Dans un geste rapide, Walen attrapa les mains de la jeune femme pour les emprisonner dans les siennes. Leurs regards se croisèrent. L’espace d’un instant, seul le silence les entoura. Il fut malheureusement de courte durée, puisque quelqu’un appela, d’un cri perçant, l’un de ses compagnons. L’image des joueurs de cartes se dessina dans l’esprit du jeune homme.
– Vous voulez prendre les devants ? Je vous laisse faire, déclara d’une voix suave son interlocutrice.
En vérité, il ne souhaitait rien du tout. Il se demandait même comment il s’était retrouvé dans cette situation.
Les œillades sensuelles qu’elle lui jetait ne faisaient qu’accentuer son malaise.
– Je suis désolé. Malgré tous vos charmes, je ne partage pas votre attrait… Pardon d’être blessant…
Un rire retentit chez Zélie.
– Seriez-vous timide, monsieur ? Vous avez sûrement déjà connu des femmes…
– Oui… Non… Enfin, ce n’est pas le problème.
Walen la tenait toujours, de peur qu’elle ne décide à nouveau de se mettre à nu devant lui.
– Vous me paraissez bien indécis. De quoi avez-vous peur ? Je ne désire que votre bonheur. Vous pouvez profiter de ce moment privilégié avec moi, je ne vous en voudrais pas.
Le jeune homme retrouva ses esprits en l’entendant prononcer ces mots.
– Pas besoin d’aller jusque-là ! lâcha-t-il de façon plus abrupte qu’il ne l’aurait souhaité.
– N’était-ce pas ce que vous vouliez en venant prendre ma défense ?
Face à la question, Walen en resta interloqué. Ainsi, elle avait réellement pensé que c’était l’appel de son corps qui avait motivé sa bonté. Cette constatation le peina. Comment pourrait-il lui prouver qu’il n’avait aucune mauvaise intention ? Peut-être en la laissant libre de ses mouvements.
– Non. Bien sûr que non. J’étais juste dans le coin lorsque j’ai entendu du bruit. Je ne m’attendais d’ailleurs pas à ce que vous soyez si… entreprenante. Ce genre de comportement n’est pas franchement digne d’une jeune femme correcte.
Il avait terminé sa phrase d’un ton beaucoup plus sévère qu’il ne l’aurait souhaité. À sa grande surprise, un sourire ironique naquit sur les lèvres de Zélie.
– Je vois. Vous avez changé d’avis en prenant conscience que je n’avais rien d’une oie blanche.
D’une geste fluide, elle récupéra son châle avant de s’enrouler dedans. Ensuite, elle tourna les talons pour se placer devant la fenêtre.
– Dommage, un homme jeune et beau, cela aurait changé mes habitudes.
Cette phrase fit l’effet d’une décharge électrique dans le corps de Walen. Il venait de comprendre ce qu’était cette femme. Sa naïveté lui revenait à la figure comme un coup de poing violent.
– Ce n’est pas une vie, murmura-t-il.
Son interlocutrice ne se retourna pas vers lui, ses yeux continuèrent de fixer le paysage urbain en contrebas.
– Mais c’est la mienne. Si vous avez tellement horreur les femmes telles que moi, vous feriez bien de partir. À présent, ce n’est plus un secret, vous savez très bien ce que je suis…
Contrairement à ses attentes, Walen resta immobile devant la porte. Il se sentait mal. Au fond, il n’avait aucun désir de blesser cette inconnue. Plus encore après qu’elle se soit fait martyriser par son frère sous ses yeux.
– Je l’ignorais en vous aidant.
– Je vois. À présent, vous regrettez votre geste… Vous pensez sûrement qu’il est normal que mon aîné ait envie de me corriger pour mes mauvaises actions. Quelle honte pour lui que d’avoir une sœur qui offre son corps à des hommes pour une chambre, des tenues ou un peu d’argent. Jugez-moi. Au fond, cela m’est bien égal.
Le sanglot perceptible dans sa voix le persuada de rester. Avec douceur, il s’approcha. Elle ne bougea pas. Après un instant d’hésitation, il posa sa main sur son épaule.
– Contrairement à ce que vous semblez croire, j’ignorais que vous vous livriez à ce genre… D’activité… Je trouve triste que vous en soyez réduit à ce type de commerce pour satisfaire la soif de votre frère.
Aucune réponse ne lui parvint. Mais le corps de la jeune femme fut pris d’un tremblement qu’elle tenta de réprimer. Avait-elle froid ou peur de son contact ? Sa proximité avec les hommes devait se révéler plus désagréable qu’elle n’osait le dire.
– Puisqu’il n’a que moi et que je n’ai que lui, il est normal que nous veillions l’un sur l’autre…
– Pardonnez-moi, mais au vu de son comportement violent avec vous, je ne dirais pas qu’il veille sur vous.
Elle soupira.
