Conséquences
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Son dos protesta avant même qu’elle n’atteigne la moitié de la volée de marches menant à la tour astrale – la plus élevée du palais des avatars. Une main pressée sur sa poitrine de vieille femme, Erël freina sa progression et calma le feu dans sa gorge. Dire qu’elle trouvait déjà ses quartiers situés trop haut dans l’édifice… Son grand âge, miraculeux vu sa position d’avatar du Soleil, ne l’avantageait décidément pas ! Ses lèvres se plissèrent de regret et d’amertume ; elle se rappelait l’époque où elle montait cet interminable escalier en courant.
L’époque qui précédait son erreur. Son crime.
Avec un soupir, Erël reprit son ascension. Le coucher du Soleil, son second visage, ne tarderait plus ; malgré sa fatigue, ses articulations endolories et ses genoux craquants, elle ne désirait pas le manquer. Exactement comme depuis un peu plus d’un an.
Ses jambes commencèrent à trembler, son pouls lui battit les tempes. Pourtant, elle s’interdit de renoncer à rejoindre le sommet de la tour ou d’appeler les domestiques congédiés plus tôt d’un regard afin de leur demander leur assistance. Pas d’exception, aucun jour. Telle était la règle qu’elle s’était imposée. Telle était sa pénitence.
Enfin, ses doigts ridés et gonflés agrippèrent la poignée d’une porte ouvragée, qu’elle ouvrit sans cérémonie. L’air extérieur s’engouffra dans l’accès, vint caresser son visage perlant de sueur. Erël inspira avec toute la force possédée par ses poumons fatigués, puis s’accouda au mur en pierre afin de recouvrer souffle et décence. Alors, elle s’aventura dehors, sur le parapet.
Astreïa, capitale du royaume, s’offrit à elle, magnifique de son point culminant – un endroit qui lui donnait naguère le vertige à l’idée que le couple royal lui-même, dans leur propre palais à l’autre bout de la ville, n’avait pas droit à ce panorama. Un pincement douloureux étreignit son cœur. Combien de temps pourrait-elle encore contempler le paysage, s’enivrer de sa chaude couleur orangée ? Un spectacle que Kaï, l’avatar de la Lune actuel, aimait autant qu’elle.
Ses mains se serrèrent sur le rebord du parapet et blanchirent. Chaque nouvelle journée la rapprochait davantage de la mort ; son heure venait, tout son corps le percevait. Sa gorge se noua, rendit sa respiration laborieuse. Sa fin était si difficile à accepter, si cruelle ! Comment aurait-elle imaginé… ? Oh !
Erël ne parvenait pas à admettre qu’elle serait à jamais l’avatar du Soleil qui signerait la perte de ce dernier.
Ses dents grincèrent. Sa poigne devint douloureuse. Nul futur avatar ne s’était manifesté, pas après qu’elle…
— Non !
Une larme roula sur sa joue, bientôt suivie par ses consœurs. Erël s’en voulait tant ! Elle aurait tout donné pour remonter le temps et empêcher l’irréparable, la « cassure du cycle ». Un frisson ébranla sa silhouette. Au moins, Jowën, son frère adoptif et meilleur ami, était mort une quinzaine d’années plus tôt. Il ne verrait pas ce qu’elle avait provoqué en souhaitant le sauver d’un triste retour à la pauvreté, ne jugerait pas son orgueil. Pas plus que son impétueux Kaëlig. Elle emporterait son terrible secret dans la tombe. Un secret tellement lourd que, dès sa naissance, il ne lui avait plus permis de grimper jusque-là au pas de course…
La nausée la gagna ; sans nouvel avatar pour absorber l’essence du Soleil, qu’elle contenait en elle, l’astre disparaîtrait…
Son trépas condamnerait le monde à la nuit éternelle.
Comme chaque soir, Erël et Jowën terminèrent leur repas en trinquant à leur santé dans les appartements privés de l’avatar du Soleil. Ce simple acte, presque une cérémonie pour eux, constituait un rappel, un remerciement envers la providence qui avait élu Erël à son rang actuel et rendu leur quotidien meilleur. Lors de ce moment, Erël oubliait son horrible angoisse, croissante d’année en année, et l’idée qu’elle pouvait tout perdre – de sa vie à la protection que son statut apportait à Jowën – à cause de l’ascension du futur avatar, qui surviendrait aux vingt printemps de celui-ci. Seuls le présent et la compagnie de son frère comptaient. Lui qui la comprenait. Lui qui l’appréciait pour ce qu’elle était et non ce qu’elle représentait.
