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volume 1, Chapitre 4 « Le secret » volume 1, Chapitre 4

— 30 Novembre 2024, 1 h 03

Ricardo n’arrivait pas à dormir.

Torturé par son inconscient, il ne parvenait pas à mettre d’idée ou de mot précis sur ce qui le chiffonnait. Il se décida à sortir les affaires entassées dans la grosse valise ceinturée d’un cuir brun du plus bel effet. Il posa sur le bureau de ses appartements le seul cadre photo qu’il avait apporté ; voir l’image de sa petite fille, le sourire aux lèvres l’aidait à ne pas perdre les raisons de sa présence ici.

Les vêtements disposés dans les tiroirs de la commode en bois laqué blanc, il rangea son bagage vide dans le placard de l’entrée ; ses appartements étaient bien plus spacieux que ceux dont bénéficiaient les laborantins du complexe, une sorte de classe affaires dans un monde bercé par l’argent et le nombre de papiers publiés dans la revue scientifique. Pourtant Rodriguez ne ressentait pas cette envie et ce pouvoir qui lui avaient été offerts par Dieu en personne : Eugène Marakov.

Un investissement sur mesure, à coup sûr.

La large baie vitrée était parcourue par un faible courant électrique affleurant parfois sur la face extérieure du bâtiment en de petits arcs lumineux éphémères ; par moments, il lui semblait même entendre le clapotis léger des vaguelettes s’échouer sur les rochers, mais il mit cela sur le compte de son esprit encore troublé de se trouver à cent mètres sous la surface de l’eau.

Les précautions de Marakov ne pouvaient qu’être à la mesure du danger des travaux entrepris ici et à cette idée, il sentit les muscles de sa nuque se crisper.

Après quelques exercices de respiration qui précédaient toujours sa phase de repos, Ricardo contempla une dernière fois le cliché de Julia ; elle souriait pour la photographie. Il s’installa sur les couvertures, le regard tourné vers le plafond de la chambre où serpentaient des ondes lumineuses juste avant que le sommeil ne tombe sur son esprit.

Le matin se fit plus présent lorsque les ampoules imitant la clarté naturelle se mirent sous tension ; une étrange sensation de bien-être l’envahit tandis qu’une musique légère et zen emplissait doucement l’appartement d’un tintement agréable.

L’agitation se répandit dans toute la station, la fourmilière s’activait à sept heures tapantes ; Ricardo n’eut aucun mal à gagner son laboratoire sans passer par la cafétéria malgré le parfum séduisant du café matinal. Mais il avait un objectif, se retrouver seul au centre de recherches et explorer la base de données d’enregistrements qu’il avait pu découvrir la veille ; l’omniprésence d’Helena l’en avait empêché jusqu’à maintenant.

Après les contrôles, Ricardo observa le laboratoire ; sa tranquillité le perturbait. Chaque chose était drastiquement à la place qui lui avait été réservée lors de la construction des différents modules de recherche ; il inspira profondément, comme un encouragement à se mettre au travail et effleura l’écran du poste informatique.

« Je ne sais pas vraiment dans quoi je me suis engagé en acceptant cette mission. J’ai pris la liberté d’enregistrer un second journal de recherche sur mon terminal personnel afin de pouvoir conserver toute mon objectivité dans l’avancement de mes travaux. La manipulation génétique est un domaine pour lequel le commun des mortels n’a pas une grande affection, mais je crois en son potentiel. Je pense qu’ici nous pourrons en tirer le meilleur. »

Le vieil homme assis face à la caméra semblait affaiblit, presque maladif, et le scientifique ne put qu’assister à la dégradation physique du confessant.