– Lorsqu’il est sobre, il fait des choses pour moi. Ce n’est pas grand-chose, mais il a négocié les termes de mon contrat avec Marvin. Celui qui tient ce relai-diligence. Cela évite qu’il m’envoie des clients et empoche l’argent dans mon dos.
Cette idée donna la nausée à Walen. À combien de filles seules, ce genre de traitement pouvait-il arriver ?
– Ainsi soit je lui paye ma chambre, soit je lui offre une nuit par mois afin qu’il efface mes dettes.
– C’est abject ! Une jeune femme telle que vous ne devrait pas se retrouver obligée de faire des choix aussi…
Les mains de Zélie se saisir des épingles qui retenaient ses cheveux en chignon. Lorsqu’elle les enleva, sa longue chevelure brune se déroula dans son dos. Ses mèches vinrent chatouiller les phalanges du jeune homme. Il la fixa sans dire un mot. Sans aucune coiffure, elle lui apparaissait plus sauvage et intrépide.
Le ton de Zélie se durcit, le ramenant à la réalité.
– « Une jeune femme telle que vous »… Qu’entendez-vous donc par là ? Vous pouvez dire que je suis une prostituée. C’est la vérité après tout. Est-ce que je l’ai décidé ? Bien sûr que non. Ai-je le choix à présent ? Même réponse. Mon frère dépense l’argent plus vite qu’il ne le gagne. Il me faut bien en trouver ailleurs. Il est difficile pour une femme seule et sans compétence d’obtenir un métier honorable dans cette ville. Fort heureusement, je sais m’adapter. J’ai ma clientèle que j’ai choisie, ainsi je n’ai pas à subir la violence d’autres hommes que mon frère. Croyez-moi, c’est déjà beaucoup. Pouvoir refuser des gens est un luxe.
– Puisque vous ne m’avez pas refusé, je peux me juger chanceux. C’est que je ne suis pas tout en bas dans votre estime…, plaisanta Walen.
Elle se retourna pour le foudroyer du regard. Des larmes avaient coulé le long de ses joues et ses cils en étaient encore humides.
– Ne tentez pas de me séduire, monsieur. Je ne suis pas si naïve. Vous me repoussez puis vous me flattez. Je ne comprends pas où vous voulez en venir. Mais cela ne m’amuse pas.
Walen hésita sur ce qu’il devait faire. Son instinct le poussait à rester pour tenter d’apaiser les douleurs de la jeune femme. Son esprit lui l’incitait à renoncer. Mieux valait se mêler de ses affaires et non de celles des autres. Il aurait dû prendre congé depuis longtemps. Dès l’instant où son interlocutrice était rentrée dans sa chambre et surtout, il n’aurait pas dû la suivre. Cela ne lui apporterait rien de bon.
– Bien. Mademoiselle, je vais vous laisser.
– Zélie, murmura-t-elle.
Alors qu’il allait tourner les talons, il se figea. Sans comprendre pourquoi il trouvait cette femme différente des autres. Peut-être sa situation l’avait-elle touchée ? Après tout, elle aurait eu toutes les raisons de s’écrouler, mais malgré ça, elle continuait à lutter. Seule et en silence, elle gardait pourtant la tête haute.
– Walen, lâcha-t-il.
– Pardon ?
– Je m’appelle Walen Brown. Je doute que cette information vous soit utile, mais je tenais à me présenter.
La jeune femme se retourna vers lui. La lueur de la lampe éclaira son visage. La nuit était tombée totalement et à présent, le ciel était d’encre. Un fin croissant de lune se dessinait entre les nuages, cachant ses courbes au regard des humains.
Le calme était revenu dans la chambre. Le silence y régnait en maître alors qu’aucun des deux n’osait même bouger. Ils se fixèrent dans la pénombre. La lampe à huile produisait des ombres inquiétantes sur les murs. Walen jeta un rapide coup d’œil sur ce qui composait la pièce. Son regard s’arrêta sur un livre posé sur le lit. Il ne l’avait pas remarqué en entrant.
– Ce livre…
Zélie s’avança pour le prendre dans ses mains. Elle le serra contre son torse comme si elle avait peur qu’il lui vole. Sous doute était-ce une de ses rares possessions.
– C’est un recueil de poèmes, murmura-t-elle. J’aime le lire. Parfois, je tente d’en composer. Mais je doute que cela vous intéresse…
– Vous savez lire ? l’interrogea Walen.
– Sans doute cela vous surprendra-t-il, mais c’est le cas. Je suis allée à l’école aussi longtemps que cela fut possible. J’aurais souhaité une autre vie…
En prononçant ces mots, elle fixa l’ouvrage dans ses mains. Sa couverture était abîmée par le passage du temps et les multiples lectures, mais elle le chérissait toujours autant.
– Je pourrais vous donner l’un de mes livres lorsque je quitterai la ville, proposa le jeune homme.
– Je ne demande pas la charité, répliqua-t-elle.
Il haussa les épaules, un sourire sur le visage.
