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Le chariot, son conducteur et le cheval marquèrent un premier arrêt dans la petite bourgade de Softplains. Le temps avait été plutôt clément et Walen n’avait pas fait de mauvaise rencontre. Pour tout dire, il n’avait vu personne. Aussi, s’était-il contenté d’avancer droit devant lui.

En regardant sa carte, il prit conscience qu’il n’était guère loin de la ville où résidait Lee James, l’un de ses amis. Peut-être pourrait-il faire un détour pour passer quelques jours en sa compagnie ? Un rire ironique le prit. Avait-il à ce point envie d’éviter de rentrer dans sa famille ? Au fond de lui, il savait que c’était le cas. D’ailleurs, s’il avait pris soin de leur envoyer un télégramme avant de quitter la boutique, c’était avant tout pour être sûr de ne pas changer d’avis en cours de route.

Dans la rue encombrée de charrette, de passants et de chevaux, le jeune homme avisa un gamin. Il lui promit une pièce si celui-ci le menait à une auberge au prix raisonnable et au confort acceptable. En plus, il demanda à ce qu’il y est une écurie pour pouvoir prendre soin de l’équidé qui tirait son chariot. Le petit brun, casquette largement enfoncée sur la tête, réfléchie quelques secondes avant de lui faire part de sa réponse. Sans surprise, il connaissait l’endroit idéal. Cela fit sourire Walen qui le suivit sans se poser de questions.

Le quartier dans lequel il le mena était excentré, sans pour autant se révéler misérable. Le bâtiment était plus grand, tout de bois construit. Devant lui, des bancs avaient été placés et des hommes discutaient vivement. En relevant la tête, il aperçut une rambarde peinte en blanc qui courrait sur tout le premier étage comme pour offrir un point de vue au curieux de tous âges.

L’accueil à l’intérieur fut rude, mais poli. On l’aida à monter sa malle dans la chambre moyennant quelques pièces et on lui assura que son cheval serait bien traité. Il disposerait d’un box avec de l’eau et de la nourriture ainsi qu’une paillasse propre.

Walen remercia le tenancier avant de grimper à l’étage pour se reposer. L’envie de se décrasser le prit après le voyage sur la piste en terre battue et la poussière qu’elle générait. En y regardant de plus près, ses vêtements devaient être couverts de résidus terreux de teinte ocre.

Dans la pièce minuscule, un lit l’attendait dans un coin. Sa malle avait été déposée devant la fenêtre qui perçait le mur d’une fine ouverture. Sur un meuble branlant, il découvrit un broc en métal cabossé plein d’eau ainsi qu’une assiette et un miroir qui pourrait lui servir pour se raser. Malgré sa fatigue, il prit soin de se rendre présentable. Sa barbe datait de plusieurs jours et ses cheveux blonds trop longs avaient été attachés pour éviter de faire des nœuds. Un film de poussière semblait s’être déposé sur toute leur longueur. Avec ironie, Walen songea que la teinte de son visage devait avoir bruni sous l’effet de la saleté et des rayons du soleil. Sans doute, y aurait-il une démarcation une fois qu’il aurait retiré les poils qui poussaient sur ses joues rebondies.

Une fois propre et présentable, le jeune homme passa une tenue qu’il tira de sa malle. Peut-être pourrait-il trouver une personne à payer pour faire sa lessive ? Il y réfléchirait après avoir dîné.

Sous le coup de la fatigue, il s’allongea sur le matelas défraîchi. Autour de lui résonnaient les voix des autres résidents. En bas, des joueurs de cartes haussaient le ton. Plus proche, des gens discutaient dans la cour qui menait à l’écurie. Tous ces sons le berçaient. Ses yeux se fermèrent, malgré le brouhaha ambiant. Une sorte de bourdonnement qui ne s’arrêtait jamais, restant en lisière de la conscience. Il était temps pour lui de rattraper le sommeil qui lui avait manqué.

