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tome 1, Chapitre 2 tome 1, Chapitre 2

Alors que tout le monde était pétrifié, Bazil se rua vers le jeune homme, dont les cris faiblissaient. Il s’agenouilla dans la terre rougie et se mit à lui parler doucement. Le blessé frissonna et ses yeux se fermèrent. Une expression détendue passa sur ses traits tandis que le GuériSage lui ôtait lentement sa tunique lacérée et sanglante. Il s’immobilisa un instant pour examiner les estafilades qui déchiraient son flanc gauche, de l’épaule au plexus solaire. Là, Bazil secoua la tête brièvement, puis il prit les tempes de l’adolescent entre ses paumes. Il approcha son visage du sien, et délicatement, il accorda son souffle à celui de son patient, inspirant et expirant à contretemps, comme s’il voulait lui donner sa propre énergie.

Deux minutes plus tard, Bazil se détourna du blessé et regarda autour de lui. Il passa une main sur son front et se frotta les joues.

— Que quelqu’un m’apporte ma sacoche, demanda-t-il d’une voix lasse. Et j’aurai besoin d’un peu d’aide.

Kiaraan tenait toujours le garçonnet contre elle, ce que de toute évidence il n’appréciait guère. Elle chercha la mère du regard et fut presque renversée par une femme qui se précipitait vers elle. Elle lui arracha son fils des bras et manqua l’étouffer sous ses baisers. Ensuite, seulement, elle serra Kiaraan contre elle de toutes ses forces.

La jeune fille se dégagea en douceur en se frottant le menton, là où le front de l’enfant l’avait heurtée dans la furieuse embrassade de sa mère. Elle les considéra tous deux un instant, un sourire attendri aux lèvres. Silène avait coutume de l’étreindre ainsi tout contre son cœur et de lui caresser les cheveux. Elle dut se retenir de toutes ses forces pour ne pas retourner se blottir dans les bras de la femme qui ne se doutait de rien.

— Kiaraan ? Tu n’as rien ? Tu vas bien ?

Celle-ci se détourna en ouvrant de grands yeux. Il était rare qu’Oksa s’exprime d’une voix aussi retentissante. Elle ne posait pas non plus autant de questions sans attendre les réponses. Elle devait vraiment avoir eu peur pour oublier sa timidité et courir vers elle. Car s’il y avait bien quelque chose qu’Oksa détestait, c’était d’attirer l’attention.

— Je n’ai rien, la rassura immédiatement Kiaraan.

— Oh, tant mieux. J’ai eu si peur… l’ours arrivait vers toi et tu ne bougeais pas et… et puis le petit garçon, tu l’as sauvé et…

— Calme-toi. Respire à fond, ok ? Je vais bien.

Oksa acquiesça et souffla sur la frange qui lui retombait sur les yeux. Oui, vu le nombre de mots qu’elle avait prononcés à la suite, elle était vraiment bouleversée.

Kiaraan lança un nouveau coup d’œil à Bazil. On lui avait apporté sa sacoche, et quelques volontaires s’étaient avancés de lui pour l’aider, mais la jeune femme remarqua les fréquents coups d’œil qu’il lui adressait.

Ne pouvant se résoudre à laisser son amie toute seule, elle lui prit la main et l’entraîna avec elle pour rejoindre le Guérisage. Il leva brièvement les yeux à leur arrivée et leur dédia un sourire chaleureux avant de se recentrer sur son patient. Kiaraan s’agenouilla aux côtés de Bazil tandis qu’Oksa restait debout, visiblement réticente à s’approcher plus.

— C’est Lohim, dit-elle d’une voix blanche. Il… je… oh, tout ce sang…

— Oksa, rends-moi service, veux-tu ? Va chercher les parents de Lohim et amène-les à l’office. Kiaraan et moi, nous allons finir de le soigner puis l’y transporter.

La mine soulagée, Oksa hocha la tête vigoureusement et s’éclipsa. Kiaraan lança un regard reconnaissant à Bazil, qui lui répondit par un clin d’œil.

— Donne-moi la décoction d’écorce de systus, veux-tu ? Et prépare un emplâtre de laurier, aussi concentré que possible.

Kiaraan s’exécuta. Pendant qu’il enduisait les plaies, elle humidifia quatre feuilles rugueuses d’un vert profond, dont l’odeur lui piquait le nez. Elle entreprit de les broyer dans un petit bol, à l’aide d’un pilon de pierre.