– Ainsi, je voyagerai plus léger. Ce serait quand même triste de le voir finir dans les ordures.
– Oui, bien sûr, acquiesça-t-elle.
En vérité, Walen s’était servi de ce prétexte pour la revoir. Cette femme l’avait plus marqué qu’il n’aurait osé se l’avouer. Il souhaitait même rester sur place pour en apprendre plus à son sujet. Ou alors, c’était une excuse pour ne pas rejoindre sa famille tout de suite.
– Vous feriez mieux d’aller vous reposer monsieur, il est tard.
Zélie n’avait pas tort. Après un bref salut, il se retrouva face à sa porte close. Cette rencontre avait quelque chose d’irréel. Peut-être était-ce le destin qui l’avait mise sur sa route ? La suite lui dirait.
***
Walen gagna l’étage inférieur où il commanda un repas accompagné d’un peu de vin. Une assiette fumante garnie de lard, oignon et haricot atterrit devant lui. Celle qui la tenait ne lui adressa pas la parole. Elle fila sans demander son reste. Ses cheveux blancs s’échappaient de son chignon alors qu’elle s’éloignait à pas lourd. Sans doute la fatigue accumulée dans la journée accentuait-elle son emprise sur son corps à cette heure tardive.
À part quelques joueurs de cartes qui riaient en réclamant des boissons alcoolisées, il était seul. Cette constatation lui pinça le cœur. Plus jeune, il avait le chemin au côté de celui qui était devenu son associé : Trevor. C’était lui qui lui avait appris le poker. Il fallait avouer qu’il était doué pour cela. Sa chance insolente avait le don d’énerver les autres. Pour cette raison, Walen surveillait toujours les parties et le faisait s’arrêter avant que cela ne cause le courroux des hommes présent à la table de jeu.
Il chassa les vieux souvenirs, en mâchant son lard. Il n’était plus temps de penser à cela. Huit années avaient passé… À présent, il rentrait chez lui. Malgré la déception, il s’était promis de revenir la tête haute.
Son repas avalé, il paya son dû avant de remonter vers sa chambre. Devant celle de Zélie, il marqua un temps d’arrêt. N’y apercevant pas la moindre lueur filtrée sous la porte, il en déduisit qu’elle dormait. Une chose que lui-même aurait dû faire.
De son côté non plus, aucune lampe ne brillait. D’ailleurs, son regard eut beau balayer la pièce, il ne trouva pas de trace de l’objet qui lui aurait permis de chasser quelque peu l’obscurité. Fatigué de son voyage, et la tête baignait de pensées, Walen préféra se glisser sous la couverture pour se reposer.
Avant de se dévêtir, il prit soin de fermer la porte à clé. Il y laissa celle-ci dans la serrure. Une protection supplémentaire, même s’il doutait d’être une cible de choix. Mieux valait faire tout son possible pour se prémunir.
Allongé dans le noir, les yeux ouverts, il ne parvenait pas à dormir malgré sa fatigue. Son esprit restait alerte. De quelle manière pourrait-il justifier son séjour prolongé en ces lieux ? Il n’avait aucune raison de s’appesantir dans cette ville. Plus rien ne le retenait dans l’ouest.
Tous ceux qu’il connaissait été loin. Enfin si l’on exceptait Lee James. Il prit sur lui pour ne pas sauter du lit à la recherche de sa carte. Plus encore parce qu’il se souvint de son manque de lampe qui ne lui permettrait pas de l’étudier à loisir. Après tout, c’était un ami de Trevor. Il était de son devoir d’aller lui annoncer la mort de son associé en personne. Son cœur se serra lorsqu’il repensa à tout ce qu’il avait perdu. Sa vie d’avant lui manquait. Le travail était rude, mais il l’appréciait. Tout comme il était d’heureux d’avoir quelqu’un à qui se confier.
Avant de changer de direction, il valait mieux s’assurer qu’il pourrait être reçu. Envoyer un télégramme et attendre la réponse lui donnerait une raison de rester. Il lui faudrait aussi penser à acheter un livre pour tenir sa promesse. Existait-il un libraire dans cette ville ? Comme Walen venait d’une petite bourgade, c’était dans leur magasin qu’étaient vendus les quelques exemplaires disponibles. En même temps, peu de leurs clients savaient lire.
Trévor lui prenait soin de connaître chaque ouvrage afin de pouvoir en parler. Parfois, il faisait des lectures publiques. Un événement qui attirait beaucoup plus de gens que Walen ne l’eut soupçonné. Peut-être était-ce à cause de son charisme ? Les femmes qui venaient faire leurs achats le trouvaient toujours très poli et distingué. Une de ses capacités consistait à donner l’impression qu’il s’intéressait à chaque personne qui franchissait le seuil de la boutique, même la plus insignifiante.
Le sourire aux lèvres à ce souvenir, le jeune homme plongea dans le monde des rêves. Son corps courbatu avait besoin de repos.
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