Sans même savoir savourer la victoire
Mes nuits sont blanches, mes idées noires
C'est comme chaque fois que j'ai arrêté de boire
Et que les journées sont plus que des gueules de bois
Pourquoi tu veux me mettre un bébé dans les bras ?
J'ai déjà du mal à m'occuper de moi
Extrait de San, de Orelsan
Immobile, ses mains ne tremblent pas, pas plus que ses bras, ou ses jambes. Stoïque, ses doigts ont affermi leur emprise sur la garde. En face de lui, l’autre le fixe, sonore comme lui est silence. Sa bouche démesurée s’ouvre largement. Des sons s’en échappent, des sons qui forment des mots, des mots qui deviennent des paroles, des paroles qui ne sont qu’une autre manière de nommer le silence.
Que de sacrifices n’a-t-il consentis ! Échine courbée, sensations ramassées, émotions étouffées. Aux murs, les gloires s’étalaient, bordées de dorures.
Le matin, le rituel : levé, lavé, javellisé, mangé. Puis de nouveau, levé, lavé, mais brossé.
Dans la psyché, un portrait, lui-même en ombre-miroir. Enfin, une image de lui-même, celle qu’il veut bien donner. Non, la vérité.
Il sourit. La vision se détache, comme une main décollera une image.
Encore ce sourire, accroche-cœur, accroche-sœur, il l’a plaqué sur ses lèvres. Derrière lui, la porte claque. Un bruit mat, un bruit sec, un bruit inerte. Sous ses pieds la moquette hideuse, étouffante, ses pas trépassent.
Sa paume sur le fourreau, il accroît la pression, le pouce juste sous le pommeau.
Il est un automate, un robot de chair, une machine de sang, une marionnette, dont le maître, invisible, tire les fils et le guide.
Toujours ce sourire, le même, éternel, servi à tous ceux qu’il croise sans jamais les voir.
Dans l’ascenseur, ils sont deux, puis cinq, dix ; il a arrêté de compter. Les portes s’ouvrent, se ferment, elles ressemblent à ses nuits : des rêves blancs dans un sommeil noir. À moins que ce ne soit l’inverse, des rêves noirs dans une nuit blanche.
Sa phalange se détend, la lame chante ; le soleil en éclabousse la surface. En face, l’autre a fait pareillement ; son mouvement est la perfection même. Admiratif, il acquiesce, son adversaire fait de même.
Dans la pièce mouvante, il est seul. Bien sûr, il est le dernier, dernier étage, dernier bureau au fond du couloir ; le prix de sa victoire. Droit, presque raide, il marche, il avance de ce pas si sûr, de ce pas qui dit tout de lui, ou du moins qui semble le dire.
Hier c’était un soir, un soir comme tous les autres, un soir de biture, un soir de vomissures. Autour de lui, les rires fusent, les rires l’usent. Au fond de lui, il se retire, son nid dans l’abîme, auprès du monstre qui l’habite. Dans le lointain, les verres s’entrechoquent, d’autres tintent, puis se fracassent quand le cul heurte la table. L’odeur aigre de la sueur et du tabac froid l’agresse ; il ne comprend pas pourquoi.
Hors de son fourreau, la lame brille, inonde les adversaires de son éclat. Tendue au-dessus de sa tête, la pointe en direction de l’orbe solaire, il maintient ainsi, de longues minutes, son instrument de mort. En face, tête-bêche, son adversaire le salue, sa lame de revers, dressée vers la terre.
Vide de l’écriture. Pourquoi poursuivre quand tout s’effile, quand tous se défilent ? Aux murs, surlignées de lisérés et de dorures, des choses, des mots couchés sur papier glacé. Le téléphone stridule. Même réduit au néant, le son qu’il émet lui broie les sens. Une lumière rouge clignote, c’est la trame vocale qui se répand.
Le vent agite les branches des arbres, dont les feuilles bruissent en retour.
— C’est un bon jour, pense-t-il.
Un sourire effleure ses lèvres, puis s’éteint. L’aura-t-il vu au travers de ce masque grimaçant qui orne son visage. Sans doute pas. Mais n’est-ce pas mieux ainsi ? Il s’interroge, tandis qu’il affermit sa prise ; sa main dextre au-dessus de sa senestre.
La voix déblatère son message insignifiant, insipide. Il croit entendre le chant d’une sirène de comptoir ; le genre de vocalise dont vous abreuvent les haut-parleurs dans les centres commerciaux. D’un geste mécanique, il appuie sur l’une des touches. À son tour, il déroule le long ruban de son discours, comme autant de mots creux. De l’autre côté, on baragouine un remerciement. Un remerciement ? de la part de qui ? de la part de quoi ? Il ne sait pas. Une rame de métro l’emboutit. Enfin, c’est l’impression que cela lui donne.
Dans le sable, ses pieds s’enfoncent tandis qu’un peu de poussière s’envole. Les cerisiers sont en fleurs et les vents les agitent comme autant de minuscules clochettes muettes.
— Oui… c’est un bon jour, renchérit-il.
De quart, sa cheville se place. D’équerre, l’autre s’avance en glissant, soulevant encore un peu de plus de ces grains sales.
— Oui… ce sera un bon jour, soupire-t-il.
Derrière les fenêtres fumées de son bureau, rien. Il n’y a rien. Ni bruit, ni présence, ni silence. Rien ! Seulement rien ! Seulement une silhouette assise dans un fauteuil bien trop large pour elle. Aux murs des choses qui devraient l’enorgueillir, le flatter, gonfler son ego, en fait qui ne font que le ratatiner. Poser en porte-à-faux du bloc anonyme du téléphone, un cadre noir couvert d’un voile. Le regard posé dans le vague, il se lève. Sous ses pieds, encore de la moquette, épaisse, muette. Elle étouffe les sons, les voix, les âmes ; chacun qui entre ici sait que rien ne percera.
Une fleur de cerisier s’est détachée. Portée par la brise, elle volette sous leurs yeux. Bientôt elle touchera le sol, à moins que le destin n’en décide autrement. Le sabre au clair, il aperçoit son reflet dans la lame ; le visage d’un homme aux yeux caves.
Par les vitres teintées, il aperçoit la marée humaine qui s’affaire. Comme il aimerait s’y fondre de même, oublier qui il est, revenir en arrière, défaire ce qui a été fait. Marchant à reculons, il s’éloigne de la vision. Que pourrait-il faire d’autre ? De nouveau, le téléphone reprend son infernal staccato. Machinal, il tend le bras. Sa main heurte le combiné qui se renverse sur le côté. Une voix se déverse à l’intérieur, les mots s’enchaînent, se déchaînent, la fureur l’emporte sur la patience. Dans son oreille, les sons ont perdu tout leur sens, tandis que ses yeux s’attardent sur le cadre.
Immobile, il fixe son adversaire, toute pensée l’a fui, son âme est comme son esprit, vide. Autour d’eux, les cerisiers en fleurs les contemplent, silencieux, majestueux. Les lèvres pincées, il clos ses paupières, cependant que ses doigts se resserrent un peu plus sur la garde.
Souriant, il regarde les images suspendues aux murs. Personne ne l’entendra, personne ne le trouvera ; il en est heureux. Sa main heurte le cadre qui se renverse : une femme tient un bébé dans les bras.
Une traînée sanglante macule les fleurs du printemps.
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