Au moins la journée était fraîche.
J'étais juste parti dans le bois ce matin, pour changer de la triste promenade bétonnée qui rythme mes semaines d'études. Il ne s'agit que d’une promenade de quelques heures, pour repartir à midi et être chez moi pour travailler avant la nuit. Les forêts en novembre sont froides et venteuses, mais elles ont le mérite d'être plus calme qu'un amphi. La pluie menaçait depuis le matin mais aucune goutte n'est encore tombée. Il doit être près de dix heures lorsque je fais une première pause dans une clairière isolée. Étrangement, la température ne s'est pas élevée depuis le matin, et une légère brume se forme dans les massifs.
Plus loin, je dégage un gravier de ma chaussure, m'appuyant sur une immense masse calcaire au milieu d'un carrefour, lorsque je vois le premier promeneur depuis le début de ma marche. Le passant marchant d’un pas lourd, emmitouflé dans un manteau trop grand pour lui. Je l’ai doublé sans me soucier plus, mais l'absence de bruit qui s'en suivit est assez étrange pour que je me retourne. S'est-il simplement arrêté, a-t-il un malaise ? J'envisage parfois le pire, mais ce lieu est désert, et le moindre accident peut tourner au drame. Je vérifier d’un regard rapide s’il est là. Rien. Je me retourne et le cherche à l’horizon. Toujours rien, le vent souffle toujours, et il n’y a aucune trace de vie autours du sentier. Peut-être est-il parti plus loin, ou est-il dissimulé derrière un frêne ou un charme (je ne sais toujours pas les différencier). Malgré tout, je sens que quelque chose ne convient pas, n'est pas tel qu'il aurait fallu.
Par curiosité d'abord, puis par peur je m'efforce de trouver vers où il a pu se dissimuler. La recherche est vaine, jusqu'à trouver profond dans un creux entouré de sapins des traces de feuillages enfoncées profondément avec la forme vague d'un pied. Nul animal n'aurait pu fausser l'affaire. Rassuré, je m'apprête à revenir sur le sentier principal lorsque je ressens un grésillement dans mon oreille droite. Ce-dernier se fait de plus en plus fort, jusqu’à atteindre la douleur. Alors que je ravale un juron, une voix humaine retentit plus loin. La douleur cesse instantanément.
Il s’agissait sans surprise de l’homme que j’ai croisé ;
« Attention ! C’est instable sous vos pieds ! Y’en qui se casserait une jambe ici ! » Il avance vers moi, et me tend un bras lorsqu’il est assez proche. « Le terrain est plein de fosses, me dit-il lorsque je sors du creux, et les feuilles mortes les cachent. Vous êtes pas tombé au moins ». Je peux maintenant voir son visage ; quelques rides le découpent, mais il est avenant et ses yeux maintiennent le contact avec les miens quand il parle. Sa voix aussi est sincère, bien que moins grave que la carrure de l’inconnu aurait pu le faire croire.
À mon tour, je lui parle ;
« -Vous connaissez bien la forêt ? Je ne vous ai jamais vu pourtant.
-Je viens de temps en temps, mais quand j’étais plus jeune, je connaissais chaque recoin. Ça a un peu changé depuis, mais je m’y retrouve toujours ».
Après un remerciement sincère et les politesses classiques, je fais demi-tour pour retourner sur le chemin. Après quelques dizaines de mètre, j’aperçois un autre sentier plus fin que serpente vers une petite colline. Un regard rapide à ma montre me confirme que j’ai encore le temps. Ce sentier est plus sinueux, mais il commence à longer un filet d’eau. Les traces de boue autours indiquent qu’il doit être bien plus important et vif le printemps ou l’été. Le petit bruit est plaisant, le vent se fortifie, revigorant et agréable. Néanmoins le brouillard ne se lève pas, et se montre plus imposant à mesure que je monte la colline.