Un sourire fleurit sur ses lèvres. Si Erël adorait Ewën, l’avatar de la Lune de ses vingt-cinq dernières années et unique autre habitante du palais à ne pas appartenir à la domesticité ou au corps armé, et si elle ne rechignait pas à lui accorder du temps, il n’y avait qu’avec Jowën – et son amant Kaëlig, lorsqu’il était libre de se joindre à eux – qu’elle se sentait parfaitement sereine. Il ne partageait peut-être pas sa responsabilité et la grâce de son état, mais lui la connaissait depuis toujours. La connaissait par cœur.
— Tu ne ressens rien lorsque le Soleil se couche, tu en es sûre ? l’interrogea-t-il soudain, taquin.
Erël leva les yeux au ciel. Il ne changerait pas… Il continuerait à lui poser la question semaine après semaine, année après année.
— Rien du tout, confirma-t-elle. Rien. Du. Tout.
— Comment diable Ewën et toi faites-vous pour « être » le Soleil et la Lune sans éprouver la moindre faiblesse dès leur influence disparue ? Je suis dépassé !
— Et tu me le rabâches sans arrêt, s’amusa-t-elle.
Face à la moue boudeuse qui lui fut offerte, Erël s’expliqua toutefois de nouveau :
— La science des avatars est un mystère, Jowën. Personne, pas même moi, n’est capable de dire la manière dont elle fonctionne, dont les avatars sont choisis et dont l’essence des astres se transmet… Tout ça demeure une énigme ! Il est préférable de se contenter des présences du Soleil et de la Lune dans nos existences plutôt que de se torturer l’esprit en vain.
Avec un pli soucieux au front dû à son ton de voix moins assuré qu’à l’accoutumée, Jowën s’apprêtait à l’interroger lorsque trois coups frappés contre la porte l’en empêchèrent. Erël fronça les sourcils. Aucun domestique ne venait jamais la déranger à cette heure.
— Oui ? s’enquit-elle sur le timbre impérieux qu’elle avait appris à maîtriser.
Le battant s’ouvrit et dévoila la silhouette de Kaëlig, capitaine de sa garde rapprochée. Les pulsations de son cœur s’intensifièrent ; lorsqu’il était en service, Kaëlig ne la rejoignait pas avant la tombée de la nuit.
— Grâce de mes journées, la salua-t-il avec tendresse. Monsieur.
L’impatience visible sur son visage effaça chez Erël sa connaissance durement acquise du protocole.
— Parle, je t’en prie, souffla-t-elle. Oublie les titres et les formules rituelles.
Kaëlig opina.
— Nous l’avons trouvé. Nous savons qui il…qui elle est.
Sa respiration se figea. Un discret hoquet lui échappa ensuite, conséquence directe du choc provoqué par l’annonce. Non… C’était impossible. Trouvée ? Alors qu’elle-même n’y croyait plus malgré ce qu’elle affirmait ? Erël contint un rire nerveux.
— Tu en es sûr ?
— Les signes que tu m’as indiqués sont là. Et l’âge correspond aux révélations de l’Oracle.
Le bout de ses doigts fut parcouru de tremblements. À l’aube de cette dixième et fatidique année, le prochain avatar du Soleil avait été localisé.
Comme s’il percevait le maelstrom d’émotions qui l’animait, Jowën se leva de sa chaise et vint se placer à côté de la sienne ; sa paume se déposa sur son épaule, la pressa avec réconfort.
— La décision te revient, affirma-t-il. Je ne te demande rien, ne pense qu’à ta vie.
Erël déglutit. Un poids lui écrasait la poitrine. Après neuf ans d’attente fébrile et de peurs refoulées, elle se serait imaginée prête pour ce moment. Intransigeante. Et pourtant…
— Qui est-elle ? s’enquit-elle auprès de Kaëlig une fois redressée à son tour, raide.
— Elle se nomme…
— Non !
Son cri résonna dans la pièce et l’emplit de honte.
— Dis-moi juste ce qu’elle est. Ce sera beaucoup mieux ainsi.
Moins elle en découvrirait, moins elle serait hantée si…
Un début de nausée la secoua. Elle ne voulait pas y songer.
— La fille cadette d’un marchand qui a pignon sur rue.
Ses poings se serrèrent malgré elle ; l’injustice du monde la frappait de plein fouet. Dire qu’elle avait vécu dix-neuf ans dans la misère la plus absolue avant de devenir un avatar et de connaître la richesse et la sécurité… L’idée qu’un être à la naissance heureuse prenne sa place et chasse Jowën du palais selon son bon plaisir lui était douloureuse, insupportable.
Ses paupières se baissèrent, ses lèvres tremblèrent. Elle n’avait pas l’âge de mourir. Ne méritait-elle pas que sa chance se prolonge ? D’attendre l’avènement d’un autre avatar, de glaner un peu de temps supplémentaire même si le prix était terrible et élevé ?
Les dents d’Erël grincèrent. Des horreurs, elle avait déjà dû en commettre pour survivre… Sa jeunesse n’avait pas été tendre. Elle pouvait y arriver, prendre la bonne décision pour Jowën, son amant et elle. Oui, elle le pouvait ! Il suffisait d’un effort, d’une parole.
— Fais-le, chevrota-t-elle en direction de Kaëlig.
Celui-ci s’inclina et la gratifia d’une expression soulagée – sa mort l’angoissait plus qu’elle. Jowën pressa à nouveau son épaule, puis le suivit hors des appartements, lui aussi prêt à se salir les mains en son nom.
L’antre de l’Oracle se tenait devant elle, sombre et mystérieux. Un long frisson ébranla son corps. Erël avait beau avoir quitté son statut de traîne-misère pour embrasser son rôle d’avatar le mois dernier, il lui semblait encore être une bonne à rien, surtout face à la puissance qu’elle s’apprêtait à visiter.
— Ça va aller ? la questionna Jowën.
Elle hocha la tête, tenta d’oublier l’étau comprimant son œsophage. Son passage en ce lieu était presque une obligation, y échapper lui était impensable. Oui, découvrir ce que le destin lui accorderait pour sa nouvelle vie était crucial. L’incertitude ruinait déjà son sommeil.
— Rien ne te force à entrer là-dedans. Et si la vérité était pire que tes craintes ?
— Et si elle les apaisait ? contra-t-elle.
Dans un murmure, elle ajouta :
— Je dois savoir. La providence ne nous a jamais souri… alors pourquoi maintenant ? Où est le piège ?
— Il n’y en a peut-être pas.
Erël ne répondit pas, et un soupir chatouilla ses tympans.
— Soit. Pourvu que l’Oracle t’apporte la paix.
Avec une prière au cœur pour que Jowën ne perçoive pas sa nervosité, Erël le remercia. Puis elle s’avança vers la porte de l’antre ; un mouvement sur sa droite lui indiqua que Kaëlig, le séduisant mais taciturne capitaine de sa garde, la talonnait.
— Pas ici, capitaine, protesta-t-elle sans que son ton, malgré ses efforts, n’adopte un accent autoritaire.
— Mon devoir est de vous protéger, Grâce de nos journées.
Elle retint une moue gênée – il ne la quittait pas souvent, c’était un fait, et avait toujours l’attention braquée sur elle. Autant de déférence lui avait jusque-là été étrangère.
— Nul danger ne m’attend à l’intérieur, uniquement l’Oracle.
— Je…
— C’est un voyage qu’il me faut accomplir seule, l’implora-t-elle. Rien ne viendra perturber la vision de l’Oracle. Je vous autorise à surveiller l’entrée, si ça vous rassure.
Par respect, bien qu’à contrecœur, Kaëlig agréa à sa proposition. Même si elle avait vingt ans à peine et ne trouvait pas ses marques, on ne contrariait pas l’avatar du Soleil, elle l’avait vite appris.
Après avoir pris une profonde inspiration, Erël pénétra dans l’antre.
Une fumée parfumée lui titilla les narines et elle contint une toux. Ses yeux s’habituèrent à l’ambiance tamisée de l’endroit, distinguèrent un voilage – d’où s’échappait la fameuse fumée – ainsi qu’un imposant cerbère debout près de son ouverture. Nerveuse, elle s’approcha de celui-ci.
— L’Oracle médite, lui annonça-t-il de but en blanc. Elle ne recevra pas avant une heure. Revenez à cet instant-là et faites la queue.
Erël bredouilla :
— Je… J’avais espéré…
Un coup d’œil torve lui fut adressé. Puis une voix sans âge s’éleva derrière les fins rideaux.
— Il serait malvenu d’éconduire le nouvel avatar du Soleil.
