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Il fait exceptionnellement froid pour un mois d’octobre ; une fine couche de givre décore les feuilles parées de leur incandescence automnale, comme pour unir le feu et la glace. Il est conscient que quand il sortira, il ne sentira dans l’air que l'écho de cette glace. Pourtant, la perspective de la brûlure polaire l’attire, comme celle d’un alcool puissant mais à l’arôme enchanteur.

Il a passé bien trop de temps enfermé entre quatre murs depuis l’attentat de la Foire internationale. Ses blessures sont en voie de guérison, mais il se passera encore du temps avant qu’il soit capable de reprendre l’activité débordante qui le caractérise. La paire de béquilles appuyée contre le dossier du fauteuil en est un implacable rappel.

Il saisit les accoudoirs du fauteuil, comme pour concrétiser ses intentions, et se soulève légèrement, ignorant la myriade d’inconforts et de douleurs mineures que le mouvement entraîne dans ses muscles raidis.

« Ce n’est pas une bonne idée… »

Il se laisse retomber avec une légère grimace et se tourne vers la voix grave, qui s’élève de la partie salle à manger de la vaste pièce. Assis à la table, Edmond est en train de travailler sur le mécanisme d’une horloge ; ses mains puissantes sont capables d’une immense délicatesse quand il s’affaire sur ces rouages fragiles. Sous ses épais sourcils, son regard sombre est toujours fixé sur son travail – en apparence du moins.

« Le perron est verglacé, ajoute-t-il d’un ton pragmatique. Et les dalles de l’allée. »

Sans relever les yeux, il poursuit :

« Si tu glisses et que tu t’esquintes, je vais devoir subir les jérémiades du poète et des tantes. Même si tu es l’unique responsable de tes actes. »

Henri ne peut s’empêcher d’être surpris par ce qui ressemble vaguement à de la sollicitude. Il n’est pas particulièrement proche d’Edmond. Peut-être juste un peu plus que de Martin ou d’Hermine, et un peu moins que de Julie avec qui il partage régulièrement quelques conversations intellectuelles, peut-être un peu austères à son goût.

« Je ne savais pas que tu étais officiellement mon garde-malade, aujourd’hui… », s’entend-il répliquer d’un ton désinvolte.

Edmond hausse ses épaules puissantes. Avec des gestes mesurés, il referme l’horloge, et la remonte. Bientôt, un tic-tac régulier empli la pièce, se mêlant aux craquements du feu dans la cheminée. Henri ne peut s’empêcher de sourire à cette magie ordinaire. Une douce chaleur irradie de l’âtre, repoussant avec constance les assauts de froideur humide qui tentent d’envahir la vaste pièce. Une légère somnolence commence à s’emparer de lui, mais il est encore assez éveillé pour reconnaître ses désirs de liberté et d’air froid comme un vœu déraisonnable.

« Il faudrait installer un véritable système de chauffage, déclare Edmond à brûle pourpoint.Si tous les hivers sont aussi rudes…

- Tu vas t’en charger ? », demande-t-il d’un ton ensommeillé.

Après un moment de silence, la voix profonde répond enfin :

« Si j’ai le temps. Je ne compte pas rester éternellement ici. »

A cette remarque, Henri s’éveille tout à fait et se tourne pour poser sur lui un regard surpris, ignorant les protestations de son corps convalescent.

« Tu veux… quitter Ambrosia ? »

L’idée est inconcevable. Certes, les Berliniac n'ont investi la plus récente de leur villégiature familiale que depuis peu de temps. La plupart des membres de la famille possèdent leur propre pied à terre, généralement au cœur de la capitale. Mais il comprend cependant que son frère parle d’un éloignement plus radical. D'un autre côté, quand il y réfléchit, il s'étonne qu'Edmond soit resté aussi longtemps.

L'aîné de ses frères était déjà un homme quand Henri est né ; même si Edmond est l’un des enfants légitimes, il n'est pas plus aimé de son père que de sa mère qui réserve toute son affection à ce niais de Martin. Parce qu’Edmond est Edmond, lourd, puissant et ingrat, il faut se donner la peine de plonger dans son regard pour en sonder toute la profondeur. En dépit de son physique grossier et de son caractère ombrageux, il est intelligent, habile et ingénieux. Il lui a fallu montrer des dons exceptionnels pour qu’il cesse d’être considéré comme une disgrâce pour la famille.

