Pourquoi vous inscrire ?
Les Fragments Apocryphes du Livre du Voyageur
icone Fiche icone Fils de discussion icone Lecture icone 0 commentaire 0
«
»
volume 1, Chapitre 8 « La Traque » volume 1, Chapitre 8

Il leva la tête. Une fine pluie tombait et plaquait ses cheveux sur sa figure. Las, d’un geste négligent, il écarta les mèches collantes et gluantes de son front. Il savait, pour s’être vu dans le miroir, qu’il avait ainsi des airs de chien battu. ; il esquissa un sourire. Dans le ciel, les traînées blanchâtres des bêtes de métal l’aveuglaient. Qui traquaient-elles ainsi, dans ce silence sépulcral ? Il n’avait pas envie de connaître la réponse ; il avait déjà vu de quoi elles étaient capables. Machines de mort froide et efficace, elles n’obéissaient qu’à deux ordres : trouver, détruire. Masse aveugle, elles poursuivaient, désormais, une tâche infernale et absurde : traquer des choses invisibles. Plus haut, lorsqu’elles s éloignaient enfin, il apercevait parfois des points lumineux, à peine plus gros qu’une tête d’épingle. En fait, la plupart du temps, il admirait seulement les formes immenses et noires des nuages gorgés d’eau, qui ne cessaient jamais de déverser leur fiel sur la cité. Les coudes appuyés sur la rambarde de métal, il ferma les yeux pour mieux s’imprégner de l’atmosphère saturée d’humidité. En contrebas, les piétons, innombrables et innommables, s’agglutinaient en une foule dense de parapluies et de têtes nues, pour les plus courageux, ou les plus miséreux d’entre eux ; il rouvrit les yeux. Silencieux, désabusé, il observait le ballet incessant de la masse compacte et atomisée avec un sourire défait. Une main plongée dans la poche intérieure de sa veste, il en tira un carton paraffiné. Derrière lui, une porte grinça. Mais il n’y prêtait aucune attention, non plus qu’au bruit des pieds qui marchaient dans les flaques. La pluie éclaboussait la surface lisse ; des gouttes tombaient et se fracassaient. D’un revers de manche, il l’essuya. En face, accroché à une façade lépreuse, une enseigne aux couleurs criardes hoquetait, en même temps qu’elle tentait de persuader des charmes d’un quelconque et minable hôtel de passe. Des brutes gueulèrent et couvrirent un instant le brouhaha en provenance de la rue. Les yeux posés sur le carton, il se racla la gorge et cracha. Le jet fusa au travers de l’obscurité, puis disparut au milieu des lumières artificielles.

— Pourquoi n’enfiles-tu pas au moins une cape ? bruissa une voix derrière lui.

Il écarta de nouveau les mèches qui se collaient sur ses paupières ; de l’eau lui coulait dans les yeux. Les sourcils froncés, il rangea le bout de carton dans sa poche, puis s’agenouilla. Posé sur le revêtement en bitume, l’étui trempé baignait dans une flaque brunâtre. Dans le ciel, les nuages entraient en coalescence tandis que la pluie redoublait de violence ; il sourit. Comme il aimait cette sensation, la liqueur céleste qui se déversait sur son corps, le liquide vital qui fouettait son visage ; chaque fois il avait le sentiment d’une renaissance. La tête penchée en arrière, il laissait venir à lui le fluide, l’emplir de ses odeurs, de ses douleurs. Puis, d’un geste sec, dépourvu de nervosité, il ouvrit la mallette. De grosses taches sombres maculèrent soudain l’écrin de velours. Avec délicatesse, il le souleva et révéla la silhouette noire et massive de son instrument. Lisse et sans aspérité, il en caressa un long instant la surface, puis referma l’écrin ; le moment n’était pas encore venu.

— Tu sais pertinemment qu’il ne peut en être ainsi, soupira-t-il.

La main contre le revêtement goudronné, il se propulsa en arrière, puis se releva. Derrière lui, le bruit des pas retentit de plus belle ; ils s’éloignèrent puis cessèrent. Le bras tendu en direction du sol, le poing toujours serré, il prit une grande inspiration. Les mâchoires serrées, il retenait la douleur et la répugnance que lui inspirait son geste. Les mains placées en haut du crâne, il agrippa ses cheveux, puis tira. Tout d’abord lentement, puis de plus en plus vite, comme en proie à la frénésie. Dans sa gorge, il réprimait le hurlement qui montait en lui, un cri inhumain et dément. Les paupières closes, la tête balancée en arrière, il aspirait l’air trempé à grandes goulées, puis le recrachait avec une lenteur extrême. Dans sa poitrine son cœur battait encore, encore un peu de temps. Son visage s’illuminait ; serein, il était souverain.