– Laisse-moi tranquille !

Ce cri impromptu le tira de sa rêverie. Il fut suivi par des bruits de lutte dans le couloir. Curieux, il se redressa. Tant que cela durerait, il lui serait impossible de se reposer.

La voix reprit, attirant d’autant plus son attention qu’elle provenait d’une femme.

– Va-t’en ! Je ne veux plus te voir !

– C’est mon argent ! Tu n’as qu’à me le donner et je te laisserai tranquille ! gronda en réponse un homme.

– Non, c’est moi qui l’ai gagné !

Le ton de l’inconnue s’était fait suppliant. Walen tendit l’oreille pour guetter la suite de la conversation. La dispute paraissait se dérouler juste devant sa chambre.

– Tu m’obéis et c’est tout !

Un nouveau cri transperça les murs. De la douleur… Lassé, il ouvrit la porte pour voir ce qui se passait. Dans le couloir sur la mezzanine, deux personnes se faisaient face. Un homme brun chapeau sur la tête tenait une femme par le bras. Ses doigts se resserraient sur celui-ci au point qu’elle en faisait la grimace. Les yeux pâles de celle qui souffrait se posèrent sur le nouveau venu, son visage exprimait clairement la peur. Cependant, elle ne dit rien. Sans doute avait-elle l’habitude que personne ne vienne à son secours. Son tortionnaire quant à lui, ne tourna même pas la tête dans la direction du nouveau venu. Sûr de son bon droit, il continua à parler.

– Tout ton argent est à moi ! C’est moi l’homme de la maison !

Sa victime s’agita, dans une volonté de retrouver sa liberté de mouvement, seulement les doigts qui la tenaient resserrèrent leur prise sur elle.

– Je ne te le donnerai pas ! Tu vas encore le jouer et le perdre ! répliqua-t-elle en redressant la tête vers lui.

Malgré la situation dans laquelle elle se trouvait, son regard était fier.

La main de son agresseur se posa sur ses cheveux pour descendre sur sa joue, la décoiffant au passage. Sa voix se fit plus douce, presque mielleuse.

– Zélie, ma chérie, ne t’en fait pas. Je vais gagner cette fois-ci.

Son visage se rapprocha du sien comme s’il était en train de lui faire une confidence sur sa fortune à venir. Les traits fins de la jeune femme se contractèrent sous l’effet de la colère.

– Tu dis toujours ces mots et rien ne change…, cracha-t-elle. En plus, tu pues l’alcool !

Joignant le geste à la parole, elle le repoussa de toutes ses forces. L’espace d’un instant, son interlocuteur recula, pour mieux revenir à l’assaut.

– Ça suffit ! Donne-moi l’argent !

Sa main se saisit de la chevelure de sa compagne pour l’attirer à lui. Ses mèches brunes quittèrent les attaches de son chignon pour se rependre devant ses yeux. Sous le coup de la violence, la jeune femme se mit à hurler. Cela eut pour effet de faire sortir Walen de sa chambre.

Il se redressa avant de déclarer d’une voix forte :

– Hé ! Qu’est-ce qu’il se passe, ici ?

Surpris, l’agresseur relâcha sa victime. Il se tourna vers lui, plein de rage.

– On parle ! Ça ne te regarde pas, étranger !

Il accentua le dernier mot pour lui faire comprendre qu’il n’était pas le bienvenu. Le jeune homme n’en fit rien. Plutôt que de reculer, il s’avança hors de sa chambre pour montrer qu’il ne craignait pas les menaces. Encore moins lorsqu’elle provenait de quelqu’un qui s’en prenait à une personne plus faible.

Ses yeux injectés de sang brillaient dans l’ombre du couloir alors que la lueur de la lampe à huile dans la chambre se reflétait dedans. La jeune femme en profita pour reculer afin de se mettre en sécurité à l’intérieur.

– Elle n’a pas l’air de vouloir parler avec toi, ricana Walen.