— À quoi sert ce cataplasme, Kiaraan ?

— Vraiment, tu veux faire ça maintenant ?

— Toute occasion est bonne pour apprendre.

Malgré son sourire léger, le regard de Bazil était on ne peut plus sérieux.

— Le laurier atténue la douleur et accélère la cicatrisation, récita Kiaraan en levant les yeux au ciel. J’imagine qu’en l’ajoutant à la décoction de systus, tu souhaites éviter que la plaie s’infecte.

— En effet. C’est un peu risqué d’appliquer ces deux préparations en même temps, mais il devrait bien le supporter. Il est jeune. Et si ça marche, il sera bientôt en état d’être interrogé.

— Et si ça ne fonctionne pas ?

— Eh bien, comme je suis un excellent Guérisage, je vais considérer que ta question est offensante et ne pas y répondre. Aide-moi à le déplacer, veux-tu ?

Avec le soutien des quelques volontaires, ils transportèrent le blessé à l’intérieur de l’office de soins de Bazil. Quelques minutes plus tard, Oksa revint avec les parents de Lohim. Quand ils commencèrent à lui adresser des remerciements, Kiaraan décida de s’éclipser. Elle interrogea Bazil du regard, et fila en le voyant hocher la tête. Elle n’avait rien fait qui mérite une telle reconnaissance. S’occuper de Lohim était son travail, à titre d’apprentie de Bazil. C’était le rôle qu’on lui avait attribué, bien malgré elle. Soi-disant, en tant que fille de Iarn, le précédent Guérisage disparu depuis des années, elle avait toutes les qualités requises. Certes, elle aimait soigner ; cueillir les bonnes plantes et préparer elle-même les médications était stimulant. Cependant, rien n’était plus ridicule que de croire que cela suffisait à faire d’elle ce qu’elle n’avait jamais souhaité être.

Kiaraan vit son oncle sur le chemin, accompagné de Pier, le chef des Chasseurs et membre du Conseil. Comme à chaque fois qu’elle rencontrait un des gardes du village, un pincement dans la région du cœur la fit tressaillir. Elle ne pouvait pas croiser le regard de Pier sans grincer des dents.

— Bien joué, Kiaraan, s’exclama justement celui-ci.

Son expression était bien plus étonnée qu’admirative, mais la jeune fille rougit tout de même devant ce compliment inattendu.

— Prêt à revoir ton jugement, alors ? s’entendit-elle dire sur un ton de défi.

Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine, mais elle refusa de baisser le regard.

— Kiaraan… fit Arnen avant que Pier ait pu répondre. Ce n’est pas le moment. Ta tante t’attend, elle est inquiète à ton sujet. Ta sœur aussi.

La jeune fille le dévisagea en plissant les yeux, les épaules contractées.

— Et toi non ? Ah c’est vrai, tu étais là, tu as tout vu, puisque tu ne participais pas…

— Kiaraan ! Épargne-moi ton insolence. N’oublie pas à qui tu parles.

— Et à qui ai-je l’honneur de m’adresser ? À mon oncle, ou au chef du village ?

— Cesse immédiatement. Silène t’a enseigné la politesse, il me semble. Je sais que tu ne voudrais pas la décevoir.

Kiaraan recula d’un pas.

— Ne me parle pas de ma mère.

— C’était aussi ma sœur, ne l’oublie pas. Tu n’es pas la seule à…

— Et elle m’a appris à respecter mes aînés, en effet. Du moins, ceux qui le méritent.

Là-dessus, la jeune fille s’écarta brutalement et s’en fut. Elle s’obligea à garder une allure modérée, un pas égal et fit comme si elle n’entendait pas les appels courroucés de son oncle.

Elle devrait rendre compte de son comportement, elle en était consciente. Mais elle ne supportait pas qu’Arnen ait l’audace de parler de sa mère. Il n’avait rien fait pour la rechercher quand ils avaient constaté sa disparition quelques mois plus tôt. Elle rentrait toujours. Kiaraan savait que ce n’était pas normal, et clamait qu’il fallait faire quelque chose. Mais Arnen lui avait opposé que ne pas revenir de sa Mue était malheureusement fréquent. Que la Mère seule pouvait décider de la leur rendre, et qu’ils devaient s’en remettre à elle.