L’accès au sommet est encombré de branches et de feuilles mortes, et le vent est ici violent, me cinglant le visage. Le brouillard s’accroche au sommet des sapins, et le mince cours d’eau s’enfonce dans les fourrés. N’ayant pas de point plus haut, il ne peut venir d’autre part. En effet, après avoir franchi des ronces qui s’accrochaient à mes jambes, je trouve une flaque d’où provenait l’eau. Je m’assois sur le sol après l’avoir déblayé pour se resourcer un peu dans ce cadre au calme si rare. La paix que cache ce recoin vaut bien le détour. Sans réellement réfléchir à quoi que ce soit, je reste ici plusieurs minutes, puis je me convaincs de partir ce si bel endroit. À peine ai-je fait mon premier pas que le grésillement que j’ai entendu il y peu revient dans mes oreilles, mais se change vite en un son inhumain et terrifiant, assez grave pour se réverbérer d'arbre en arbre autour de moi, m'englobant dans l'inconnu. Il semble venir de partout à la fois, s'abattant du ciel ou remontant du sol. Ce n'est en rien humain, et pourtant ne convent à un aucun cri qu'un animal ne pourrait lancer. Il n'y a aucune variation ou souffle ; uniquement un son indéfini. Il éclipse tout, mais ne s’arrête jamais. Je m’agite pour trouver sa cause, mais rien ne se démarque.
Le bruit se fait de plus en plus fort, et la douleur enflamme mon crâne. Je me précipite alors vers la clairière, pour échapper à l’atmosphère soudain étouffante de ce recoin. Je dégage vivement les branches sur mon passage, mais les racines et les ronces à mes pieds me font chuter au sortir de la végétation, tandis que le vent qui s’intensifiait souffle avec force sur mon côté. Le bruit a cessé, et le silence qui s’en suit n’en n’est que plus lourd et plus étrange. Je respire par à-coup, encore sous l’adrénaline et le choc que je viens de vivre. Néanmoins je ne peux m’empêcher de remarquer que le brouillard tombe maintenant autour de moi, alors que le vent devrait le chasser.
Après quelques instants à reprendre mon calme, je commence à m’inquiéter de mes oreilles, le grésillement de tout à l’heure et ce bruit étrange ne sont pas anodins, il faudra que je consulte d’ici peu. Je m’attarde, traîne un peu, sur le ruisseau qui coule non loin. Par superstition plus que par crainte, je refuse de retourner vers la petite étendue d’eau. Au fond, l’eau révèle des petits cailloux, formant une mosaïque de gris, brun, noir, ou blanc sale. Alors que je promène mon regard, deux d’entre eux sortent du lot, telles des pépites d’or encerclées par la boue ; ils reposent l’un à côté de l’autre mais surtout sont bien plus gros que ceux autours. Cela pourrait convenir pour des galets, mais aucun ne se trouve naturellement à moins d’une centaine de kilomètres d’ici. Ces imposants minéraux sont d’un blanc quasi immaculé, comportant seulement de rares petites taches noires, et de forme circulaire, à ce que l’eau laisse transparaître.
J’allonge le bras pour les prendre, et trempe ma main dans l’eau, qui se révèle glacée. J’arrive à en saisir un, mais l’autre m’échappe des doigts et roule plus loin. À la lumière du jour (bien que nuageux) et sans la déformation de l’eau, il paraît maintenant clair que le cercle du contour est presque parfait, d’autant plus parlant que la surface est lisse, et que seuls les grains noirs se dissocient au toucher. Je retourne le caillou, et aperçoit un détail frappant, un point noir, plus gros que les autres, se trouve au centre parfait du cercle. Le grattant de l’ongle, je ne sens aucune différence avec le reste, tandis que le pourtour bien visible n’offre aucune accroche ou baisse de niveau ou de texture. Je n’ai jamais vu de telles pierres auparavant, et je n’imagine pas en trouver d’autre ici. Je me demande s’il ne s’agit pas d’un reste géologique ancien qui serait remonté à la surface, mais mes maigres connaissances sur le sujet me laissent sans réponse. Quelque peu fier de ma trouvaille, je décide de repartir avec, mais sans toucher à la seconde, la laissant au prochain randonneur chanceux.
