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Les Fragments Apocryphes du Livre du Voyageur
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volume 1, Chapitre 2 « Une Guerre de Trop » volume 1, Chapitre 2

Il n’est de guerre que le nom.

Guerre, guerrière, guerrier, guerroyer, guérilla.

Par la fenêtre, j’aperçois l’éclat blafard de l’orbe lunaire. Le fusil appuyé contre ma poitrine, je soliloque. Ce soir en vaut un autre, une nuit couverte de suie et de brouillard, une obscurité seulement percée de quelques halos.

War, werra, werro.

Autant de syllabes, comme autant de sons pour signifier une chose, qui n’a de sens que pour ceux qui la nomment. Simple mot plaqué plomb sur une situation où des protagonistes s’opposent à des antagonistes . De part et d’autre, nous ne sommes que des ombres, les uns dans les ténèbres des autres, les autres dissimulant les uns. Dans un coin, un maître tire les ficelles et d’aucuns qui ne se rebellent.

Krieg, kriec, kriega.

De l’autre, il y a nous, nous autres, anonymes et multiples, car l’obscur est notre dernier refuge. C’est une guerre de l’ombre, une guerre dans l’ombre. De jour, nous portons nos masques, échines courbées, regards ramassés, épaules affaissées, nous ne pouvons que mener une vie double, sous l’oeil bienveillant de la transparence.

Savaş, savaşçı, savaşmayı

Inexpugnable, le monde s’est refermé. Saturé, suturé, déstructuré, il nous enferme en nous-mêmes à la recherche de notre moindre part d’obscurité. Origami géologique, j’entrevois, chaque fois que je referme le poing, les lignes de fractures qui se plissent, ramenant sur eux-mêmes tous ces arpents de terre.

Sen, seisen, shigaisen

Les mots nous cognent, les voix nous frappent. Ce ne sont que des sons, des vibrations de l’air ambiant. Pourtant, que cela fait mal. Meurtrissures invisibles, ce ne sont pas nos chairs qui sont marquées, mais nos esprits. Écrasés, lacérés, rabotés, alors même que nous tentons de nous couper de tout, il suffit d’un rien pour qu’elles se rappellent à nous.

Jeon, jeonjaeng, jeonsa

Appuyé contre la pile de béton, je contemple le soir. D’un côté, il y a le noir, de l’autre, couleur ivoire, un monde miroir : j’y vois mon jumeau, mon double, mon semblable. Le bras tendu, les doigts écartés, j’abaisse une à une mes phalanges dans un décompte macabre. Dans le lointain, j’entends le bruit d’une grenade, une détonation sourde que les murs épais étouffent.

Guerra, guerrero, guerrear.

Je rêve. Je rêve de songe et de matière, d’ombre et de lumière, d’un au-delà qui serait à l’envers du miroir, quelque part, fondu dans le noir. Entre les deux, il y aurait l’obscur, l’indicible, le mystère de toute chose et de toute vie, celui dans lequel je me fondrai pour ne jamais revenir. Hélas, telle la marée qui vous tire en arrière, les sons me ramènent, des mots dépourvus de sens et d’attrait.

Agha, onyeagha, aghaike.

Un cri, un seul. Mon sang se glace. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je sens seulement mon corps se figer, comme tétanisé par une peur indicible. Soudain, j’ai froid ; j’en sens la morsure qui court le long de mon échine. Dans le miroir, mon double, mon rêve se volatilise, il n’y a plus qu’une étendue liquide et grise. À sa surface, de la lumière se reflète, de moire et d’écarlate.

Sota, sotaisa, sotaa.

Comme tous ceux de ma race, je reste stoïque écoutant avec une ferveur toute feinte les mots dont la silhouette nous abreuve. Brebis égarées ! Réjouissons-nous, car voici venir le messie et ses apôtres. Hagard, je glisse parfois, comme d’autres, un regard halluciné. Entendus, nos yeux se croisent ; de l’autre côté, la folie.

Ryfel, rhyfelwr, rhewllyd.

Ma main saisie de ma poitrine, je l’enserre. Je sens les coups sourds de mon coeur dans ma poitrine, tandis que la douleur fuse, électrise mon être. Les mâchoires serrées, j’entends mes dents grincer, l’émail s’écailler, l’ivoire se briser. Dans mes yeux dansent des étoiles, par-delà, il y a le noir, au-delà, c’est l’envers du miroir.

Krig, krigare, krigisk.

D’une seule voix, d’une seule pensée, les paroles s’embrassent, s’embrasent. Unis, de centaines de poitrines, le cri jaillit et tous nous nous réjouissons, tandis que, humbles, nous recueillons les fruits évanescents de sa bonté, de sa bienveillance. Faisant semblant de rien, nous nous appliquons à paraître sincères, vrais, authentiques. Il est nous ! Nous sommes lui !

Dagaal, dagaal yahan, dagaallama.

Enfin la douleur reflue. Les terminaisons nerveuses se relâchent, mes muscles se détendent. Un doigt dans la bouche, je tâte une à une mes dents ; intactes. Dans le miroir, mon double, mon jumeau obscur, ma part d’ombre, me dévisage ; une tache sombre s’étale sur son poitrail. Les lèvres étirées, il dévoile des chicots noirs.

Rat, ratnik, ratni

D’un côté, il y a le noir, de l’autre le miroir, entre les deux, il y a l’obscur, sinistre, lugubre ; des mots, des sons, des impressions qui s’emboîtent les unes dans les autres. Mécanique, mon poing, à l’unisson de tous les autres, frappe ma poitrine, tandis que le bras tendu nous le saluons, heureux, emplis de cette énergie dont il nous abreuve. Aises, nous sentons son souffle nous inonder de sa libido.

Gubat, manggugubat, samag sa gubat.

Drapé de noir, sa faux entre les mains, je vois sa lame qui étincelle. Comme dans la légende, je devine son crâne ivoire et ses yeux caves qui me regardent. Le bras tendu, elle pointe un lieu dans l’horizon, une tâche obscure d’où jamais personne ne revient.

Déjà ?

Dans le lointain, les dénotations résonnent. Nombreuses. Perdues, comme nous tous.

Bellator, bellum, para bellum.

Est-ce moi ? Est-ce nous ? Nous autres ? Le cri résonne dans ma poitrine. Détaché, je nous regarde, le bras tendu, la bouche grande ouverte, joignant notre voix à la sienne. Dans le reflet de la fenêtre, je me vois, ma part de lumière, exaltée, enivrée. Soudain, sa figure se tourne et nos yeux se croisent ; à l’intérieur, il y a le noir.

Pólemos, polemizô, polemistês.

En bas il y a le noir. En haut, il y a le soir. Mes doigts enserrent les siens ; elle serait comme une amie trop longtemps tenue à l’écart. Derrière nous, ce sont, à perte de vue, des champs, emplis de ces fleurs au parfum de rose. À leurs pieds, nos dépouilles reposent, tristes moissons du chaos d’une guerre qui n’a même pas de nom.

Une guerre lasse, une guerre sans trace, une guerre de classe, tandis que nous autres, nous nous éteignons.


Texte publié par Diogene, 30 juin 2021 à 20h32
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