« Au trente-cinquième jour de l’expérience Zêta-prime, la souche cellulaire artificielle se développe maintenant correctement et la réplication ADN croit de façon exponentielle ce qui fait de cet extrait le seul résultat viable post-mitose : l’individu n’a traversé aucune strate de forme vertébrée contrairement à ce que son génome semblait indiquer. »

Le pauvre homme avoua dans son entrée suivante être atteint d’un cancer qu’il désirait garder par-dessus tout hors de connaissance de Marakov ; pendant ce temps, la créature se muait au-delà de l’imagination de son créateur.

« Les résultats sont tout simplement stupéfiants, plusieurs cellules cartilagineuses se sont développées grâce aux éléments présents dans la solution amniotique dans laquelle elle baigne depuis maintenant 72 heures. Au-delà du clonage, nous touchons au but de ce projet : la programmation et la création pure et simple d’une forme de vie biologique entièrement artificielle. »

La dernière entrée du journal s’achevait sur ce constat effrayant d’une réussite en bonne voie ; Marakov lui avait certifié que sa tâche consistait à mener à bien les travaux débutés par Marcus. Quelque chose n’était pas clair dans toute cette histoire et Ricardo pensa un instant que la jeune femme qui le secondait alors devait obligatoirement avoir eu connaissance de ces résultats probants.

Il lorgna du côté de l’entrée au son de la douche désinfectante qui retentit dans le haut-parleur ; Helena le salua avec toute la rigueur dont elle savait faire preuve et, un manifeste entre les mains, prit une profonde inspiration avant de s’adresser à son vis-à-vis.

« Vous m’avez questionnée sur les expériences du Docteur Marcus, et j’ai pu retrouver ces rapports aux archives.

— Ses dossiers ont été classés ?

— Le Docteur Marcus préférait le papier aux rapports dématérialisés, il disait toujours que ceux-ci pouvaient disparaître en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. »

L’aveu était inespéré et soudain, naquit dans l’esprit de Ricardo une petite flamme d’impatience qui éclaira son regard ; il attrapa les dossiers déposés par la jeune femme devant lui et en feuilleta les premières pages.

Les notes manuscrites révélaient une franche excitation de la part de leur auteur qui réussissait même à gagner son lecteur ; les faits n’étaient pas particulièrement intéressants ou troublants, mais l’aboutissement de ces théories de création en une expérience concrète suffisait à attiser sa curiosité.

Il fut question de composition génique, de constitution biologique puis de fécondation grâce à des cellules « blanches » dans lesquelles avait été introduite l’innovation de Marcus. Comme dans l’entrée vidéo de son journal, il relatait plusieurs tentatives qui échouèrent en impasses, mais l’une d’elles résista et se développa au-delà de toute espérance.

Jour après jour, Andreas expliquait dans ses lignes manuscrites les idées les plus folles qui embuaient son esprit malade de vaines hypothèses curatives. Travailler était devenu son seul moteur et son unique raison de ne pas se laisser sombrer dans une léthargie fataliste ; son état empira au bout de trois semaines, et il consigna les premiers symptômes de la maladie qui l’affectait : le cerveau était probablement touché par le cancer à un point tel qu’il influait sur ses facultés cognitives.

« Saviez-vous pour la maladie de Marcus ? »

Mais la jeune femme n’eut pour toute réponse qu’une immobilité déconcertante, presque un aveu de conscience.

« Je ne vous juge pas, poursuivit Ricardo en se replongeant dans la lecture.

— Malgré nos désaccords, le Docteur Marcus était quelqu’un de bien… Je l’ai compris sans doute un peu tard.

— Pourquoi ne pas en avoir averti la direction ?

— Il se savait condamné avant même d’accepter la tête de ce projet, mais il voulait contribuer jusqu’à la fin à faire progresser la science. Je n’étais pas en mesure de le juger, Docteur. »

Sur ce point-ci, Rodriguez la comprenait : mettre un homme tel que Marcus au placard n’était pas une décision sans conséquence ; un esprit brillant même parasité par une mutation grandissante n’en demeurait pas moins indispensable.

Ricardo le voyait comme un acte de courage venant d’un homme qui se savait perdu.