Mais cela faisait déjà six mois, et Silène n’était pas là. Elle serait bientôt déclarée officiellement perdue. Et son oncle avait aussi sa responsabilité, en quelque sorte, dans son absence. Autant dire que Kiaraan s’éloignait de plus en plus de l’adolescente modèle en présence d’Arnen. La façon qu’il avait de l’infantiliser exacerbait toujours ses plus vilains instincts.

En arrivant en vue de la maison, Kiaraan soupira. Elle n’aurait pas dû s’emporter, mais elle ne parvenait pas à regretter son éclat. C’était de plus en fréquent ces temps-ci, comme si certains mots, certaines émotions trop longtemps enfermées émergeaient enfin au grand jour.

Quand elle entra dans la pièce de vie, la jeune fille entendit une exclamation de soulagement. Sa sœur se précipita vers elle et la serra dans ses bras à l’étouffer. Diorann la tint ensuite à bout de bras, comme pour vérifier qu’elle était bien entière et se mit derechef à lui crier dessus.

— Espèce d’inconsciente ! Tu aurais pu te faire piétiner par cet ours ! Qu’est-ce que j’aurais fait, moi, sans toi ?

Kiaraan baissa la tête et écouta sans rien répondre sa diatribe. Elle avait le droit d’être en colère. Elles n’étaient plus que toutes les deux. Quand Diorann fut calmée, Kiaraan l’étreignit à son tour et chuchota à son oreille :

— Je ne te laisserai jamais tomber.

Diorann eut un maigre sourire et lui tapota la main avant de se dégager.

— Tante Ilsa, tu ne voulais pas embrasser Kiaraan, toi aussi ? demanda-t-elle alors d’une voix un peu trop innocente.

Celle-ci, qui s’était tenue en retrait depuis le retour de Kiaraan, fronça les sourcils dans sa direction. Elle jeta ensuite un regard furtif à sa nièce. Ces yeux d’habitude si froids et indifférents lorsqu’ils se posaient sur elle se faisaient maintenant inquiets ? Kiaraan ne pouvait pas y croire.

À sa grande stupéfaction, Ilsa s’avança vers elle et tapota maladroitement son bras.

— Tu n’es pas blessée ?

Comme Kiaraan hochait négativement la tête, interloquée, Ilsa esquissa un sourire et repoussa une mèche de cheveux de son front. Jamais, jusqu’à cet instant, elle n’avait eu un tel geste envers elle. Derrière tout son ressentiment, toute sa colère, la jeune fille se sentit étrangement soulagée. Une chaleur inopportune se répandait dans son cœur, sur son visage et dans la région de ses yeux. Oh, la rancune serait tenace, à n’en pas douter, car elle ne pardonnait pas facilement, mais Kiaraan entrevoyait l’espoir d’une relation plus cordiale entre sa tante et elle.

Un long silence s’étala entre les trois femmes. Du coin de l’œil, Kiaraan aperçut sa sœur tenter de se fondre dans le décor, respirant à peine. La petite traîtresse ne perdait rien pour attendre.

— Je… dit-elle finalement en se raclant la gorge. Je veux bien manger un peu.

Elle leva les yeux et croisa ceux de sa tante. Pour la première fois, elle ne se déroba pas et prolongea le contact. L’inquiétude dans ses prunelles paraissait sincère.

Ce fut la main d’Ilsa, tressaillant sur la sienne, qui la persuada de laisser ouverte la brèche qu’elle venait de créer.

*

Une heure plus tard, Ilsa sortit pour rejoindre Arnen à la salle du Conseil. Une réunion extraordinaire allait se tenir, tout le village était attendu.

Alors que Kiaraan finissait le plateau que sa tante lui avait préparé à grands gestes maladroits, sa sœur vint s’asseoir près d’elle. Ses courtes boucles noires lui chatouillèrent le cou quand elle posa la tête sur son épaule.

— Ça va ? Tu te sens bien ?

— C’est bon, Dio. Il ne m’est rien arrivé.

— Ça aurait pu, rétorqua Diorann en lui lançant un regard de reproche.

Elle s’empara sans vergogne du pain qui restait.

— Hé ! C’est à moi ! Honneur à l’héroïne du jour, j’ai combattu un ours, moi !

Sa sœur s’esclaffa et engloutit le quignon au moment où on frappait à la porte.

— Va voir, espèce d’ingrate, commanda Kiaraan en lui envoyant une bourrade.