Je descends maintenant de la colline, avec le vent dans le dos, ce qui n’était pas désagréable. Mon principal repère sur le chemin est le fil d’eau à mon côté, et, même s’il disparait parfois derrière un bosquet ou sous une pierre, il ne réapparait jamais bien loin. Enfin, cela jusqu’à ce qu’il plonge sous les racines d’un arbre imposant sans que je ne puisse retrouver sa trace. Après de vaines recherches, j’en déduis que j’ai atteint un point où je n’avais pas mis les pieds à l’aller, bien plus loin en aval du cours d’eau. Cela m’étonne pourtant, je ne descends le sentier que depuis quelques temps, et aucun autre chemin n’a encore croisé le mien. Perplexe, je fais demi-tour pour trouver un carrefour que j’aurais manqué, un symbole de randonnée sur un arbre, n’importe quoi qui pourrait m’indiquer vers où partir. Je passe par reflexe ma main dans ma poche pour en sortir mon téléphone portable, mais ce dernier ne s’allume pas après plusieurs essais. Bien sûr, j’avais oublié de le charger avant de venir ici…Saleté de batterie inefficace. Malgré tout, je continue ma recherche désordonnée de signe de civilisation ; je repasse devant des buissons dévastés par les prémices de l’hiver et des arbustes décharnés, je piétine les épais amoncellements de feuilles mortes, et balaie les ronces hautes et les branches basses qui s’aventurent trop près de mes bras, puis je fais face à de nouveaux buissons, arbustes, feuilles, ronces ou branches, puis encore, et encore, et cela semble ne jamais s’arrêter. À moins que je ne tourne en rond et que je ne côtoie les mêmes depuis le début.
Un sentiment de perdition me gagne, et à force d’agitation, je commence à transpirer et à avoir vraiment chaud ; chacune de mes respirations laisse un nuage de vapeur plus grand que le précédente. Je m’efforce de me souvenir du trajet que j’ai pris à aller, mais rien dans cette forêt ne m’est familier, tout se ressemble ou diffère selon l’angle d’où j’observe, et je me retrouve bientôt incapable de retourner au ruisseau que j’ai suivi. Le sympathique inconnu qui me prévenait tout à l’heure serait d’un si grand secours s’il était là ! Si je ne réussis pas à retrouver mon chemin, qui me retrouvera moi ? Qui irai me chercher ici, hors des sentiers, au milieu de nulle part ? Si je crie à l’aide, il y aurait-t-il seulement quelqu’un pour m’entendre ? Lentement mais inexorablement, la panique commence à monter, obstruant tout autre pensée.
Je sens les battements de mon cœur marteler ma poitrine ; ainsi je décide de m’arrêter un peu pour reprendre mon calme. Je suis peut-être perdu dans ce bois, mais ce dernier ne s’étendra pas plus loin que je ne pourrais aller. Accoudé quelque temps à un arbre, j’observe à nouveau la petite pierre : fixer son cœur noir de jais est fascinant, a quelque chose de captivant. C’est sûrement le meilleur moyen de penser à autre chose que ma situation anxiogène.
Je reste donc là, immobile, les yeux rivés sur le blanc et le noir, et la précipitation passée disparait peu à peu. Je prends enfin une décision, je vais me diriger vers un cap jusqu’à ce que je trouve un chemin plus adéquat. Hors de question de me perdre à nouveau, hors de question de tourner encore en rond. J’avance maintenant droit vers le lointain, faisant de mon mieux pour ne pas dévier, mais recherchant toujours dans les environs un signe de vie. Les minutes de marche s’accumulent, mais je ne lâche pas foi envers mon idée qui me paraît maintenant bien plus sensé que n’importe quelle autre. Néanmoins, après un temps, je suis pris d’un doute ; ma poche est légère, trop légère, la pierre doit être tombée en chemin ! Je me sens un peu stupide lorsque je la retrouve dans l’autre poche. Cela n’aurait pas été grave de la perdre, mais quand même, elle reste assez intrigante, et fera un bon souvenir.