— Pourquoi leur obéis-tu encore ? soupira la voix dans son dos.

Sur le sol, froissée, dépenaillée, une enveloppe rose gisait. Çà et là, des touffes de poils sombres et drus dessinaient des auras singulières. Accroupi, il s’en saisit, l’étira, enfin la plia. Sous ses doigts, elle avait la texture d’un caoutchouc, plus mince et surtout infiniment plus souple et plus solide.

— Tu te trompes, murmura-t-il en ouvrant la mallette.

D’un geste précis, il ôta le capitonnage et découvrit une niche dans laquelle il y glissa le derme synthétique. Immobile, il le fixa un long moment ; à la place des yeux, deux membranes remplaçaient la sclérotique tandis que de microscopiques robots actionnaient la dilatation ou la rétractation de l’iris artificiel. Dans un soupir, il replaça le double fond ; les yeux vides ne le regardaient plus et son cœur ne battait presque plus. Au fond, une masse sombre et pesante semblait l’observer. Dépourvu de relief, il en apprécia une nouvelle fois la texture.

Qui trompait-il ? Lui-même ? Eux ? Elle ?

A ses pieds, la foule demeurait toujours aussi dense et bigarrée ; lui n’était plus qu’une tache noire dans l’obscurité. Derrière lui, une porte claqua, encore une fois ; entre ses doigts, la culasse rendit un son mat lorsqu’il la relâcha. Alignées sur de la soie, les balles brillaient de mille éclats ; elles ressemblaient à certains animaux de ses souvenirs – des lucioles – mais ils avaient depuis longtemps disparu. Il contempla un instant l’objet de mort, puis le glissa dans le fût. Trempé, il n’éprouvait aucune gêne alors même que la pluie redoublait d’intensité. Elle ruisselait sur son corps nu, avant de former une flaque à ses pieds. Un genou à terre, il referma l’étui ; seules les boucles argentées du fermoir en trahissaient la présence. La main posée sur le parapet, il appréciait la surface granuleuse, comme pour mieux en savourer la réalité.

Dans la lunette, il l’aperçut ; scotome éphémère à la surface de sa rétine ; elle n’était plus. Le doigt sur la gâchette, ses muscles étaient devenus raides et douloureux. Dans sa poitrine son cœur ne battait plus ; les voix s’étaient tues ; encore une fois.

— Et maintenant, que fais-tu ?

L’œil toujours collé à la lentille, son doigt retomba, inerte. De l’autre côté, grossi, le corps assoupi dans son fauteuil que trahissait une tache rouge au milieu du front ; personne ne retrouverait le projectile.

Sans précipitation, il se recula.

Dans la lentille, la figure devenait de plus en plus petite. Le fusil couché sur le rebord de béton, il contemplait la cité qui s’étendait à ses pieds. La pluie avait enfin cessé, mais les lourds nuages demeuraient, eux, se chargeant chaque jour, chaque nuit, des particules recrachées par la ville, avant de retomber sous la forme de cette pluie noire et collante qui souillait hommes et bâtiments. Il regarda sa main, du moins ce qu’il savait être sa main. Car, là où portait son regard, il n’y avait rien, ou plutôt un absence de rien, seulement un trou dans le noir de la nuit ; ainsi était-il. Un vent glacé se leva soudain et s’en vint mordre sa chair trempée. Ses vêtements gisaient en un tas informe contre le parapet ; eux aussi disparaîtraient bientôt.

— Vivre ou mourir ? murmura-t-il.

Il était une ombre, une ombre déguisée en homme…

Il ramassa son arme et la rangea dans son écrin. Sur le sol, personne ne découvrirait les restes calcinés de sa cartouche ; elle demeurerait invisible aux yeux de tous. Le pied posé sur le parapet, le coude sur le genou, le menton dans la paume de sa main, il admirait celle qui était désormais une mère pour lui. De l’autre côté, une femme venait de le découvrir. Sa bouche immense s’ouvrait sur un cri muet ; quelqu’un avait déposé une rose à côté de sa tête, ses grands yeux, à jamais ouverts sur l’obscurité qu’il ne quitterait plus désormais.


Texte publié par Diogene, 13 janvier 2023 à 20h25
© tous droits réservés.
«
»
volume 1, Chapitre 8 « La Traque » volume 1, Chapitre 8
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2867 histoires publiées
1289 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Microc
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés