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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

Les habitants de la gigantesque cité de Samsâra étaient devenus aussi durs et féroces que ces tours d'aciers sillonnant leur ville. Il n'y avait ni joie, ni lumière, dans ces innombrables regards que l'on croisait dans les rues. Le parfum de l'âme s'était dissous, la musique de l'être céleste ne résonnait plus et le souvenir d'une vie autrefois plus vaste semblait à jamais révolu. À la place régnait le triomphe de la ruse, du manque et de la peur. La chute de l'homme n'avait jamais été aussi éclatante que le long de ces grandes avenues sales et surpeuplées, parsemées des gueules hilares des publicités et de la façade synthétique des immeubles. Chaque visage témoignait de l’allégeance de l'homme à la bête, chaque murmure laissait entrevoir la fascination des abîmes. Partout l'on chantait à demi-mot la passion de la nuit, la satisfaction de la perdition, l'ivresse de l'oubli. Il existait un plaisir dans le mal comme il existait une jouissance dans l'agonie : le peuple des gouffres chérissait au-dessus de tout l'obscurité dans lequel il s'était enveloppé.

À toute heure du jour et de la nuit, les écrans géants scandaient les slogans du Mensonge. « La guerre doit se faire au nom de la paix, martelaient les présentateurs, la fausseté est l'autre nom de la vérité !» Le langage vidé de son essence inondait la cité de son pouvoir hypnotique ; les habitants se nourrissaient de mots viciés du matin jusqu'au soir, leurs rêves en étaient remplis, si bien que la pourriture s'était engrammée jusqu'au fond de leur esprit. L'intériorité était une place publique où les slogans du pire se menaient une bataille sans merci.

Certains êtres essayaient de se sortir de ce rêve fou. On les voyait au détour d'une rue, à la sorti d'un métro, ouvrir des yeux écarquillés d'horreur, des yeux qui paraissaient supplier un autre air, moins vicié, au-delà de la corruption et du meurtre journalier de l'âme, mais très vite la ville les reprenait dans sa gueule hurlante. Samsâra, la cité démone, connaissait la faiblesse des hommes ; elle maîtrisait l'art noir du doute et pénétrait les arcanes de l'esprit humain comme si elle en possédait toutes les clés. À celui qui cherchait un autre air, elle instillait son venin dans l'intimité de ses pensées : « Rien d'autre n'est possible. L'homme est né de la nuit et retournera à la nuit. Nul salut pour la race des gouffres ! » Meurtris par le poison de ces slogans et par la vision béante de la cité noire, les habitants s’endormaient à nouveau dans des rêves labyrinthiques, sous la lueur doucereuse des néons.

Samsâra liait les êtres dans l'oubli. Comme une araignée, elle tissait ses toiles fantastiques et nul ne pouvait résister à son pouvoir corrupteur, nul ne pouvait s’apercevoir qu'au-delà de la cité noire s'étendait les contours vaporeux de hautes Montagnes, enveloppés d'un bleu si pur qu'il aurait suffi d'un seul regard pour trouver la force de s'extraire du sortilège de la ville. Mais les usines crachaient une fumée si noire et les lumières des écrans une lueur si démente que la vue de ces Montagnes demeurait insaisissable à l'oeil nu...

Il aurait fallu qu'un homme exceptionnel naisse et transperce toutes les illusions de la cité pour s'avancer hors des enceintes, assoiffé d'autre chose, apatride mais libre... Malgré toute l'étendue de son pouvoir, Samsâra redoutait cela. Elle avait beau maîtriser les arts noirs et faire vibrer à sa guise toutes les cordes de l'esprit humain, elle savait (sans comprendre vraiment de quoi il s'agissait) qu'un pouvoir secret capable de la défier sommeillait dans la race des hommes. Son règne était menacé, même si rien ne pouvait le laisser encore présager. Mais son instinct de bête tapie dans les cavernes inconscientes du monde ne la trompait jamais : quelque chose en la nature profonde de l'homme la dépassait et serait même susceptible un jour de l'écraser comme un vulgaire parasite. Pour le moment, elle seule semblait en être consciente et elle vivait chaque jour dans la terreur que l'un de ses prisonniers ne s'empare de ce pouvoir. Voilà pourquoi elle dressait sans fin ses sortilèges et ses vapeurs, dans un acharnement de titan, pour que jamais l'homme ne plonge en lui-même à la recherche de ce qui la vaincrait...