« Qu’est-il arrivé au sujet de l’expérience ? »

La jeune femme mit un doigt devant ses lèvres et désigna la caméra de sécurité dont l’objectif était braqué sur l’entrée du laboratoire ; Ricardo comprit que certaines données n’étaient pas connues de Marakov et de l’équipe dirigeante de la station.

« Je pense que nous pourrons en discuter pendant le déjeuner Docteur. »

La manœuvre de la jeune femme était évidente et tournée vers une discrétion plus poussée concernant les résultats non consignés par le Docteur Marcus ; le secret qui entourait les tests tendait à confirmer une certaine forme de désaccord entre Marakov et son personnel, ce qui n’avait pas rassuré Ricardo.

En soi, ce genre de connivences se faisait rarement à l’insu du directeur, mais plutôt à son initiative pour brouiller les pistes et être le seul en possession de toutes les données.

À midi sonnant, les deux savants quittèrent le laboratoire après avoir travaillé sur les cellules des prélèvements ordonnés par Marakov sur la créature issue de l’expérience et conservées dans l’azote liquide.

Le dédale de couloirs défila dans un silence de mort et, tandis qu’ils prirent place au centre de la salle, ils attendirent que les conversations environnantes nappent la leur d’une aura impénétrable.

« Vous ne sembliez pas le porter dans votre cœur pourtant.

— Andreas Marcus était un grand homme qui en avait également tous les défauts. Mais passer cette carapace de dédain et d’assurance, il était un esprit voué corps et âme à son travail.

— Quand avez-vous découvert sa maladie ?

— Seulement quelques semaines avant sa disparition. Il a fait un malaise et s’est mis à parler de manière confuse l’espace de quelques secondes. J’ai cru… à tort qu’il faisait un AVC. Au cours d’une conversation, il a avoué ne plus pouvoir se concentrer comme avant.

— Et vous l’avez compris de cette façon. »

La jeune femme approuva d’un signe de tête avant de saisir la tasse de thé encore fumante déposée sur la table.

« Sa disparition n’était pas anodine Docteur.

— Que voulez-vous dire ?

— Lorsque le professeur Marakov a appris l’existence de cette forme de vie, il a voulu s’en emparer, la disséquer et tout faire pour la cloner avant même la fin de son cycle de développement.

— Dans quel but ?

— La créature a commencé à sécréter une neurotoxine puissante stockée dans un organe pour lequel nous n’étions pas parvenus à définir de fonction. Le professeur Marakov s’est emballé et a ordonné une batterie de tests en laboratoire. Comme la chimère ne grandissait plus, la production de la toxine fut interrompue et Marakov décréta de l’exposer à l’agent Ève.

— J’en ai entendu parler, c’est le procédé mutagène développé par Marakov ?

— Oui, une évolution forcée. »

La jeune femme lui fit un sourire idiot comme s’il venait de lui raconter une histoire drôle et Ricardo comprit son attitude quand un garde passait non loin d’eux, le regard scrutateur et l’oreille attentive aux conversations alentour.

Une fois qu’il les eut dépassés, la jeune femme reprit tout son sérieux.

« Qu’est-il arrivé ensuite ?

— Marcus n’a pas aimé que son expérience lui échappe d’autant que toutes les tentatives de clonage se soldèrent par un échec.

— Qu’est-il arrivé à la créature ?

— Les mutations l’ont affectée sans pour autant modifier son génome, comme si elle l’enrichissait sans l’endommager. Deux jours avant que l’on m’annonce le décès d’Andreas, je suis arrivée un matin et elle avait disparu et c’est ce jour-là que je l’ai vue pour la première fois. »

Ricardo arqua un sourcil, perplexe quand il remarqua la peau luisante de la bête marine au-dehors ; son corps allongé aux formes indistinctes se mouvait à quelques dizaines de mètres de la large baie vitrée du réfectoire, ondoyant au rythme des rayons diffractés par l’eau.

