué sur place, ça gesticule son impuissance, son hystérie de pantin désarticulé, agitant sans but ses bras vers le ciel. Comme si, dépenser son énergie dans de vains mouvements pouvait permettre d’expulser, exutoire, l’adrénaline et chasser la peur.
Dans la salle fumeurs au contraire, pas de panique, pas de crainte, pas de larmes. À l'opposé de l’ambiance du grand hall, une sorte de sérénité non concertée semble s’y être installée, partagée à l’unanimité par ses trois occupants.
Le vieux d’abord, habité par la sagesse de l’âge, fait preuve d’un sang-froid inébranlable. S’il a commencé à évacuer les lieux, c’est avec un détachement placide et sans précipitation.
Posé sous le mur d’air, frontière entre paradis insouciant et enfer agité des remous chaotiques d’une foule indisciplinée, il attend sans hâte, une occasion pour quitter les lieux.
Jess, quant à elle, revenue à la table de son holopad, observe le provocateur fripé du coin de l'œil. Semble, apaisée, avoir abandonné toute idée de représailles.
À ses côtés, le faciès du synthétique reste figé sur un sourire imperturbable. De signes prévenants, il enjoint la jeune femme à suivre les hologrammes.
Soudain dilué en un flot plus clairsemé, le passage vers la ruelle nord se libère d’une cohue massive.
Il n’en faut pas plus pour décider le biker à longer le distributeur de tabac et à bifurquer sur la gauche.
Hermétique à l’agitation du grand hall, inconsciente des risques qu’elle prend, Jess ne semble pas vouloir prêter attention aux avertissements de la machine. Ni même vouloir imiter le bon sens de son aîné.
Au lieu de cela, elle s’apprête à se rassoir.
BOOOOOOAAAAAAAAAOOOOOOOOOOOOMMMMMMMMMM !!!
Soudain, tel un coup de tonnerre, une explosion vrille les tympans. Tétanise les muscles. Courbe les échines. Fait s’ébranler les murs. Trembler jusqu’aux fondations du hall et de ses alentours. Va jusqu’à lézarder l’immense baie vitrée ouverte sur le ciel. Projette en toutes directions des kilos de gravats, de ferraille et de verre.
Ils s’échappent de la voûte brisée du plafond. S’effondrent sur la foule prise au piège.
Une épaisse fumée grise déferle à leur suite. Obscurcie la grande salle. Amplifie la panique.
Lorsqu'enfin la pluie mortelle cesse, que le nuage de poussière se disperse, que les échos de la déflagration s’évanouissent, c’est une scène de désolation qui se tient dorénavant dans le hall Est.
De nombreux clients jonchent le sol, leurs corps ensevelis sous les décombres.
Quelques-unes des silhouettes se détachent des débris. Statues de plâtre aux cheveux de vieillard, une fine pellicule grise les recouvre.
Mêlée à cette poudre, une pigmentation couleur rouille progresse. S’étend depuis l’épicentre de l’explosion. Continue de s'écouler depuis les corps déchiquetés. Dessine un périmètre morbide.
Autour des victimes, les rescapés fuient. Piétinent sans distinction, cadavres et corps meurtris.
D'autres, Héros de circonstances, tentent d'emporter les blessés. Les dégagent de dessous les débris. Les relèvent. Les soutiennent. Mettent parfois leurs forces en commun. Essayent, inclinés au-dessus des corps, de leur prodiguer les premiers secours. De les ramener à la vie. Ne lésinent pas sur leurs efforts désespérés.
Parmi ces bons samaritains, l’employé au sandwich. Aidé d'un autre individu, il s’efforce de dégager une femme, une jambe écrasée sous une lourde plaque d'acier.
Dès les débuts de l’alerte, l'habitué affamé désirait se rapprocher de la jeune fumeuse au blouson bleu. Voulait la guider au plus vite dans des dédales qu'il connaît par cœur.
Depuis l'obstination de l'inconnue à vouloir rejoindre la zone fumeur, elle demeure invisible et cela l'inquiète.
