Une fois la porte close, Zélie prit une grande respiration. Les pas à l’extérieur lui indiquèrent que son visiteur s’en retournait vers sa chambre. En un sens, elle s’en sentit soulagée. Elle avait du mal à savoir ce qu’il lui voulait. D’ailleurs, le revoir ce soir avait été une surprise. Après tout, elle pensait lui avoir fait comprendre quel type de femme elle était.
Son regard se posa sur le recueil de poèmes. En touchant la couverture, elle sentit que le cuir abîmé sous la pulpe de ses doigts. Qui pouvait l’avoir lu auparavant ? Cela ne lui paraissait pas être le genre de lecture que ferait Walen. Cela lui donnait l’impression qu’il l’avait acheté pour elle. Mais dans ce cas-là pourquoi ? Après tout, il n’avait pas été intéressé par son corps.
Une fois la porte fermée à clé, la jeune femme se glissa sous les couvertures. La fatigue de la journée la rattrapait plus vite qu’elle ne l’aurait cru. Pourtant elle prit le temps de découvrir un poème, le sourire aux lèvres.
Ensuite, elle plongea la pièce dans le noir. Dans l’obscurité, elle resta les yeux ouverts. Dans son esprit, des questions sans réponses tournaient. Walen en était le point central. Au moins, le mystérieux jeune homme venait bousculer son quotidien. Serait-ce pour le meilleur ou pour le pire ? Sur cette question, le sommeil vint la prendre.
***
Le lendemain, Zélie put vaquer à ses occupations sans avoir de nouvelles du jeune homme. Malgré sa curiosité, elle se força à ne pas y penser. Si jamais elle apprenait que celui-ci avait quitté le relai sans la saluer, elle en tirerait du regret. Alors même que la jeune femme s’était promis de ne plus s’attacher sans raison.
Lorsque l’on frappa à sa porte le soir venu, elle ne put s’empêcher de sourire. Était-il possible que le mystérieux inconnu revienne encore lui rendre visite ? Les coups redoublèrent de puissance la faisant douter. L’espace d’un instant, Zélie se figea. Avec précaution, elle ouvrit. L’homme qui lui faisait face n’était pas Walen. La mine sombre, les yeux rougis et les cheveux en bataille, son frère se tenait devant elle.
– Gérald ?
Il baissa les yeux. La saleté qui couvrait ses vêtements le rendait encore plus repoussant. Un tremblement agita sa main.
– Zélie… Pardonne-moi ! Je…
Son cadet se précipita dans ses bras. Sa tête se nicha contre son cou. Lorsqu’il agissait ainsi, elle croyait revoir l’enfant qu’il avait été. L’envie de le protéger grandit en elle avec force, malgré le mal qu’il lui avait fait. Des larmes coulèrent sur les joues de son frère, elle les sentit glisser sur sa peau. Avec un soupir, Zélie posa les doigts sur sa nuque pour le rassurer.
– Je…
– Entre !
Sa sœur le soutint pour l’amener devant le tabouret sur lequel elle l’aida à s’installer. Une fois cela fait, elle le débarrassa de son chapeau ainsi que de son manteau. Il ne bougea pas, la laissant faire. C’était comme si l’étincelle de vie en lui s’était éteinte.
– Tu dois me détester…
La jeune femme prit sur elle. Mieux que personne, elle savait combien son frère allait mal. Seulement, Zélie ne voulait pas lui pardonner ses débordements aussi facilement. De ce fait, elle adopta une mine courroucée.
– Où étais-tu encore ? Tu crois que je ne me suis pas fait de souci pour toi ?
Il cacha son visage dans ses mains.
– Tu as beaucoup de chance que je t’accepte ici après le mal que tu m’as fait ! Je devrais te laisser à la rue, te débrouiller.
Gérald se laissa tomber sur le sol. À genoux, il s’agrippa à sa robe en pleurnichant.
– Tu as raison. Tellement raison, Zélie… Je m’en veux… J’ai cru… Mais tu avais raison…
La jeune femme croisa les bras sur sa poitrine.
– Bien sûr que j’avais raison. Avec toi, c’est toujours pareil. Tu penses tout savoir. Tu n’en fais qu’à ta tête… J’en ai assez d’avoir un frère tel que toi !
Il resserra sa prise sur sa jupe.
– Je vais faire des efforts…
– Tu mens ! Tu ne fais jamais d’efforts. Tu promets de le faire à chaque fois ! Mais rien ne vient ! Je dois sans arrêt te donner de l’argent que tu dépenses de manière stupide ! Tu sais pourtant comment je le gagne !
Il ne lui répondit pas, mais baissa la tête. Sans lui prêter la moindre attention, elle continua à parler.
– C’est moi qui devrais pleurer en ce moment même, du mal que tu me fais ! Tu m’as frappé ! Tu m’as volé !
Le silence se fit, simplement troublé par le bruit provenant de la rue ou de l’étage inférieur. Zélie reprit avec plus de douceur.