« C’est elle ? »

La jeune femme approuva d’une brève inclinaison de la tête et but une gorgée de thé.

Marcus avait ainsi pris le risque de lâcher en pleine nature un monstre bourré de gènes mutés artificiellement pour sauver sa création de l’esprit retors d’un homme ivre de pouvoir.

« Il ne l’a jamais avoué devant moi, mais le vase clos du lac et l’absence de vie animale dans ses profondeurs présentaient un risque biologique mineur.

— Et vous dites qu’il a disparu quelques jours plus tard ?

— Oui. Son état a empiré précipitamment et la direction en a été informée. »

Le pouvoir qu’exerçait la créature au-dehors le fascinait ; une danse lascive et étrangement harmonieuse battant l’eau d’une étonnante douceur.

« À quoi ressemble-t-elle ?

— Vous l’avez vue en arrivant… Les descriptions varient d’une personne à l’autre, mais j’ai parfois l’impression que chacun la retient quelque chose de différent.

— Andreas lui a donné la plus belle des libertés en s’assurant que Marakov ne pourrait pas lui remettre la main dessus. »

Les pièces du puzzle commençaient à se mettre en place dans l’esprit de Ricardo : la tension entre Marakov et Marcus, le changement de discours d’Helena et cette créature prisonnière du lac gelé. Il ne parvenait pas encore à percevoir l’objectif de chaque protagoniste de cette sordide histoire, mais commençait à croire que la disparition de son prédécesseur n’était sans doute pas aussi surprenante que son assistante le laissait paraître.

Ils reprirent une conversation banale d’un regard convenu pour le reste de la pause ; Ricardo commençait à avoir le tournis, les œillades par-dessus l’épaule et les messes basses autour de lui se poursuivaient.

De retour au laboratoire, ils tinrent une réunion avec les assistants que le nouveau chef de projet n’avait pas encore rencontrés. L’équipe au complet, Ricardo présenta les grandes lignes du programme qu’ils devaient mener à bien en suivant des protocoles de sécurité et de déontologie très précis ; s’il avait trouvé la découverte du Docteur Marcus tout à fait passionnante, elle restait également très éloignée de l’éthique médicale qu’il avait toujours mis un point d’honneur à respecter.

Son travail basé sur les échantillons sains et mutés de la créature devait être à même de découvrir et expliquer les divers mécanismes d’évolution opérés sur cette nouvelle forme de vie. L’étude principale allait consister en l’exploration approfondie de son ADN avant et après son exposition à l’agent Ève.

« Qui a établi le composé ?

— Le professeur Marakov lui-même, Docteur. C’était l’un de ses derniers projets. »

Ricardo réfléchit et laissa la jeune femme dans l’attente d’une suite à son questionnement, mais rien ne vint avant une demi-heure. En réalité, il n’arrivait pas à appréhender le but du vieil homme ; en quoi ses propres travaux pouvaient-ils représenter un intérêt particulier pour poursuivre l’œuvre de Marcus ?

« Quelle était votre implication Docteur dans cette expérience ?

— Je ne comprends pas, répondit la jeune femme en plissant les yeux.

— Il est évident qu’en tant qu’assistante vous ne lui avez pas servi de secrétaire pendant vos mois de collaboration.

— C’est vrai.

— Alors ?

— Rien de plus que ce que vous savez déjà. »

Le petit bout de femme ne voulait pas lâcher le morceau, quand bien même leur discussion sous les yeux de la sécurité n’avait aucun intérêt particulier.

« Nous devons œuvrer ensemble Helena, fit-il sur le ton de la confidence.

— Quel est votre but, Docteur ? Vous cherchez des informations, travaillez sans relâche à comprendre ce qui est arrivé à votre prédécesseur. Il est des choses qu’il ne vaut mieux pas déterrer. »

La révélation lui sauta au visage comme une évidence bien trop longtemps ignorée ; il fit volte-face et s’installa à son poste, repris l’observation au microscope des cellules prélevées avant de lui répondre :

« Nous ne sommes que des hommes, bien que vous en doutiez, je n’ai pas vocation à travailler à l’aveugle.