Diorann se leva et alla ouvrir.

— C’est pour toi, fit-elle un instant plus tard.

En maugréant, elle se redressa et sortit sur le seuil.

— Kei ? Qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Rien, Kiaraan, répondit le jeune homme. Je voulais simplement m’assurer que tu allais bien.

— Oh, fut tout ce que Kiaraan trouva à dire. Pourquoi ?

— Eh bien… tu étais juste en face de l’ours, il aurait pu te blesser…

— Pourtant, le taquina-t-elle, depuis le temps qu’on s’entraîne ensemble, tu devrais avoir compris que je suis plus forte que j’en ai l’air. C’est gentil de t’inquiéter, mais un peu offensant quand même.

— Tu sais que je tiens à…

— Demain, au terrain d’entraînement, ça te va ? l’interrompit-elle en ignorant sa réplique.

— Oui, comme tu veux, mais…

— À demain, Kei.

Elle rentra dans la maison et croisa le sourire goguenard de sa sœur.

— Quoi ?

— Kiaraan, je te jure que parfois tu es désespérante.

— Pourquoi ?

— Il en pince pour toi, c’est évident !

— N’importe quoi. Nous sommes amis, c’est tout.

— Oh non, ce n’est pas tout. Enfin, pas pour lui. Vraiment, tu n’es pas intéressée ?

Pour toute réponse, Kiaraan leva les yeux au ciel.

— Qu’est-ce que je disais ? Moi, si je pouvais, je n’hésiterais pas.

— Eh bien vas-y ! Attends un peu, pourquoi tu ne pourrais pas ? Tu ne vas pas me faire croire que… déjà ! Qui est-ce ?

— Ce n’est rien de sérieux, répliqua Diorann en rougissant.

— Je le connais, donc ? Dis-moi qui c’est !

Diorann s’échappa vers sa chambre, et Kiaraan la suivit en la bombardant de questions.

Un peu plus tard, elles se préparèrent ensemble pour se rendre au Conseil. Avec ses mains expertes, Diorann aida sa sœur à nouer convenablement à la taille la ceinture compliquée de son laré, l’habit traditionnel de leur clan. C’étaient de simples rectangles de tissu teints, descendant jusqu’aux pieds, dont les pans non fermés flottaient librement autour des chevilles. La couleur dépendait du statut du porteur : beige pour les jeunes n’ayant pas encore mué, vert pour les adultes ayant franchi ce cap.

*

Une chaleur humide, étouffante, régnait dans la salle du Conseil. La quasi-totalité du village était présente, et le bourdonnement des conversations semblait tournoyer autour du même sujet comme un frelon agressif. De nombreux visages arboraient une expression soucieuse, effrayée, et plusieurs personnes étaient venues armées. Oh, c’étaient souvent de simples couteaux de cuisine en pierre polie, voire des javelots de bois, mais les regards des hommes et des femmes qui les portaient étaient pareillement déterminés.

Au brouhaha des discussions répondaient les cris de joie des enfants qui se poursuivaient, profitant de l’inattention momentanée de leurs parents. Les quelques ordres donnés d’une voix molle n’y faisaient rien. Tous les esprits étaient ailleurs.

Parmi les jeunes, tous regroupés dans un coin de la salle, l’ambiance était tendue. Les conversations s’effilochaient aussitôt amorcées. Comme tous ses camarades, Kiaraan était douloureusement consciente que c’était l’un des leurs. Qu’elle aurait pu, qu’elle pourrait peut-être se retrouver dans la même situation que ce pauvre Lohim. Leur cousin Maxel, un des meilleurs amis du jeune rescapé, se tenait adossé à la paroi de pierre de l’édifice, le visage figé.

La salle du Conseil, comme toutes les bâtisses importantes du village, était en quarill gris. L’exploitation des mines des montagnes environnantes constituait l’activité principale de Long'Ombre, de l’extraction du minerai à des profondeurs abyssales, jusqu’à son utilisation dans de nombreux domaines de la vie quotidienne. La couleur dominante de la roche signalait son usage : gris pour les bâtiments, vert pour les armes, et noir pour les quars, leur monnaie. Les gisements étaient tellement riches qu’ils vendaient une partie de leur production au reste du pays. C’était grâce à eux que la devise officielle était devenue le quar.