– Gérald, j’aimerais t’aider, mais je ne sais que faire. Tu devrais rester ici avec moi, je tenterais de te trouver du travail…
En vérité, la jeune femme se sentait désemparée. Elle connaissait les peurs et souffrances de son frère. S’il buvait, c’était avant tout pour se donner du courage, mais cela ne faisait que le changer en un homme agressif qu’elle ne reconnaissait pas.
Il secoua la tête.
– Une nuit… Juste le temps d’aller mieux… Ensuite, je te laisserais tranquille…
Longtemps, Zélie avait pensé qu’ensemble, ils étaient plus fort. Un avis que son cadet ne devait pas partager puisqu’il la fuyait sans cesse. Si seulement, il acceptait d’échanger avec elle sur ce qui le tourmentait. Peut-être pourrait-elle le rassurer ?
– Très bien… Retire tes vêtements, il est temps de faire ta toilette.
Elle versa un peu d’eau claire dans la coupe. Plus tôt dans la journée, la jeune femme avait été la chercher au puits. Après avoir saisi un linge, elle le trempa dedans puis le passa sur la peau de son frère qui avait enlevé sa chemise. Cela permit de retirer une couche de poussière de son épiderme. Ensuite, elle revint à la charge avec du savon. Gérald ne dit rien. Peut-être parce qu’il se sentait trop honteux pour.
Lorsqu’elle eut terminé le haut de son corps, elle lui laissa le tissu pour qu’il finisse seul sa toilette. Pendant ce temps, Zélie récupéra des vêtements propres dans la malle où elle stockait. À chaque fois, elle gardait et faisait nettoyer les tenues de son frère, de sorte qu’elle pouvait toujours lui en présenter une lors de ses visites.
– Je suppose que tu n’as rien mangé non plus ?
Il secoua la tête.
– Très bien. Je reviens.
Sans rien ajouter de plus, elle quitta la chambre. Cela lui permit d’obtenir un répit. Face à son cadet, Zélie aurait voulu réussir à se montrer plus ferme. Peut-être même lui refuser de l’abriter pour la nuit. Une chose qui aurait pu fonctionner s’il ne lui avait pas fait un regard de chien battu. À chaque fois, elle perdait tous ses moyens et ses grandes résolutions s’envolaient. La jeune femme redevenait la grande sœur aimante qui souhaitait protéger son frère par tous les moyens.
Ses pieds prirent la direction de l’étage inférieur. Dans la salle, elle fit peu de cas des regards appréciateur qui la scrutaient. Dans un murmure, elle demanda à la vieille femme qui s’occupait du service, un peu de pain. Celle-ci eut pitié d’elle et lui donna deux galettes de maïs. Zélie la remercia avec un large sourire.
En elle-même, elle espérait que cela ne lui coûterait pas plus cher que quelques pièces. Si jamais le gérant s’apercevait de son petit manège, elle l’imaginait sans peine réclamer sa compagnie pour la soirée.
De retour dans la chambre, elle découvrit son frère dans une tenue plus convenable. Ses cheveux trop longs avaient eu aussi été nettoyés. À présent, ils se collaient le long de sa nuque et sur son front. Zélie fut prise d’une envie de le coiffer comme lorsqu’il était enfant. Mais cette période était passée depuis un moment. Elle n’en fit donc rien.
– Je te rapporte de quoi à apaiser ta faim.
L’air sombre, il fixait un point imaginaire devant lui.
– Merci. Tu es si bonne avec moi…
Sa voix se brisa.
Zélie n’ajouta rien. Elle se contenta de lui tendre les galettes qu’il dévora avec appétit. S’il y en avait eu plus, nul doute qu’il les aurait englouties elles aussi.
– Allonge-toi. Tu vas dormir ici.
Il hocha la tête sans dire un mot.
Pendant que la jeune femme s’installait pour brosser sa longue chevelure, il se glissa dans le lit après avoir abandonné sa chemise et son pantalon au pied de celui-ci.
– Tu es jolie, murmura-t-il brusquement.
La main de sa sœur se resserra sur le peigne.
– Si tu trouves un mari, tu devrais accepter de l’épouser…
Elle se retourna vivement. Ses sourcils froncés et ses lèvres pincées donnaient une idée de son état d’esprit du moment.
– Comment le pourrais-je ? Je dois sans arrêt veiller sur toi ! Tu connais beaucoup d’hommes qui fourniraient de l’argent à leurs femmes pour qu’elle s’occupe de son frère ?
Honteux, il secoua la tête.
– Je me débrouillerai…
Cette simple phrase lui valut un ricanement de la part de son aîné.
– Combien de fois m’as-tu dit ces mots ? Tu ne gagnes jamais d’argent !
– C’est faux ! J’ai déjà gagné aux cartes !
Le regard de Zélie le foudroya.
– Argent que tu t’es empressé de rejouer pour mieux le perdre ? Je n’ai pas souvenir d’en avoir vu la couleur.
À nouveau, son frère se plongea dans un mutisme agaçant.