— Nous avons un but et un projet, » rétorqua-t-elle, ébranlée.

Mais rien n’y faisait, Ricardo demeura silencieux pour le reste de l’après-midi, préférant taire sa révolte et garder pour lui ses idées anarchistes dans un monde qui semblait entièrement dévoué à son créateur. L’espace de quelques heures, le père avait laissé place à l’homme de science idéaliste qu’il avait été jadis.

Lorsque la grande salle à manger fut vidée de presque tous ses occupants, Ricardo s’approcha de la baie vitrée, et, plongé dans l’intimité d’une lumière tamisée, il observa longuement l’horizon sous-marin dans l’espoir de voir resurgir la bête.

« Docteur Rodriguez ? l’interpella un homme à la carrure solide et à la peau noire.

— Lui-même.

— Monsieur Marakov souhaite vous voir. »

Mais Ricardo ne répondit pas plus qu’il ne bougea et l’homme en treillis tout en nuances de gris reprit :

« Je me permets d’insister, Docteur, il s’agit d’une affaire urgente.

— Très bien. »

Le ton résigné de Ricardo provoqua un soulagement de la part du membre de l’équipe de sécurité qui détestait devoir supplier le personnel civil ; le trentenaire prit la tête et invita Ricardo à monter dans la navette menant à la dernière tour, celle où résidait le Président et où il avait fait sa connaissance dans des circonstances dignes des romans de Jules Verne.

Le décor devint plus riche, ancien et rétro comme s’il avait subitement changé de siècle pour se retrouver plongé en plein cœur d’une cité sous-marine au début du XXe siècle ; l’acier riveté croisait la chaleur du bois verni d’antan et s’ouvrait parfois sur des hublots cerclés de dorures éclatantes.

Ricardo finit par comprendre qu’ils ne se rendaient pas au bureau du vieil homme, mais bien plus haut dans la tour, là où très peu de monde pouvait prétendre s’être un jour trouvé.

« Veuillez patienter ici, » indiqua le jeune serviteur en l’invitant à quitter l’ascenseur qu’ils avaient emprunté.

La vaste pièce aux murs couverts d’immenses bibliothèques chargés de volumes anciens à la reliure parfaitement entretenue semblait s’élever sur plusieurs étages : la baie vitrée donnant sur l’extérieur offrait une vue inédite de l’autre versant de la vallée immergée.

Çà et là, des projecteurs s’entrecroisaient pour tracer sur les fonds marins des jardins symétriques en révélant des coraux aux couleurs insoupçonnées ; s’il était parfaitement idiot de croire qu’il s’agissait véritablement de madrépores à cette profondeur et dans une eau à la température voisine du zéro, il n’en demeurait pas moins un spectacle époustouflant et démonstratif des pouvoirs du visionnaire.

« Marinellis, l’interrompit la voix sèche du vieil homme derrière lui. C’est le nom de cette vallée qui fait écho aux falaises des canyons observés sur Mars. »

Le baptême orchestré par Eugène prenait tout son sens dans la contemplation des notes rougeoyantes des espèces en contrebas.

« Ces êtres sont fascinants, n’est-il pas ?

— Du corail Professeur ?

— Précisément, sa ramification la plus vivace Docteur. »

L’échange de politesse lui était apparu superflu tant la conversation du vieil homme ne pouvait se tarir lorsqu’il évoquait ses exploits.

« Je ne me lasserais jamais de ce spectacle... Mais je ne vous ai pas fait venir pour converser autour de nos créations botaniques. Suivez-moi, je vous prie. »

Eugène clopina jusqu’aux canapés couverts d’un velours bordeaux en accord avec le reste de la pièce ; quelques plantes majestueuses à la tenue impeccable emplissaient la vieille bibliothèque d’une touche naturelle rappelant la surface.