Promenant son regard autour de la pièce, la jeune femme remarqua que maints couples se tenaient enlacés. Parmi eux, nombreux seraient ceux qui demanderaient l’appariage dans les jours à venir, se dit Kiaraan. Comme si se déclarer mutuellement leur flamme et s’engager pouvait conjurer le poids du sort implacable qui venait de se rappeler à eux.

Quelques instants plus tard, le brouhaha ambiant s’éteignit au fur et à mesure qu’un homme s’avançait jusqu’au centre de la salle, où se dressait une estrade en bois. Arnen y grimpa et se tourna face à la foule. Deux autres personnes le rejoignirent et se placèrent un peu en retrait. Un silence tendu s’installa, uniquement troublé par les respirations qui s’accéléraient. Une petite femme aux cheveux noirs se tenait tout au bord du cercle des spectateurs. Kiaraan la reconnut immédiatement. C’était Kaya, la mère de Lohim. Des larmes, qu’elle ne paraissait pas sentir, coulaient sur ses joues pâles. Ses voisins tentaient de lui parler, lui posaient des questions, mais son regard voilé était obstinément braqué sur les trois membres du Conseil qui se préparaient à prendre la parole.

L’attente se fit fébrile, bien plus qu’à l’ordinaire dans ce genre de réunions, et plusieurs personnes interpellèrent Arnen et ses compagnons. Celui-ci leva une main, et tous se turent.

− Lohim vivra, déclara Arnen, dédaignant les formules rituelles. Bazil est en ce moment à ses côtés, et d’après lui, Lohim a de bonnes chances de récupérer l’usage total de son bras.

Un soupir collectif détendit tous les visages, et des applaudissements retentirent.

− Merci pour lui, et pour sa mère Kaya qui a pris la peine de nous rejoindre pour ce Conseil en confiant son fils à la garde de Bazil. Elle a voulu me transmettre de toute urgence les paroles de Lohim à son réveil.

Le Sage fit une pause, laissant à ses déclarations le temps de pénétrer les esprits.

– Lohim affirme avoir été agressé par un autre animal.

− Ce n’est pas possible ! cria un homme au fond de la salle. Les Purs ne nous attaquent jamais.

− Il a dû se tromper, enfin ! renchérit une femme non loin de Kiaraan

− Silence ! intima Arnen.

Il laissa passer quelques secondes, s’assurant que l’attention de tous lui était acquise. Il inspira profondément et se pencha légèrement en avant, avant de reprendre la parole.

− Bazil ne m’a pas autorisé à interroger Lohim en personne, mais il certifie qu’il est sincère. Il a examiné les blessures du garçon et confirme qu’il n’a pas pu se faire ça lui-même. Ce n’est ni une chute ni une cause extérieure qui a occasionné les plaies que nous avons tous vues. Il a donc bien été attaqué, et il me paraît improbable que ce soit un Pur. Je suis obligé d’envisager que Lohim a bien été volontairement pris à partie par un autre Human, mais…

Des exclamations fusèrent de toutes parts.

– Ce n’est pas possible !

– Mais qui aurait pu ?

À cet instant, quelqu’un pénétra dans la salle par l’arrière. Bazil s’approcha rapidement d’Arnen, sans regarder personne et l’air très agité. Chacun retint son souffle pendant que les deux hommes parlaient. À la fin de la discussion, Arnen eut un mouvement de recul et ferma les yeux un moment. Quand il se retourna vers l’assistance, on aurait cru que plusieurs années étaient passées sur son visage.

– Bazil m’informe que Lohim aurait dit… avoir été attaqué par un loup.

Un silence assourdissant suivit ses paroles, puis tout le monde se mit à parler en même temps.

− C’est insensé !

− Les Lupus ? Mais pourquoi auraient-ils brisé le pacte ?

− Cela ne se peut pas, voyons ! Les clans Prédateurs ne doivent pas chercher querelle aux autres, c’est la règle !

− Mais qui d’autre ? Les Felids ? Ils ne descendent jamais de leurs hauteurs.

− Si ce sont eux qui ont attaqué mon fils, ils doivent rendre des comptes !

− Elle a raison !

− Oui !

− Silence ! cria Arnen à pleine voix.

Tout le monde se tut dans l’instant. Il était rare qu’Arnen hausse le ton. Cette fois, le masque froid et calme qu’il s’évertuait à montrer d’habitude était tout près de se craqueler. Seule Kiaraan décelait l’effort magistral qu’il s’infligeait pour garder la maîtrise de lui-même.