Déviant légèrement de mon chemin tout tracé par le côté pour éviter des massif de buissons épais beaucoup trop hauts pour les enjamber, je découvre enfin un signe familier, un gigantesque bloc de pierre grise couverte de mousse, de plusieurs mètres de longueur, adossé à un début de colline. Il n’y a, à ma connaissance qu’une seule colline de cette taille dans la forêt, et il me semble que j’ai aperçu cette masse rocheuse durant la montée. Je ne suis donc plus perdu, mais je n’ai pas pour autant retrouvé mon chemin. J’abandonne donc mon plan initial pour faire le tour de la base de la colline, il doit bien s’y trouver le sentier que j’ai gravi. Je trébuche cependant quelques pas plus loin, sur une longue racine qui m’arrive au mollet. Me rattrapant avec les mains, elles finissent quant à elles sur des ronces, et la douleur se fait vite ressentir. Je me relève en pestant contre ces maudites épines, et je vois de minces filets de sang courir sur mes paumes. Je remarque alors que la pierre si parfaitement circulaire s’était échappée de ma poche, et gît sur le sol à ma gauche. Je la reprends, et quelque chose de fantastique se déroule alors ; une fine bande bleue, dont je peux jurer ne jamais l’avoir vu auparavant, enroule le cœur noir, parfaitement proportionnée aux contours. Tout sur cette pierre est si harmonieux décidemment. Mais cela ne s’arrête pas là ; à vue d’œil, cette bande bleue prend de l’épaisseur, et encore, sans s’arrêter, en dépit du blanc, de moins en moins présent. Lorsque tout s’achève enfin, le centre noir ne paraît que comme un petit rond nageant dans un disque d’azur plus grand. Perplexe et interpellé par ce qui vient de se passer, j’observe à nouveau la pierre sous tous ses angles, mais je ne décèle aucun autre changement. Sur l’autre face, nulle trace de couleur. Soudain, grondement effrayant et omniprésent, le bruit qui m’a fait souffrir dans la clairière fait son retour.
Emplissant l’air, il résonne plus fort qu’auparavant, et il me semble ressentir mon cœur vibrer sous les ondes qu’il subit. Bientôt vient la douleur, mais le bruit ne cesse de s’amplifier. Mon crâne est en feu, et je suis pris de panique. Je lâche donc la pierre précipitamment, et porte mes mains à mes oreilles, comme si le bruit venait de l’extérieur, comme si je pouvais l’atténuer. Mais je sens que chacun de mes muscles cède, pris de court par ce sentiment inconnu qui se propage partout. Mes jambes ne pouvant plus me porter, je m’effondre, à genoux, mais même ces derniers finissent par rompre. Au sol, tout me fait encore souffrir, et mes tentatives pour bouger se solvent toutes par des échecs. Tout me pèse et je sens que, sous la peur, je m’essouffle d’autant plus vite ; mais qu’est-ce qui m’arrive ? D’où vient ce bruit, et pourquoi me réduit-il à cet état ? Je tente d’appeler à l’aide, mais, le bruit obstruant le son, je ne sais même pas si j’ai articulé quelque chose. Levant difficilement les yeux du sol, je revois ce que j’avais laissé tomber. Il parait me fixer au plus profond de moi, d’un regard inaliénable, inexpugnable. En travers d’une branche, il peut observer mon malheur, et ce regard devient effrayant. N’étant plus capable de soutenir ce que me lance l’œil, j’élève les miens vers le ciel pour sortit de l’étouffement où je suis, mais la brume couvre maintenant la cime des arbres. Il n’y a plus d’échappatoire.
Transis de douleur, exténué, je retourne mon visage contre le sol, dans un espoir désespéré que, si je cesse de lutter contre tout, tout cessera. Ouvrant à peine les yeux, je suis pris d’une terreur plus grande encore ; l’œil est maintenant juste devant mon visage, et me fixe toujours avec la même force. Comment a-t-il pu bouger ? Mais il n’a pas bougé ; l’œil m’observe encore quelque mètres devant. Un rapide coup d’œil me le confirme ; une foule d’yeux forment une multitude autours de moi, couvrant le sol de leur blanc immaculé. Les arbres, les feuilles, les rochers sont recouverts par les amas des globes oculaires, et tous, sans exception, me regardent, leur iris bleue transperçant mon esprit. Finalement, le blanc déborde de ces yeux et absorbe le monde, et dans ce nuage aveuglant je perds connaissance.