– Dégage ! T’as rien à foutre ici !

Pourtant il ne bougea pas. Son interlocuteur s’avança d’un air menaçant, prêt à en découdre. À chacun de ses pas, il bomba le torse pour ce faire plus effrayant qu’il ne l’était. Malgré tout, Walen le dépassait en taille et en largeur d’épaules. Le jeune homme se prit à sourire. Il n’était plus l’adolescent chétif et naïf qui était parti de chez lui sur un coup de tête. Il était l’homme confiant et réfléchi qui rentrait chez lui. Devant la tentative pathétique d’intimidation de son adversaire, il eut presque envie de rire.

Malgré sa colère, l’homme ne l’impressionnait pas. Sa démarche vacillante montrait qu’il était alcoolisé. Du plus vite qu’il le pouvait, il balança son poing vers l’avant. Sans aucune peine, Walen l’évita. Déstabilisé par la force qu’il avait mise dans son attaque, son opposant se retrouva emporté par son élan. Il alla s’écrouler lourdement contre la balustrade en bois, dans un fracas. Face à ce spectacle, le jeune homme éclata de rire.

À moitié assommé, son adversaire trouva quand même le moyen de répliquer d’un ton pâteux.

– Toi ! Tu vas le regretter !

Une voix féminine les surprit tous les deux.

– Ça suffit, Gérald. Tu ne fais que te donner en spectacle !

Walen en avait presque oublié la jeune femme.

Le dénommé Gérald se releva pourtant en chancelant.

– Toi, ta gueule ! C’est ta faute ce qui arrive !

Après un coup d’œil rapide à la brune, Walen se plaça devant elle de manière à faire barrage avec son corps. Cela n’arrêta pas son adversaire qui tituba vers eux.

– Gérald, le réprimanda la femme.

Il n’en fit que peu de cas et poursuivit dans son idée première. Non seulement cet enragé s’en prenait à une personne plus faible, mais en plus il persistait dans sa bêtise. Un soupir s’échappa de la bouche de Walen. Bien qu’il n’aimât pas ça, il allait devoir le corriger pour se débarrasser de lui.

Le jeune homme préféra l’attaque à la défense. Il attendit que Gérald soit dos à l’escalier pour se précipiter vers lui. D’un puissant coup d’épaule, il l’envoya rouler en bas des marches. Dans un grand bruit, son adversaire s’écroula. Incapable de parler, il émit un gargouillis incompréhensible.

– Déguerpie d’ici ! Si tu reviens me chercher des noises, je serais beaucoup moins gentil avec toi.

Sans le quitter des yeux, il attendit de le voir disparaître dans l’encadrement de la porte menant vers l’extérieur. Sur le chemin, il avait boitillé comme s’il s’était foulé la cheville.

Une fois à une distance acceptable, Gérald releva la tête pour darder ses prunelles sur la jeune femme. Il serra le poing.

– Tu vas voir ! Zélie ! On en reparlera bientôt.

– Dessaoule avant ! Comme ça, je comprendrai ce que tu baragouines !

– Sale pute !

Comme il avait attiré l’attention des hommes attablés dans la salle d’en bas, Gérald se décida enfin à quitter les lieux.

Soulagé de savoir que la dispute était terminée, Walen avait passé la main dans ses mèches blondes pour les repousser. Il avait été surpris de voir la jeune femme se précipitait vers la balustrade. Malgré les mauvais traitements dont elle avait été l’objet, elle ne paraissait pas avoir perdu sa combativité. Après un dernier regard vers le bas et la porte d’entrée de l’auberge, elle s’en retourna vers sa chambre d’une démarche gracieuse.

– Vous ne risquez plus rien, crut bon de la prévenir Walen.

Il devait avouer qu’il s’était attendu à la retrouver en larmes après l’altercation dont elle était la victime, pas la tête relevée dans un air de défi envers son tortionnaire. Ses yeux pâles accrochèrent son regard au moment où elle passa devant lui.