– Essaye de dormir un peu. Ça te fera du bien.
La voix de la jeune femme était redevenue plus douce.
– Je… J’ai du mal à m’endormir, avoua d’un air pitoyable son cadet.
Cela expliquait sans doute, les cernes noirs qui encerclaient ses yeux.
Avec un soupir, Zélie abandonna le peigne sur la table. Elle vint s’asseoir sur le matelas près de Gérald. Sa main se posa sur son front pour le caresser doucement. Il laissa tomber sa tête sur l’oreiller en plume.
– Reste avec moi, Zélie, chuchota-t-il. Seul…
– Tu fais encore des cauchemars ?
Il hocha la tête.
La jeune femme n’avait pas besoin qu’il lui en dise plus. Elle connaissait l’origine de son mal, mais cela ne l’aidait pas à le soulager.
– Et si tu commençais par fermer les yeux ?
– Tu vas me lire une histoire ? Comme lorsque nous étions enfants ?
L’évocation de ce souvenir suffit à la faire sourire.
– Malheureusement, je n’ai plus ton livre préféré.
Elle avait dû le vendre contre quelques pièces pour subvenir à leurs besoins.
– Ce n’est pas grave… N’importe quoi fera l’affaire…
Zélie comprit la demande. Elle s’empara du recueil de poème. D’une voix douce et claire, la jeune femme se mit à déclamer le texte. En même temps que lui, elle découvrait l’écrit. Les mots sonnaient dans sa bouche. Elle, seule, parvenait à leur donner leur véritable sens.
Lorsqu’elle arriva à la fin, la respiration de Gérald s’était fait plus apaiser. Avec un sourire, elle constata qu’il s’était endormi. Son frère devait avoir un grand besoin de sommeil. Ses yeux contemplèrent le visage de ce dernier. Malgré sa barbe, ce n’était qu’un enfant… Hier encore, elle le revoyait courir vers elle, en riant.
Après un baiser délicat sur son front, Zélie se leva pour fixer la lune par sa fenêtre. Si seulement elle avait été capable de panser les blessures de son cadet. Elle avait cru qu’il suffirait de partir pour avoir une vie meilleure, mais cela n’était que de la poudre aux yeux.
Lorsque des coups résonnèrent à sa porte, la jeune femme sursauta. Elle était tellement prise par ses pensées que tout le reste avait disparu. Peu désireuse que l’on réveille son frère, elle se précipita.
Dans le couloir se tenait Walen. Pour le coup, il lui était totalement sorti de l’esprit.
– Bonsoir. J’ai pris le temps de réfléchir et je souhaitais m’entretenir avec vous, au sujet…
Mais elle le coupa dans son élan.
– Ce n’est guère le bon moment !
Surpris, il lui jeta un regard interrogateur. Elle hésita sur la réponse à lui fournir.
– Je ne suis pas seule, finit-elle par déclarer.
Son interlocuteur eut un mouvement de recul involontaire.
– Je m’excuse d’avoir… Interrompu quelque chose…
Il fronça le nez d’un air dégoûté qui agaça la jeune femme. Pour qui se prenait-il pour la juger alors même que c’était lui qui était venu la voir ?
– Mon frère dort. Si vous voulez me parler, ce sera dans votre chambre, déclara-t-elle d’une voix ferme.
Walen hésita. La situation le mettait mal à l’aise.
– Cela ne serait-il pas jugé comme indécent ?
– Je me fiche bien de ce que pensent les gens. L’important, c’est que mon frère puisse se reposer en paix.
La jeune femme fit un pas dans le couloir et ferma la porte derrière elle.
– Après la façon dont il vous a traité, n’est-ce pas trop doux de se soucier de lui ? Il n’avait pas l’air de s’inquiéter beaucoup pour vous.
Sous le coup de la colère, Zélie serra le poing.
– Avez-vous un frère, monsieur ?
Surpris par la question, il hocha la tête.
– Alors vous savez le lien fort qui nous unit. Malgré ce qu’il a fait, il reste mon petit frère. Il est de mon devoir de le protéger. Je ferai mon possible pour qu’il ait la meilleure vie envisageable.
– Au détriment de la vôtre ?
Le cœur de Zélie se serra. Même si elle savait que le jeune homme avait raison, elle ne voulait pas le reconnaître à voix haute.
– Où est donc votre chambre ?
D’un geste de la main, Walen lui indiqua la porte suivante sur sa gauche.
– Très bien. Si vous souhaitez discuter, nous le ferons là-bas.
Sans attendre d’invitation, elle se dirigea vers le battant. Il n’était pas fermé et elle en profita pour entrer. La pièce était plus petite que celle qui lui servait de chambre. À moins que cela ne soit qu’un effet d’optique dû à l’imposante malle qui se trouvait stockait là.
Walen la rejoignit d’un pas hésitant. Lorsqu’il referma la porte, elle prit la parole.
– Bien. Qu’avez-vous donc de si important à me dire ?
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