Le froid, auparavant vivifiant est à mon réveil réellement glacé. À moins que je ne sois resté inanimé durant plusieurs heures, cela n’a pas de sens. Mais après tout, qu’est-ce qui fait encore sens ? Au moins, le bruit a disparu, et cette étrange paralysie avec lui. Je me relève maladroitement, et mes membres, pas encore rétablis, manquent de me faire rechuter. Je prends vite conscience qu’il y a un problème ; je n’ai fait aucun bruit en bougeant. Essayant de parler, je comprends ce qui m’arrive ; je n’entends plus rien. Surdité totale et horrifiante. Le silence effroyable m’entoure, et rien de ce que fait ne peut le briser. Vais-je vivre le reste de ma vie en étant sourd ? Il faudrait déjà que je sorte d’ici. Je n’arrive toujours pas à expliquer ce qui s’est passé avant ; étais-je seulement vraiment conscient ? Ce que j’ai vu, ce que j’ai ressenti ne pouvait être réel. De même, plus aucune trace de pierre blanche sur le sol. Me revoilà perdu, et ce encore pire que je ne le pensais.
J’avance maintenant au hasard, toujours déboussolé par les évènements. Je ne retrouve ni cours d’eau, ni colline, ni sentier dans les environs, et je n’ai plus la moindre idée d’où je suis venu, mais j’avance quand même. La surdité a rendu mon esprit chaotique, mais, plus j’y pense, plus je m’interroge, peut-être n’est-elle que temporaire, causée par le même traumatisme qui m’a fait perdre connaissance, et m’a fait halluciner ces étranges apparitions ? Il faudra que je me renseigne dès que je sortirai d’ici. Mes pensées s’éloignent peu à peu de ma situation, jusqu’à ce qu’une forme m’apparaisse quelques dizaines de mètres devant, une silhouette humaine. Empli de soulagement et d’impatience, j’accoure à sa rencontre, mais la réalité me rattrape vite ; il ne s’agit que d’une grosse pierre à l’aspect vaguement humanoïde. La déception est cuisante, et je me demande comment ai-je pu être stupide à ce point. Je reprends ma direction, avec une pointe d’alarmisme ; sortir de ce bois devient un cauchemar.
De longues minutes se sont écoulées, ou de moins c’est ce que je crois ressentir. Le paysage, fait d’arbres gris et mornes, se prolonge à perte de vue, et le brouillard pèse toujours autant, m’enfermant dans cette vaste prison sylvestre où toute vie humaine semble s’être enfuit. Au détour d’un tronc mort depuis des années, je retombe sur une pierre imposante, la même que celle que j’avais prise pour un potentiel sauveur. Si je tourne en rond, je n’arriverai jamais à quitter ces maudits bois… Le froid pique mon visage, et la fatigue commence à prendre place, à force de marcher pour rien. Mais, si je m’arrête, qui me trouveras ? Je n’ai plus la moindre idée de l’heure qu’il est, il est possible que la tombée du jour soit proche, autant que son plein zénith, enfin, si l’on peut parler de zénith avec cette brume opaque. Ainsi, je persévère, marche vers l’inconnu, guettant, toujours avec un mince espoir, une route ou une indication. Rien à l’horizon, et l’espoir se transforme en énergie du désespoir ; je me sens condamné à errer ici, jusqu’à tomber de fatigue.
Je sombre pas à pas dans des idées noires, n’étant interrompu que lorsque le rocher fait son retour à nouveau dans mon champ de vision. Je ne dois décidemment pas tourner totalement en rond, puisqu’il est maintenant en face de moi, et non plus sur mon côté. Sous cette angle, il offre une face plus droite, plus élancée, plus vivante, mais pas assez pour me berner une seconde fois. Je regarde une pierre, et c’est tout. Je la dépasse sans plus de cérémonie quand, vérifiant que rien d’intéressant ne se trouve à ma droite, je remarque du coin de l’œil, que quelque chose est posé sur la pierre. Par simple curiosité, je me retourne, et ce que je vois me terrifie ; un visage humain est plaqué sur la roche, comme une sculpture beaucoup trop précise pour être rassurante. Les traits les plus discrets et les détails infimes rendent presque vivant cette face aux yeux clos, semblant endormie. Qui pourrait avoir l’idée de faire ce genre d’œuvre d’art au beau milieu d’une forêt ? Alors que je m’apprête à faire demi-tour, les yeux s’ouvrent grand, bien trop grands. Tout le reste devient dérisoire, tout était indigne d'intérêt, à la vue de ses yeux. Ils sont similaires aux galets que j’ai trouvés, d'un bleu sombre, immaculé, infini, mais ici, ils sont humains, vivants. La lumière autour semble elle-même bleue, vaincue par cette teinte inimaginable. Je ne saurais dire si je suis resté quelques secondes ou de longues minutes devant ce phénomène. Je n'en suis chassé que lorsque, rougis et blessés par l'air ambiant et la lueur de ces yeux, les miens ne purent soutenir son regard plus longtemps. Je tombe, et mes yeux peuvent enfin se fermer, mais je sens maintenant l’intense brûlure dans mes orbites. La douleur est insupportable, telles des barres de fer chauffées à blanc dans mon crâne, et ce ne sont pas mes larmes qui pourront l’endiguer. Tout n’est plus que tourment dans ce monde noir, où, sans rien entendre ni voir, plus rien ne semble exister. Cette forêt veut ma mort. Elle la veut mais elle ne l’aura pas. À l’aveuglette, je me relève, mais je ne peux plus rester ici. Il faut que je sorte. Je me mets à courir, mes bras en avant pour ne pas m’écraser sur un arbre. Je ne sens plus mes yeux, seulement les larmes qui coulent sur mes joues et le mal qui incendie ma tête. Je hurle et je hurle toujours plus fort, ou, au moins, je l’espère, le silence m’oppressant plus que jamais. Tous se bouscule dans le chaos mon esprit, les yeux de pierre, le bruit et le visage dans la roche ; rien n’est possible, rien n’a de sens, je ne devrais pas être ici, dans cet état ! Je ne sais même plus si je crie encore, si je cours encore, si je bouge encore. Je ne sens que les battements frénétiques dans ma poitrine, qui résonnent jusque dans mes tempes douloureuse. Suis-je seulement conscient ? Si j’étais dans un rêve, il aurait déjà cessé. Alors qu’est-ce, un coma ? Au fond, à quoi cela sert-il d’y réfléchir ? Je me persuade que je cours, et décide de laisser tomber tout le reste.
Le feu dans mes yeux, la douleur partout et le silence. C’est tout ce qu’il reste. Le monde en est uniquement empli. Tout le reste a disparu. Je ne suis même plus capable de discerner, ou concevoir autre chose. Et bien qu’il ne reste qu’elle, cette épouvantable souffrance. Que je souffre sans fin dans cette enfer muet. Puisque cela ne cessera pas, autant y disparaître.
Enfin le moment vint.
Le moment où, les pieds décollant du sol, les sentant à peine, je m’enfuis. Cet instant porte en lui un soulagement plus grand que toute la douleur passée. Je m’envole, loin de ce gouffre, et, à ce moment, le silence est jubilatoire. Rien ne pourra m’arriver. Bientôt, je dépasserai le brouillard, dépasserai les cimes, dépasserai tout ! Mes yeux brûlent toujours, mais bientôt, cela ne comptera plus. Je contemplerai le ciel aussi bleu que les yeux de pierre, tout sera balayé par ce prodige. L’apesanteur est une extase, une ivresse, et j’en bois la coupe jusqu’à la lie. La délivrance m’est enfin promise. Le vide sous mes pieds est le premier pas vers la liberté, vers la fin de cet abominable supplice. Les nuées m’accueillent, comment pourrai-je résister ? Que tout s’achève.
Le vent souffle sans cesse sur la colline et ses contrebas, mais le brouillard persiste, s’arrache aux faîtes des arbres. Le calme n’est troublé que par le souffle lent du vent qui s’affaiblit, et par le bruissement dans les branches qu’il engendre. Soudain, un cri perce la forêt, et s’éteint aussi vite. À nouveau, la quiétude est seul maître des bois. Au sommet, un filet d’eau se distingue de la verdure, serpentant calmement sous les feuilles. Dans son maigre lit, les cailloux roulent lentement, ou s’échoue sur le rebord. Véritable gemmes encerclées de boue, deux pierres rondes, blanches, douées de splendides cercles bleus et noirs trônent, immobiles et impassibles. Le vent souffle encore, les arbres bruissent toujours, et deux nouvelles pierres du même acabit rejoignent avec douceur leurs aînées.
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