Comme si elle avait oublié où elle était, Erël se demanda par quel miracle son identité avait été découverte. Ensuite, en avisant l’effet que son titre produisait sur le colosse, elle se maudit de ne pas l’avoir décliné elle-même ; elle n’était plus une pauvrette inconnue, sans la plus petite once de pouvoir ou d’autorité.
D’un pas lent, elle franchit les voiles.
— Entre mon enfant, entre. Viens me voir, lui enjoignit aussitôt la créature la plus stupéfiante qu’elle ait rencontrée.
Frêle, l’Oracle avait tout d’une fillette… Ou plutôt, elle en avait la stature et la silhouette, car de nombreuses rides parcouraient sa peau tapissée de taches de vin – une peau si fine qu’elle laissait deviner os et articulations. Ses pupilles, immenses, paraissaient quant à elles avoir connu l’éveil de ce monde. Erël déglutit. L’ensemble formait un spectacle effrayant, lugubre, et elle ne parvint pas à empêcher un frémissement de l’ébranler au moment de prendre place devant elle.
— Es-tu sûre de vouloir le savoir, mon enfant ?
Ses genoux s’entrechoquèrent.
— Comment… ?
— Je suis l’Oracle ! Qui plus est, peu de chose travaille les avatars, surtout lorsqu’ils sont comme toi.
Erël cilla.
— Comme moi ?
— Incapable de croire en leur ascension. Tout gagner quand la vie vous a habitué à être maltraité vous semble suspect, vous redoutez la suite. La peur de mourir aux vingt ans du prochain avatar est terriblement puissante chez vous.
— Je ne suis pas la première à vous consulter, affirma-t-elle.
Un rire sec effleura ses oreilles.
— Presque tous se perdent un jour ici. Certains vont jusqu’au bout, d’autres partent avant ma réponse.
Erël roula des épaules pour se détendre. Elle ne se rétracterait pas. Pour elle, mais aussi pour Jowën, dont le confort et la sécurité dépendaient de son statut.
— Quand naîtra mon successeur ? s’enquit-elle avec précipitation.
La fébrilité l’emprisonnait de son manteau. Avec lenteur, l’Oracle ancra son regard dans le sien, sonda son âme autant que son état actuel.
— Prends garde, murmura-t-elle. Une fois la vérité donnée, tracer ta voie avec elle sera ta seule option.
— Je suis prête.
Un mensonge. Toutefois, elle ne reculerait pas.
— Parfait.
L’Oracle se balança, plissa ses paupières. Ses lèvres psalmodièrent des paroles qu’elle ne saisit pas. Enfin, elle souffla :
— L’être que tu crains est déjà né, Grâce de nos journées !
Le cœur d’Erël manqua un battement. Sa respiration s’emballa. Déjà né ? Non… C’était beaucoup trop tôt. Impossible ! N’irait-elle donc pas au-delà de la quarantaine ? Ne vivrait-elle pas plus d’années dans l’opulence que dans la pauvreté ?
— Quel âge a-t-il ? s’enquit-elle difficilement.
— Elle vient de fêter son dixième printemps. Les signes commencent à être visibles, bien que personne ne les remarque vraiment – le secret est joliment conservé, au palais, hein ? Cela te rappelle sans doute des souvenirs.
Un vertige la gagna. C’était pire que ce qu’elle avait imaginé… Trente ans ; elle mourrait à trente ans, lorsque l’essence du Soleil quitterait son enveloppe pour celle du nouvel avatar. Elle refoula ses larmes, lutta contre son angoisse grandissante.
— Qui est-il ? siffla-t-elle. Où habite-t-il ?
Son empressement lui valut une œillade dure, inquisitrice.
— Comprends que je ne puis te fournir ces informations, Grâce de nos journées.
— Si vous…
— Tu as choisi d’écouter ma réponse. Maintenant, débrouille-toi avec.
L’Oracle se tut et ferma les yeux ; l’invitation à s’en aller était des plus claires. Tremblante, Erël contracta ses poings. Sa vision se fit floue le temps de quelques secondes.
Dix années. Dans dix années, elle ne serait plus rien. Dans dix années, Jowën retournerait dans les bas quartiers, condamné à la misère qu’ils avaient déjà tant partagée. Elle ne profiterait même pas de sa chance inouïe durant la moitié de sa vie.
Ses dents grincèrent.
Comment l’accepter ? Comment ?
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