Il est minuit et quelque part dans le bayou, entre deux troncs, entre deux bras, les alligators festoient. Ils s’en trouvent toujours que le désespoir jette dans le fleuve, à moins que la raison n’en soit plus sournoise.
Ce soir je me balade à flanc de lune, dans un delta noir et saumâtre, aux accents de mort et de vase, car le fleuve tue, quand on ne tue pas pour lui. Ce soir je suis d’humeur et il n’est pas question que quiconque meure. Demain, sûrement. Hier, pourquoi pas ? Seulement, pas aujourd’hui, c’est à ce prix que se paie ma clémence. La clémence de ma démence et de ma vengeance, qui, chaque nuit que fait Dieu, réclame sa pitance. Cette nuit, homme blanc, homme noir, homme rouge ou homme jaune, homme de couleur, homme sans couleur, écarte-toi de mon malheur, si tu ne veux pas connaître l’heure de ta peur.
Cette nuit je ne réclamerai pas, je ne déclamerai pas, j’ai suffisamment étanché ma soif. Combien de temps cela durera ? Seul le démon le saura.
Cette nuit je laisse les ombres s’emparer des marécages, à l’affût de l’intrus.
Cette nuit je veux être seul. Je veux être nu. Je veux me mettre à nu, comme j’ai écorché l’âme de cet homme, dont le corps pourrit quelque part dans le bayou. Dans ma main, brille ma hache, ma maîtresse traîtresse, qui s’échappe animée de sa propre volonté, quand se présente son amant sanglant.
Souvent je la punis, mais jamais ne la quitte. Elle m’est infidèle. Alors je lui reste fidèle, quand d’une main ferme j’en affûte le tranchant jusqu’à lui rendre justice. Parfois on m’entend la nuit, entre les chuintements du vent, quand je frotte la pierre sur le vif. Alors les gens se terrent et s’abritent, sachant qu’une vengeance aussi injuste qu’inutile va s’abattre cette nuit.
Que voulez-vous ? Ainsi en a-t-il été décidé. Je serai le bras armé de cette engeance que l’on appelle vengeance.
Ce soir ma compagne de bois et de métal se repose. Ce soir, c’est l’heure du bal du Diable dans les marécages. Assis sur une souche, j’écarte le couvercle de cuir et de bois révélant mon instrument. Je m’en saisis. Il brille comme un phare dans la nuit, renvoyant le pâle éclat d’une lune trop pâle. Je pose le coffre à terre et je passe la lanière de cuir autour de mon cou. Entre mes mains, le cuivre scintille de mille feux, tandis qu’un vent lugubre se lève, accompagnant le cortège de pauvres hères, qui se lève dans le marais. Les esclaves morts dont le commerce est encore si florissant. Mais ce soir je reste sourd à leur appel, car cette nuit est à moi. Déjà j’entends leurs cris et leurs plaintes, mais rien ne viendra troubler ma quiétude.
De mon saxophone je tire de sombres gémissements, appel qui se répercute jusque dans les tréfonds du bayou. Ainsi s’ouvre le bal, qui pour une nuit fera des morts et des vivants mes esclaves. Bientôt me rejoignent esprits et autres morts enfouis, vivant ou survivant de la folie. Nous jouons ce soir pour les âmes qui n’ont pas trouvé le repos. Et nous partons pour la Nouvelle- Orléans, où nous y sèmerons le trouble et la terreur, rappelant aux colons et aux félons, qui se sont rangés du côté des bourreaux, que nous existons. Prenez garde hier quand je frapperai. Prenez garde demain quand je frappais. Dormez ce soir, nous vous convions au bal du Diable.
La ville s’offre à nous, immense et sans défense. Sortez et répandez ! Dispersez-vous et amusez-vous, compagnons ! Cette nuit est pour nous !
Alors se répand une horde d’ombres écarlates, chantante et dansante, au son d’un orchestre infernal de jazz. Danse lascive et érotique qui donne chair aux corps putrides, qui donne plaisir aux corps sans vie, qui redonne vie aux esprits. Derrière les murs les maîtres se terrent, tandis que les esclaves nous suivent dans les coursives de ces rues désertiques le temps d’une nuit, la Nuit du Baron Samedi. La nuit où les maîtres sont esclaves de leurs peurs et les esclaves maîtres de ces peurs. Mon saxophone s’affole et le trompettiste me suit. Soudain une ombre jaillit depuis les murs. Elle veut se jeter sur nous. Hélas pour elle, ce sont les graves de la contre-basse qui seront sa prison. Démons grimaçants, nous plaquons nos accords et dévoilons un homme sans couleur trempé de sang.
– Profanation ! hurle la foule.
– Sais-tu quel jour nous sommes ? lui ai-je soufflé en m’approchant.
Mais il se contente de me fixer d’un air méprisant. Derrière moi l’orchestre jouent l’étonnement. Tous les hommes de cette ville savent ce qu’il en coûte de braver l’interdit.
– Je répète ma question. Sais-tu quel jour nous sommes ?
Un chuintement sinistre m’accompagne. Autour de nous, les esclaves rassemblés roulent des yeux fous.
– Oui, murmure-t-il.
– Et…
– C’est la Nuit du Baron Samedi.
Mon saxophone se fend d’un compliment, qui lui arrache une grimace.
– Comment tu n’aimes pas le son de mon instrument. Pourtant ce ne sera pas celui de ta mort. Mais peu importe, car hier ou demain, tu recevras ton châtiment.