– Nous ne savons pas exactement ce qui s’est produit. Et tant que cela durera, il n’est pas question que quiconque rende des comptes. Je propose donc…

– Tu ferais passer l’entente politique avec les Lupus avant les intérêts d’un membre de ton clan ? Tu me déçois, Arnen ! Ils sont forcément coupables, et je veux qu’ils payent pour ce qu’ils ont fait à mon fils !

– Paix, Kaya, répondit Arnen d’une voix tendue. Je ne peux pas lancer de telles accusations sans aucune preuve. Si nous brisons l’alliance avec les Lupus, c’est tout le clan qui sera en danger.

– Mais ils l’ont rompue les premiers !

– Peut-être. Et si tel est le cas, je te promets qu’il sera vengé. Mais cela devra attendre que j’aie la certitude que ce sont eux les agresseurs de Lohim.

– Tu ne peux pas faire ça !

De nombreuses personnes encouragèrent bruyamment Kaya. Visiblement, l’animosité des villageois envers les Lupus était plus importante que ce qu’Arnen pensait. Les dernières échauffourées entre des jeunes de leurs deux clans ne plaidaient pas en leur faveur, mais Arnen était un homme réfléchi et pondéré. Il ne provoquerait pas une guerre sur des rumeurs. Il jeta un coup d’œil en arrière, indécis. Pier s’approcha de lui, mais ne tenta pas de lui parler. De toute façon, il ne l’aurait pas entendu dans la cacophonie ambiante. Vikash, quant à lui, pointa le doigt sur Kaya et lança un regard éloquent à Arnen. Pinçant les lèvres, celui-ci se détourna et ouvrit la bouche pour réclamer une nouvelle fois le silence.

Un chant s’éleva alors, une voix pure et cristalline comme un ciel d’été. À peine plus audible qu’un murmure, sa puissance éclatait pourtant au sein de chaque esprit exposé à son envoûtement, submergeant sans effort le tumulte. Peu à peu, le calme revint, et on vit fleurir sur les visages des sourires béats. Le regard dans le vague, Kiaraan écoutait la mélopée lente et harmonieuse qui semblait provenir de l’intérieur même de son être. Rien n’aurait pu l’arracher à cet enchantement. C’était si beau que les larmes remplirent ses yeux. La voix avait complètement pris possession de sa volonté et irradiait son corps d’une bienheureuse plénitude.

Quand le chant se tut, il y eut un ballet de clignements de paupières et d’ébrouements de toutes parts. Certains s’appliquèrent des tapes plus ou moins fortes pour se sortir de leur léthargie. D’autres regardaient autour d’eux, étonnés de se retrouver là. Arnen lui-même secouait la tête comme pour en chasser les dernières brumes.

Une incroyable sensation de paix s’était imposée à tous.

Au beau milieu de la foule, Diorann tremblait encore de l’effort qu’elle venait de faire. Les personnes les plus proches d’elle paraissaient dormir debout. Immobiles, les paupières closes, leurs visages arboraient une expression de béatitude frisant l’absurde.

Rougissant sous la multitude des regards braqués sur elle, la jeune fille cacha sa tête entre ses mains. À quinze ans, elle commençait tout juste son entraînement, mais utiliser son pouvoir avait été totalement spontané. Sa voix s’était déployée avec une force telle qu’elle en était elle-même enivrée.

Perdue dans cette grisante sensation de puissance, elle n’entendit même pas Arnen reprendre le fil de son discours. Elle ne reprit pied dans la réalité que lorsque quelqu’un murmura à son oreille :

− Dio. Reviens parmi nous, petite sœur, la secoua gentiment Kiaraan.

Elle pressa un peu plus fort l’avant-bras de Diorann et lui sourit quand elle vit son regard s’éclaircir.

− Tu feras une excellente ChantÂme, toi aussi, poursuivit Kiaraan.

La fierté qui faisait briller ses yeux ne suffisait pas à gommer la tristesse de sa voix. Jusqu’à sa disparition, leur mère avait été la ChantÂme de Long’Ombre, la plus aimée, la plus douée.

D’un même mouvement, leurs mains se joignirent et s’arrimèrent l’une à l’autre comme à un rocher au milieu de la mer.

Devant elles, Arnen continuait son discours.