Durant quelques instants, elle le fixa avant d’entrer dans la pièce en lui faisant signe de la suivre. Sans savoir pourquoi, il accepta. Le battant claqua sur ses talons. À l’intérieur, il faisait sombre. La seule et unique source de lumière provenait de la lampe à huile sur la petite table bancale juste sous la fenêtre. Walen en profita malgré tout pour la détailler. De grande taille pour une femme, elle possédait une pâleur que lui auraient enviées beaucoup de riches héritières.

Ses talons résonnèrent sur le sol lorsqu’elle fit quelques pas en sa direction, lui permettant par la même occasion de découvrir sa démarche gracieuse. Son ossature fine et sa silhouette longiligne accentuée son aspect masculin, fort heureusement contrebalancé par les traits harmonieux de son visage. Des mèches brunes s’échappaient de ce qui avait été autrefois un chignon et que son tortionnaire avait pris plaisir à défaire.

– C’était votre époux ? lâcha brusquement Walen.

Une vaine tentative de lutter contre le silence pesant qui tendait à étendre ses griffes sur eux. Son interlocutrice secoua la tête.

– Je ne saurais dire si c’est une chance ou un malheur, mais il s’agit de mon frère. Je suis son aînée de six ans.

À mieux y regarder, il percevait des ressemblances entre les deux jeunes gens. Même si clairement, la sœur avait été beaucoup plus gâtée par la nature.

– Je vois…

Il s’appuya contre le mur. Son changement de position fit grincer les lattes du parquet. En vérité, Walen ne savait pas trop pourquoi il avait accepté de la suivre dans cette pièce. Se trouver seuls en ces lieux, tous les deux, avait quelque chose d’inconvenant. Pour oublier son malaise, il se continua à parler.

– Est-ce habituel qu’il vienne vous importuner ?

Elle haussa les épaules.

– Seulement lorsqu’il a dépensé tout son argent en jeu ou alcool, voir en filles…

Une remarque qui, sans lui indiquer de fréquence, lui laissait à penser qu’elle était sollicitée bien plus souvent qu’elle ne souhaitait l’avouer. Cela voulait aussi dire qu’il reviendrait à la charge dès que Walen tournerait les talons. Une idée qui agaça le jeune homme. Il n’aimait pas se battre. Pas plus qu’il n’aimait les choses vaines. Savoir que cet affrontement n’avait fait qu’offrir un sursis à son interlocutrice ne lui apportait pas de satisfaction.

– J’espère ne pas l’avoir trop énervé…

– Avec un peu de chance, il aura oublié lorsque je lui glisserai quelques pièces dans la main. Il n’y a que ça qui l’intéresse.

L’idée qu’elle accepte de donner de l’argent à son frère après qu’il l’est aussi mal traité ne fit qu’accroître l’énervement du jeune homme. Cela dit, il comprenait pourquoi elle agissait ainsi. En refusant, elle marquait son mécontentement, mais en finissant par céder, elle s’assurait un minimum de tranquillité.

La présence de la jeune femme à son côté le sortit de sa torpeur. Elle se rapprocha jusqu’à planter son regard dans le sien.

– Et vous, monsieur, qu’est-ce qui vous intéresse ?

Déconcerté, son interlocuteur hésita. Que cherchait-il vraiment en intervenant dans cette histoire ? Comme il ne répondit pas suffisamment vite, elle prit les devants. Sa main se posa sur sa joue rasée de près pour la caresser avec douceur. Le souffle coupé, Walen ne sut quoi dire.

– Souhaitez-vous une récompense ? C’est bien pour ça que vous êtes là, n’est-ce pas ?

Sans attendre de véritable réponse, elle enleva le châle sur ses épaules, dévoilant ses bras pâles. Ses mains s’affairaient déjà à retirer sa robe, lorsque le jeune homme reprit ses esprits et intervint.