Certains êtres extraordinaires avaient déjà déjoué ses pièges au cours du temps, mais ils étaient en si petit nombre et si espacés par les siècles qu'ils n'avaient jamais pu menacer véritablement son pouvoir. Certains avaient fui la ville, la laissant à son sort inchangé. Certains étaient restés, ils avaient bâti des cultes, des écoles, des religions, qui enseignait à l'homme la fin de la servitude, l'amour du Beau et du Vrai, mais Samsâra avait su comment pervertir le cœur des enseignements. Elle avait usé du talent sincère de ces prophètes pour ensevelir davantage la vérité sous d'épais voiles du langage qui parodiait l'Esprit.

Ce qui devait aider l'homme à se libérer le rendit enchainé à des dogmes sévères, sans profondeur et sans éclat. Les rituels privés de leur sens profond avaient remplacé la parole vivante, les hiérarchies et le décorum avaient subjugué le feu intérieur. Chaque parole inspirée par la Grâce était tôt ou tard transformée en son absolu contraire, chaque espoir devenait le porte pied d'un nouvel abîme et la recherche du vrai s'était transformée en la recherche du prestige. Les prophètes et les sages se succédaient en vain, leurs élans brisés dans l'oeuf. Seuls les incapables, les malicieux et les traîtres avaient le droit de recueillir l'estime ou d'enseigner aux autres, tandis que Samsâra autorisait les esprits froids et cruels à régner sur la ville. Son pouvoir était donc celui de corrompre toute lumière et d’éprouver par ces fouets invisibles les cœurs les plus lumineux, jetés ici-bas en pâture à sa gourmandise lubrique. Oui, chacun dans cette ville devait passer par son règne et s'abreuver jusqu'à l'ivresse des ténèbres de Dieu...

*

Au crépuscule, les travailleurs se rependaient hors des immenses tours et troquaient le costume réglementaire pour la panoplie écarlate du fêtard. L'alcool, les drogues et les noirs désirs recouvraient la ville comme un écrin de mort, les fêtards au yeux hallucinés se trainaient comme des carcasses le long des night-club et des casinos. Imperceptibles aux yeux humains, les gardiens occultes de Samsâra chantaient la victoire de la Nuit et le silence de l'âme assassinée. Mais personne ne croyait en l'âme ici-bas, encore moins aux spectres, c'est pourquoi les habitants - bétails de forces qu'ils ignoraient - dansaient au rythme des mains invisibles...

Les pensées étaient élevées en captivité, au sein d'une Industrie perverse, avant d'être rependu insidieusement dans les cerveaux humains. Tout le monde se croyait être l'auteur de son propre discernement, mais personne ne voyait qu'une Volonté étrangère pensait à leur place. Si une idée noble et libre apparaissait à un être, aussitôt était-elle captée par les veilleurs de l'Invisible, qui la noyaient en excitant les plus basses considérations intérieures. L’ennemi se logeait dans la poitrine de l'homme, embusqué derrière chaque élan de générosité, chaque tentative vers la grandeur. Sous son joug, les vérités devenaient des formes tordues nourrissant le mensonge et le courage finissait par inspirer la lâcheté. Tout était vicié sous le sceau de Samsâra. Les ultimes complaintes de l'âme ne parvenaient plus aux oreilles assiégées, et bientôt le silence de l'être se faisait total. Un feu divin de plus s'était éteint dans l'indifférence du monde, une étoile morte finissait sa course dans l'oubli.

Le peuple des gouffres se félicitait d'avoir conquis la raison, le discernement et la science, mais cet apparent progrès cachait en réalité le vertige de sa méconnaissance, la vastitude de sa démission. Il n'avait pour tout horizon que les sommets atteints par quelques esprits sérieux et laborieux, mais privés de la connaissance intérieure et du feu des hauteurs. Le monde de la Matière formait la totalité de sa perception. La transcendance était pour lui un rêve illusoire et enfantin, la quête spirituelle lui paraissait suspecte et l'Idéal une maladie. Le sarcasme et le cynisme tenaient lieu de guide sûr et respectable. Les Lois éternels du monde lui demeuraient fermés, les chemins mystiques et joyeux ne scintillaient plus à ses yeux, seules les glorioles illusoires que les drogues faisaient apparaître à son regard retenaient quelque peu son attention. Il aimait l'ivresse non pas de la vérité ou de l'ascension, mais celle de la chute.