Le foyer crépitait et l’air exhalait une note boisée de cèdre qui ravivait des souvenirs d’enfance chez les deux hommes.

Confortablement assis, Eugène posa la canne qui supportait sa démarche vacillante et un serviteur en costume vint leur apporter de quoi sustenter leur soif ; une fois les deux bouteilles de cristal déposées sur la table basse les séparant, le vieil homme le remercia d’un geste net et proposa un verre à son invité.

« Non, merci, répondit Ricardo un peu gêné.

— Un peu d’eau alors ? »

Le scientifique approuva d’une brève inclinaison de la tête avant de le remercier ; une fois servi en alcool brun qui ne pouvait qu’être fort, Marakov entreprit d’orienter la conversation vers l’objet de leur rencontre organisée.

« Avez-vous entendu parler de Waterfall, en Caroline du Nord ?

— Oui, c’était l’un de vos plus grands complexes de recherche, il me semble ?

— C’est exactement ça. Le fleuron de notre génie scientifique s’y trouvait et mettait au point des techniques et des breuvages qui aujourd’hui encore brillent par leur avance sur le reste du monde.

— Il a été fermé il y a quelques années si je ne me trompe pas ?

— En quelque sorte. Voyez-vous, la tâche principale de nos équipes sur place était de concevoir ce qui ferait la médecine de demain, des projets aux coûts pharaoniques, qui rentabilisaient l’entreprise en découvertes, nouveaux brevets de tous bords. »

Le vieil homme avala une gorgée de liquide ambré avant de reprendre :

« Notre modèle de fonctionnement était tout autre à cette époque et les projets menés par nos équipes en qui nous avions pleinement confiance ont commencé à nous échapper.

— L’espionnage industriel est un flé…

— Il ne s’agissait pas de cela, mais d’un fait bien plus grave : certains de nos plus brillants chercheurs travaillaient de mèches pour tirer personnellement profit des brevets de la compagnie. »

Après une quinte de toux, Eugène se reprit face à son invité un peu mal à l’aise devant la teneur de la conversation :

« L’imprudence de ces personnes a causé une catastrophe majeure, mais lorsque ceux-ci ont été contraints de rendre des comptes… Ils n’ont pas hésité une seconde à mettre en balance l’avenir de leurs collègues, fussent-ils amis depuis des années. »

Ricardo s’enfonça un peu plus dans le sofa et laissa son dos reposer contre le dossier, sonné par la révélation de ce vieux fou de Marakov ; ses pensées devaient être embrouillées par les années et la consommation excessive d’alcool fort.

Il n’y avait pas d’autre explication.

« L’un de mes plus loyaux lieutenants était impliqué dans cette trahison. Oh, bien sûr il n’avait aucune idée des conséquences de ses actes, de la perversité de ceux qu’il avait embarqués dans son élan.

— Que s’est-il passé ?

— L’une des applications de nos recherches visait à exploiter l’extraordinaire potentiel de virus à la capacité de mutation hors du commun dans un but thérapeutique. Je vous passe les détails concernant la menace qui pesait alors sur les hommes et les femmes qui travaillaient dans ce complexe.

— Une catastrophe de cette ampleur aurait fait parler d’elle ! pensa le quadragénaire.

— C’est une chose que nous ne pouvions nous permettre. »

Eugène regretta immédiatement ses paroles, persuadé d’être laissé entraîner bien trop loin dans ses explications, il reprit sans abandonner le temps à son vis-à-vis de lui répondre :

« Nous avons dédommagé les familles à la hauteur de leur perte, mais vous comprendrez maintenant pourquoi je refuse que nos personnels affectés au développement de nos domaines de recherche ait toutes les cartes en main.

— Le contrôle de l’information est mère de sûreté, répondit-il faussement convaincu.