Pendant qu’il gère l’urgence, ses yeux préoccupés ne peuvent s’empêcher d'y sonder d’éventuels signes de vie.
Et ce qu’il y perçoit lui donne peu d’espoir.
D’abord, la vitrine du distributeur de tabac s'est effondrée. Réduite à l’état de fragments de verre, elle grésille d'étincelles. Laisse s’échapper un fin filet de fumée.
Ensuite, les meubles du premier rang gisent renversés, la table centrale transpercée par une barre de fer. Ancrée dans le plastique, elle se dresse telle une flèche fichée dans sa cible.
Enfin, un peu en retrait, projetée par le souffle de l’explosion, une victime ensanglantée reste allongée sur le carrelage.
Il s’agit peut-être d’un homme. Trop éloigné, il ne peut s’en forger la certitude.
Un effort supplémentaire permet au duo de sauveteurs de décoller le bloc d’acier hors du sol.
Les muscles des bras bandés, l'employé modèle le cale sur son genou. Le maintient seul du mieux qu’il le peut.
Pendant ce temps, son coéquipier tire la femme en détresse à lui.
Lorsqu’il peut enfin laisser retomber son lourd fardeau, à bout de force, son regard se tourne vers la rangée de tables.
Les yeux brouillés de sueur, il ne distingue pas tout de suite, cette main qui surgit de derrière l’un des plateaux.
Clac !
Des phalanges viennent percuter la surface blanche. Se resserrent d’une étreinte solide. S'agrippent avec fermeté au rebord du meuble.
De ce point d'appui, la jeune fille au blouson de cuir bleu jaillit au-dessus de la barricade.
De fines particules blanches s’écoulent le long de ses cheveux gris dénoués. Glissent sur son visage diaphane. S’effondrent sur ses épaules en une cascade continue.
Recouverte par la poussière des gravats, Jess se campe sur ses jambes. Fait rouler la table sur le côté. Se dégage du refuge qu’elle avait rejoint dans un réflexe de survie. Récupère son holopad tombé au sol. L’époussette du bout de ses doigts. Le glisse dans la poche arrière de son jeans.
Puis, elle se saisit d’une chaise. La redresse. S’assoit. Se penche. Ramasse l’étui à cigare, à moitié dissimulé sous un morceau de béton.
Une fois le paquet éventré entre ses mains, elle en tire le seul cigare encore intacte. Le porte à ses lèvres.
Cette fois, elle prend soin de ne pas l’allumer.
À sa gauche, le cadavre déchiqueté du vieux, gît dans une mare de sang. Le bras gauche détaché du corps, son ventre laisse apparaître ses tripes.
Plus loin, le distributeur de tabac a perdu sa vitrine. Des flammèches s’en échappent, des éclats de verre jonchent le sol tout autour de lui et une fumée blanche accompagnée d’une forte odeur de tabac s'élève de la machine.
Derrière la fille, le synthétique endommagé, touché à la tête et à une jambe, peine à se relever. Rampe vers le fond de la pièce. Émet un petit grésillement électrique.
Il doit remettre de l’ordre dans la salle et balayer la poussière.
Devenu incapable de respecter ses directives prioritaires, il finit par s’immobiliser. Mis en veille par son système de sécurité interne, en attente du résultat d’un diagnostic, son sort reste suspendu au bon vouloir de ses concepteurs.
Quant à Jess, elle ne semble souffrir d'aucune égratignure.
En apparence décontractée, elle machouille son cigare. Joue avec lui du bout de ses lèvres.
Soudain quelque chose d’imperceptible attire son attention. Une sorte de cri étouffé. Un grognement de bête furieuse, peut-être.
Son regard vairon déterminé se pose sur la brèche. Les traits de son visage se durcissent.
Quoi qu’il sorte de là, il va payer pour cette journée pourrave ! Et quand il s’agit de faire payer les factures, la jeune et frêle assistante s'y connaît !
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