− … décidé de deux choses : toute relation avec les Lupus, qu’elle soit commerciale, professionnelle ou personnelle, sera prohibée. Un couvre-feu sera également mis en place pour les jeunes. Ils devront être rentrés chez eux au coucher du soleil, sous peine d’être enfermés à résidence. Cela pour leur propre sécurité.

Il laissa tomber un regard soucieux sur ses nièces accotées l’une à l’autre en face de lui.

− J’ai aussi décidé de constituer un groupe qui sera chargé d’enquêter sur l’agression de Lohim. Je souhaite faire toute la lumière sur les récentes et troublantes disparitions que nous avons eu à déplorer.

Au fond de la salle, quelqu’un étouffa une exclamation.

− Tous ceux qui ne sont pas revenus de leur Mue dans les trois derniers mois seront activement recherchés, continua Arnen. Et s’il s’avère que les Lupus sont impliqués, même de loin, dans ces histoires, justice sera rendue.

Des acclamations résonnèrent.

− Encore une chose avant de clore ce Conseil. Vous le savez, ce n’est pas la première fois que l’un de nous disparaît. Cette fois, cependant, cela me touche particulièrement. J’ai longtemps repoussé l’échéance, mais nos règles sont claires, comme certains n’ont pas manqué de me le rappeler.

Il s’interrompit pour prendre une grande inspiration, et se racla la gorge, les yeux fixés sur un point en hauteur, au-dessus des regards.

Le cœur de Kiaraan se mit à battre furieusement contre ses côtes. Une vague d’angoisse vint fourmiller jusqu’au bout de ses doigts, lui coupant la respiration et enserrant ses entrailles dans son étau glacé. Elle sentit la main de Diorann broyer la sienne.

— Nous attendons le retour de ma sœur Silène depuis plus de six mois, maintenant. Selon nos coutumes…

Arnen fit signe à ses compères de s’avancer et s’appuya sur l’épaule de Vikash. Il l’empoigna avec une telle force que son acolyte ne put retenir une exclamation de douleur, mais ce fut avec une voix raffermie qu’il reprit :

— Je déclare donc Silène Ursi officiellement perdue sans espoir de retour. Ses filles vivront avec moi jusqu’à leur entrée dans la vie d’adulte. Ceci est la fin du Conseil.

Les trois hommes descendirent alors de l’estrade et sortirent de la salle d’un pas lourd, sous les regards attristés de l’ensemble des citoyens.

Pendant quelques secondes régna un silence assourdissant. Diorann se mit à trembler. Comme guidées par une force supérieure, ses mains montèrent jusqu’à son visage et ses ongles se plantèrent dans ses joues sans même un tressaillement. Ses genoux cédèrent et elle s’effondra au sol. Maxel fut instantanément près d’elle. Il s’assura qu’elle ne s’était pas fait mal, et s’employa à la relever et à la soutenir pour la ramener chez elle.

Il tourna la tête, s’inquiétant de Kiaraan, et ce qu’il vit le fit blêmir.

Contrairement à sa sœur, Kiaraan restait sans réaction. Les poings crispés, agitée de convulsions incoercibles, elle semblait incapable de faire un geste, ou même de parler.

Autour d’elle, les gens commençaient à s’apercevoir que quelque chose n’allait pas et s’éloignaient d’elle. Elle n’eut pas un mouvement, concentrée sur une unique idée : Diorann était trop proche d’elle. Elle risquait de la blesser.

Au prix d’un immense effort, elle fit quelques pas en arrière. Elle ne tiendrait plus très longtemps. Elle ne parvenait plus à contenir l’incroyable puissance, l’instinct primaire irrépressible qui s’emparait d’elle.

Alors qu’elle écartait les bras pour se laisser submerger, Maxel hurla :

— MUE !

Tandis que la foule paniquée détalait à grand renfort de cris et de bousculades, quelqu’un heurta Kiaraan de plein fouet. Les tremblements atteignaient leur paroxysme, la silhouette de la jeune fille devint floue et sembla grandir. Un grondement animal, primitif, jaillit de sa gorge. Plusieurs personnes l’empoignèrent et la portèrent à l’extérieur. Ils l’avaient à peine lâchée qu’elle s’enfuyait déjà à toutes jambes vers la forêt, laissant derrière elle sa peau d’humane.


Texte publié par Gabhany, 14 mai 2021 à 15h40
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