La luxure de certains faubourgs côtoyait des taudis sales. Si les chemins différaient au sein de l’irréalité de cette cité, tous étaient unanimes dans le vice. Les professions élevées dans la hiérarchie vivaient dans la même ignorance que les misérables des trottoirs, différant uniquement par le faux-semblant de leur langage ou par la magnificence de leurs artifices.

Lorsque Samsâra se penchait sur son œuvre, elle riait d'avoir engendrée une race haïssant le soleil autant qu'elle, une race ivre des pentes sinueuses de l'esprit, une race dévoreuse d'elle-même et de son monde. Mais l'appétit de la démone ne s'arrêtait pas là : elle voulait plonger plus profondément encore dans le cauchemar de Dieu, qu'elle représentait... Sa faim ne connaissait pas de limite. Samsâra était née de l'Inconscience du monde. Dans son aveuglement et son orgueil, elle s'était proclamée Seigneur de toute la création. Mais lorsqu'un jour elle vit qu'il existait un Pouvoir au-dessus d'elle, incompréhensible à ses yeux de Bête, elle trembla de peur et de colère. Elle reconnut bientôt ce même pouvoir tapi dans le cœur des hommes. Folle de rage, elle construisit la formidable cité qui portait son nom et emprisonna l'esprit humain dans ces songes hallucinés. L'homme, cette créature si étrange sortie des entrailles de la Nature, deviendrait sa propriété. L'homme, capable de grandeur et de métamorphose, serait enlisé à sa loi de fer. L'homme, possesseur inconscient d'une force qui la dépassait, serait empêché d'accomplir son destin.

Ce que Samsâra ignorait, c'est que la terrible pression qu'elle faisait peser sur la force évolutive était elle-même une aide indirecte apporter aux hommes, car plus la Nuit du monde se faisait intense, plus sa libération en serait victorieuse. Samsâra servait les plans du Pouvoir qu'elle combattait, ainsi était l'ironie de l'économie divine. Dans les profondeurs abyssales de la cité de fer, ce même Pouvoir s'emparait lentement de certains êtres, les éveillait à des pensées toujours plus lumineuses, à une soif indicible d'un Absolu qui ne disait pas son nom. Les veilleurs de Samsara avaient beau harceler le Mental de ces habitants, quelque chose d'infime en eux résistait à leur sortilège. Malgré la pesanteur de la ville, le rire hilare des présentateurs-télé, la putréfaction généralisée des esprits, certaines âmes reprenaient lentement conscience d'elles-mêmes, guidées par un appel mystérieux : « Eveil toi, éveil toi », disait ce chant qui semblait appartenir à des régions encore inconnues de l'homme.

*

Ritam était l'un de ceux qui avait entendu cet appel et qui continuait de l'entendre à certaines heures du jour et de la nuit, lorsqu'il contemplait par exemple le métro surgir des galeries noires, lorsqu'il servait des plats au restaurant dans lequel il travaillait ou lorsque ses yeux ne parvenaient plus à s’ouvrir devant les images hurlantes de son ordinateur. Ritam était encore un jeune homme, mais la ville l'avait déjà tant usé que les miroirs réfléchissaient une image de squelette, aux yeux saupoudrés par la fatigue et l'effroi, comme ces animaux traqués puis emprisonnés qui s'en remettent finalement à la cruauté du destin. La cité le tenait dans ses filets et avait marqué sa chair au fer rouge. Ritam ne connaissait que trop bien l'intensité du désespoir lorsque son étau se resserre jusqu'à ne plus rien laisser d'autre que la fascination du néant. Il ne connaissait que trop bien le vertige du mal, du manque et de la solitude. Il s'était laissé absorbé tant de fois par le court répit qu'offre les opiacés. Il avait remonté des milliers de fois la longue avenue qui le menait de chez lui au restaurant, saisi comme à chaque fois par l'irréalité de son existence, par l'absolu impossibilité de son futur et par l'écrasement de la ville.