— Exactement, c’est l’un des piliers d’Atlantis, une règle absolue et infranchissable. De nos jours la confiance ne s’accorde plus guère qu’à ceux qui ont besoin de vous. »

Ricardo déglutit avec difficulté, s’il avait clairement douté que Marakov eût connaissance de ses recherches dans les bases de données, il en était maintenant certain.

« Je n’ai pas pour habitude d’espionner mes employés, soyez en assuré, mais ce qui concerne le Docteur Marcus ne vous aidera pas dans votre tâche, croyez-moi.

— Il était malade d’après son assistante ?

— Atteint de tumeurs cancéreuses inopérables, confirma le milliardaire sur le ton de la conversation. Le pauvre homme... Quand nous l’avons trouvé, il était tombé dans un coma dont il ne s’est jamais réveillé. Nous aurions dû comprendre que sa paranoïa et son comportement étranges étaient des signes clairs. »

Eugène n’était pas un homme bavard ou prêt à livrer ses secrets si facilement, et chacun de ses mots laissait entrevoir la manipulation perverse qu’il tentait d’exercer sur Ricardo ; induire de fausses pistes dans l’esprit trop libre du scientifique devait faire partie de sa tactique de « contrôle ».

« Vous aurez accès aux archives de ses notes personnelles, j’y veillerais, néanmoins ne perdez pas de vue que votre champ d’action se limite aux termes précisés dans votre contrat.

— Pour le bien de l’entreprise.

— Et celui de tous. »

La rencontre achevée, Eugène salua son employé avec un respect outrancier qui ne trompa personne et s’il n’avait proféré aucune menace, ses paroles ne laissaient planer aucun doute sur ses intentions à l’égard du mouton obstiné qui s’écarterait du pré qui lui avait été assigné.

« Menez-moi à la serre.

— Bien Monsieur. »

Il s’installa dans le fauteuil roulant, fatigué par une journée de plus à trainer son corps d’une chaire à l’autre ; il ne sentait plus vraiment l’effet des médicaments ou de l’alcool.

Le trajet fut de courte durée et quelques minutes plus tard, Marakov retrouvait l’odeur si précieuse de sous-bois flottant dans la serre végétale au sommet de la tour ; un bien caché de tous par l’orientation même des jardins pour lequel il se réservait le seul droit de jouissance.

« Laissez-moi un moment. »

Le garde obtempéra et Eugène inspira profondément l’air chargé du soir simulé par les générateurs de cycle solaire. Il posa un pied puis le second sur l’herbe fraîche et couverte d’une rosée bienfaisante ; les feuilles des arbres ondoyaient dans une brise artificielle et il fit quelques pas en direction d’une cabane de jardin cachée derrière un bosquet fleuri.

La porte en bois grinça et il s’empressa de la refermer derrière lui ; l’intérieur du cagibi était modestement meublé, mais il était une chose qui demeurait étrangère au reste du mobilier : le lit médicalisé trônait à l’opposé de l’entrée, quelques poches de perfusion suspendue à une potence, nourrissant inlassablement le corps inerte qu’elles sustentaient.

« Soyez certain, mon cher ami, que vous ne reverrez jamais plus la lumière du jour, vous ou votre satanée créature… J’extrairais jusqu’à la moindre de vos cellules, jusqu’au dernier de vos organes encore en état pour obtenir mon dû Marcus. Le sérum fonctionnera et je jetterais votre pauvre carcasse minutieusement dépecée à votre ignominie ! »

La voix d’Eugène s’était métamorphosée en une rage intemporelle et caverneuse, une promesse faite à Andreas de le punir pour la trahison qu’il avait insidieusement apportée sur Atlantis ; le test avait non seulement rétabli son système cellulaire, mais rajeuni l’ensemble de son corps de vingt ans…

« Et vous me verrez rire de votre fin pitoyable, j’en fais le serment. »


Texte publié par Théâs, 3 juillet 2016 à 18h34
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