Henri est parfois douloureusement conscient qu’au temps de leur splendeur passée, il a bien souvent adopté l’attitude méprisante que le reste de sa famille affectait envers lui. Sans oublier qu'il n'a pas toujours repoussé les avances de Rosabelle, l’irrépressible épouse d’Edmond. Certes, il n’est pas le seul – « chaste » n’a jamais été un mot adapté à la volcanique beauté – mais il n’a pas de quoi en être fier.

La voix de son frère le sort de sa rêverie :

« Oui. Et tu devrais faire pareil. Tant que tu resteras, ils seront dépendants de toi. Tu ne les aides pas. »

Edmond se lève pour replacer l'horloge sur le buffet du salon et poursuit :

« … Ce qui est arrivé aurait dû leur mettre un peu de plomb dans la tête... mais non. Ils attendent juste que tu soies assez remis pour qui tu continues à leur assurer leur petite routine. Ce qui n'empêchera pas notre père de te chercher des crosses...»

Henri ne sait que répondre à cette évidence absolue. Il détourne le regard et baisse la tête, troublé par tant de franchise.

Certes, il y a des moments où ils se comprennent d’un regard, où ils s’émerveillent des mêmes choses (généralement un mécanisme particulièrement ingénieux, même s’il en perçoit plus les applications et les répercussions que l’agencement interne). Et quand le soir arrive, que Léo se jette à corps perdu dans la vie mondaine qui sied à son art et qu’Henri décide que pour une fois, le poète blond peut s'amuser sans lui, il lui arrive de retrouver Edmond autour d’une bonne bouteille dans un des petits salons d’Ambrosia, parce que ce rustaud peut être d’excellente compagnie après quelques verres. Surtout quand Henri vient une nouvelle fois de se disputer avec leur père et qu’il imagine, bizarrement, qu’Edmond compatit en secret.

Mais il y a toujours cette fine couche de glace entre eux, sombre comme le verglas sur les pierres noircies du perron.

« Où iras-tu ?

- C’est un vaste monde, empli de possibilités. C’est ce que tu dis toi-même, non ? Et j’ai les talents nécessaires pour explorer ces possibilités, contrairement au reste du troupeau. »

Il étire ses bras musculeux avant d'ajouter :

« Toi aussi, mais je sais que tu ne les quitteras pas. Parce que tu sais que tu es est le seul d'entre eux – à part moi – à avoir la tête sur les épaules. Et que tu ne leur laisseras pas la chance d'apprendre à se prendre en charge...

- Mais Rosabelle…, objecte vaguement Henri.

- … est dans la couche de Martin plus souvent que dans la mienne. Elle ne souffrira pas de solitude. »

Pas d’amertume dans ces paroles, juste une constatation. Après tout, ce n’est pas comme si c’était nouveau. Il n’y a sans doute rien de plus à en dire. Un silence un peu maladroit s'ensuit, qu'Edmond brise enfin – et Henri lui en est reconnaissant :

« De toute façon, je ne compte pas partir tant que tu ne seras pas complètement guéri. »

Henri hoche la tête, étrangement troublé : faut-il donc qu'il soit à terre, qu’il soit brisé pour que Edmond fasse une brèche dans cette paroi fine et froide qui les sépare ?

Ses yeux portent sur la cane d’Edmond, qui repose contre la table : son frère aîné boîte depuis sa naissance. Cela ne le ralentit en rien, la canne est presque symbolique, mais Henri se demande si quelqu’un a jamais pris la peine de l’avertir, quand il était enfant et qu’il luttait deux fois plus que les autres pour vivre debout, des dangers du verglas pour un homme qui n’est pas bien campé sur ses deux jambes.

Il veut ignorer cette sensation de vide profond qu'il éprouve alors même que ton frère est encore là. Il veut profiter de la présence de l'aîné, tant que la couche de glace est fissurée. Il secoue sa torpeur et lutte pour se lever même si ses jambes peinent encore à le porter et à se mouvoir comme il le voudrait. Il n’est pas brisé. Il n’est pas à terre. Il est juste encore un peu instable sur ses fondations, mais ses forces reviendront. Il est vivant, et debout.

Edmond le regarde curieusement, près à intervenir, si son frère devait s'effondrer :

« Qu'est-ce que tu fais ? »

Henri assure sa prise sur les béquilles en répondant d'un ton léger :

« Comme tu l'as dit toi-même... c'est un vaste monde, plein de possibilités, et je n'ai pas envie de laisser un peu de verglas m’arrêter. Est-ce que tu m'accompagnes ? »

On ne peut vraiment appeler la légère grimace d'Edmond un sourire, mais l'idée est là.


Texte publié par Beatrix, 17 mars 2014 à 00h40
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