D’un geste, les esclaves l’emportent au travers de la porte du monde des Morts. La nuit a été profanée et le sang doit couler. Derrière les nuages, la lune se pare. Ce n’est plus un astre blafard, mais une tâche sanglante dans la nuit noire. Ce n’est pas une vengeance que nous exprimerons, mais un sacrifice que nous exigerons. Mes démons s’interrogent, les notes s’affolent, les esclaves sentent le goût du sang. Patience ! Bientôt ils auront leur leçon, car nous le sentons. Les temps changeront et viendront les jours où les esclaves renverseront leurs maîtres bourreaux. Et ce soir nous devons laver l’affront et leur donner une punition.
Au loin dans le bayou, au milieu des marais, où veillent les alligators, un sinistre fredonnement se fait entendre. En cette nuit, elle aurait dû dormir, mais elle s’est éveillée et réclame son dû. La musique se fait alors frénétique et les corps s’agitent, faisant surgir les terribles images de l’Afrique antique.
– Prenez garde petits maîtres, car bientôt nous allons venir pour vous.
– Mais pour le moment, dansons !
Derrière les murs, tapies dans leurs draps de soie, les petits maîtres.
– Dormez bien, nous prendrons bien soin de vous. Mais pour le moment faisons la fête, nous viendrons bientôt, le temps de prendre notre décision.
– Prenons la ville ! Hurle la foule.
– Non, non ! Rendons-nous dans le bayou pour préparer notre profession.
Et l’on entend les soupirs de soulagement de voir s’éloigner la masse noire des esclaves, derrière les enclaves de bois. Parfois même, on capture les rires ou des regards furtifs.
– Dormez ! Dormez bonnes gens. Nous nous en allons dans le bayou. J’entends les suppliques de ma hache, qui clame vengeance.
Nous nous éloignons au son d’une musique que beaucoup croiront démoniaque. Dans la rue la foule se rue, puis se fond dans la nuit. Les esclaves rentrent au bercail. Commandant à mon orchestre funeste, nous emmenons avec nous cet homme sans couleur, qui sera à l’origine de biens des malheurs.
Dans la forêt de Ténèbres, là où errent encore quelques âmes en peine, nous tenons conseil.
– Ô homme sans couleur, je ne vois nulle peur dans ton regard. Où seulement est-elle passée ?
– Vous ne m’impressionnez pas ,idoles de pacotille !
– Sais-tu à qui tu t’adresses ainsi ? Gronde mon contre-bassiste, qui resserre un peu plus l’étreinte de sa prison.
– Oh que oui ! Je m’adresse à une bande de nègres nigauds, clowns grotesques et ridicules. Vous ne valez pas plus que cette négresse, que j’ai, cette nuit, occise.
– Oui ! Cette nuit ! Ma nuit ! Homme sans couleur !
– Ce n’est qu’une légende répandue par vous autres nègres. Baron Samedi n’est qu’une superstition.
– Vraiment, lui ai-je murmuré dans un sourire de cruauté. Crois-tu vraiment que je ne suis qu’un mythe, homme sans couleur.
Mon contre-bassiste s’est approché et, d’un coup sec, a tranché ma tête de son archet. Elle a roulé dans le marais, s’arrêtant contre une souche pourrie. Entre les mains de mon trompettiste, je me suis adressé à cet homme sans cœur.
– Vos esclaves m’ont appelé, m’ont supplié de venir les venger, en échange de quoi j’aurai vos âmes et leur jouissance une nuit par an.
Je l’ai vu blêmir.
– Écoute ma hache, homme sans couleur. Elle réclame du sang…le tien par hasard. Seulement elle ne t’exécutera pas.
Dans son regard, je sens le doute, mais il m’écoute.
– Peut-être demain, est intervenu mon trompettiste.
– Peut-être hier, a surenchéri mon pianiste.
– Peut-être jamais, ai-je achevé.
– Ce soir, cette nuit le sang ne devait pas couler. C’est trêve entre les tiens et les miens.
– Profanation ! Profanation ! Ont murmuré mes compagnons.
– Je te l’ai dit, il n’y aura pas de vengeance, juste un châtiment.
Replaçant ma tête sur mes épaules, nous recommençons à jouer de nos rythmes endiablés, tandis que le regard de notre prisonnier s’allonge. Nos notes se font de plus en plus lugubres. Elles sonnent comme un appel aux morts. Dans ses yeux s’infiltre l’angoisse, puis la peur et enfin la terreur, quand s’annonce enfin le sacrifice.
– Oui ! Homme sans couleur ! Tu as compris. Ce sont les petits maîtres qui vont périr et c’est toi qui vas l’accomplir ! Ai-je ricané.
Mon contre-bassiste a relâché son envoûtement et c’est maintenant moi qui le guide au son de mon instrument. Nous l’amenons jusqu’à un ponton, où se trouve une barque sans fond.
– Patiente là, homme sans couleur ! Nous nous reverrons bientôt.
– De toute façon tu n’as nulle part où aller.
Dans son regard, je lis l’effroi, car il se voit, tel Charron guidant les âmes dans sa barque, faisant route vers le péril avec à son bord les enfants.
De retour dans la ville, la rumeur se répand et les esclaves invitent les petits maîtres à de nouveaux rites.
– Des jeux merveilleux ! Clament-ils.
Bientôt tout ce petit monde nous suit, au son des cordes et des cuivres. Arrivés dans le bayou, les esclaves professent et les petits maîtres se précipitent dans la barque sans fond. Désormais nous jouons des airs joyeux et pittoresques, qui couvrent à peine le chant funeste de ma hache qui réclame vengeance.
– Homme sans couleur, porteur de malheurs, paie le prix de ta traîtrise et vit avec ceci jusqu’à la fin de ta vie.
Ainsi se finit la Nuit du Baron Samedi.
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