Il s'était senti descendre toujours plus profondément dans l'inconscience, jusqu'à ce qu'il devienne comme un étranger à lui-même. Ses pensées semblaient appartenir à d'autres que lui. Ses actes étaient comme inspirés par une intelligence étrangère, ses addictions excités par une impulsion dans sa poitrine et son ventre. Il lui paraissait parfois, dans des états d'hébétudes causés par la drogue ou la fatigue, que la ville était vivante...

Ritam n'avait jamais parlé de ses intuitions. Personne d'autre que lui ne semblait voir ce qu’il voyait, ressentir ce qu'il ressentait. Les gens qui l'entouraient vivaient accrochés au mouvement furieux de la ville, comme s'il redoutait qu'un seul regard en arrière ou un seul mouvement de recul les fasse dévier de cette mécanique furieuse. La survie paraissait dépendre de la totale dépossession de soi-même, au profit d'une fusion quasi organique dans le flux et le ressac de la cité. Ritam avait depuis longtemps lâché cette roue, si bien qu'il s'était retrouvé isolé de tous, même de sa famille, et il survivait tant bien que mal avec son maigre salaire. Était-ce cette distance avec le spectacle de la ville qui lui donnait ce regard si particulier ? Ou bien sa marginalisation l'avait-elle définitivement rendu fou : pouvait-on survivre si longtemps dans une telle solitude ? C'étaient les questions que Ritam se posait.

Mais ses interrogations ne s'arrêtaient pas là. D'étranges rêves venaient le visiter chaque nuit. Tantôt, il contemplait les contours de délicieuses Montagnes. Tantôt, il sentait une joie surhumaine étreindre son cœur, qui le laissait comme ivre de longues minutes après son réveil. Il avait alors, dans ces moments là, l'intuition que les fumées noires de la cité de Samsâra cachait un trésor si immense qu'il frémissait juste à y songer. Une nostalgie lui venait alors, d'une époque qu'il n'avait jamais connue ou d'un futur imperceptible, et cette nostalgie hurlait la soif d'une vie plus vaste et plus lumineuse. Mais les pensées grises reprenaient bientôt son empire. Car où pourrait-il trouver une vie plus vaste et plus lumineuse ? La violence et l'empire de Samsâra s'étendaient partout ! Ritam se levait alors et posait sa tête contre la vitre de la fenêtre. Sous ses yeux s'étendaient les toits gelés de la ville, comme un océan de tristesse invaincu. Il se demandait si d'autres que lui se posaient les mêmes questions et ressentaient la même soif.

Une lueur dans le cœur l'avait toujours empêché de sombrer. Il faisait face à la Nuit et pourtant il ne pliait toujours pas. Il avalait le poison de la ville jusqu'à l’asphyxie, mais il se relevait. Ses misères et ses doutes pesaient sur ses épaules comme les serres de l'hydre, mais une respiration était encore possible entre deux abîmes. Même lorsque tout semblait perdu, que l'agonie prenait le goût de l'extase et que les précipices de sa pensée finissait par éveiller toutes les goules du Styx, Ritam continuait sa route. Inspiré par les muses, il devinait parfois dans le point extrême du malheur le point extrême d'une joie suprême ou dans la toute-puissance de sa captivé le retentissement de sa délivrance prochaine. Il ne parvenait pas à unifier en lui ses folles contradictions, ni à légitimer la félicité qu'il ressentait parfois au contact de l'Enfer. Mais il lui semblait qu'à forcer de tomber, il s'élevait vers une aube cristalline. À force de s'enfoncer dans les fonderies du malheur, il s'éveillait au mystère de la Paix. Dans ces moments là, il chérissait le mensonge dans lequel s'était drapé le monde, car toutes les barricades lui faisaient pressentir l'Infini qu'il portait.

Mais Ritam, encore une fois, se demandait s'il était le seul à ressentir de si paradoxales sentiments...


Texte publié par Savitri, 29 mai 2021 à 06h40
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