Quand, enfin, Henri sortit de son état de transe et tenta de se relever, il tomba à genoux, toutes ses forces sapées. Hermine se précipita vers lui pour l’aider, laissant au comte la tâche de rassembler les fragments d’os dans les restes de la cape noire qu'il noua en baluchon. Elle le laissa ouvrir la route vers la sortie du dédale, tandis qu'elle soutenait son frère. Affaibli par la lutte physique et psychique et par la perte de sang, le journaliste était à peine conscient.
De toute évidence, les deux hommes avaient été prévoyants : une voiture les attendait près de la maison du gardien. Sans vraiment y réfléchir, la jeune femme donna au cocher l’adresse de Léo. L'encyclopédiste l'aida à faire monter Henri et à l’installer sur le siège à côté d'elle. Elle laissa la tête du jeune homme reposer sur son épaule, le retenant machinalement quand la voiture rencontrait un chaos. Elle était consciente du spectacle inattendu qu’elle présentait pour le comte, mais il eut la sagesse de rester silencieux et même de détourner le regard.
Une heure plus tard, ils étaient réunis dans l'appartement du poète. Harmont, discrètement assis dans un coin de la pièce, les deux mains appuyées sur le pommeau de sa canne, veillait sur le macabre colis noir. Elle-même avait choisi de s’asseoir par terre, sur un tapis de prix, les bras passés autour de ses jambes repliées. Elle regardait Léo soigner les blessures de leur frère, avec les gestes sûr et doux à la fois.
Elle éprouvait un étrange mélange de sentiments en les regardant. La profondeur de leur lien était évidente : il y avait de la beauté dans une telle relation. Mais au même temps, elle aurait voulu être celle à qui son jumeau consacrait son temps. Que ces gestes tendres et attentifs lui soient réservés. Mais contrairement à Henri, elle ne savait pas chercher le réconfort auprès des autres. Et Léo avait toujours eu cet étrange besoin de se sentir indispensable, d'autant plus auprès de quelqu'un de fort et d’indépendant, qui ne manquait pas de ressources, mais qui par moment avait besoin de trouver soutien et protection face à la dureté du monde.
Ce que son jumeau lui-même venait parfois chercher auprès d’elle.
Elle baissa pensivement la tête, regardant les flammes jouer dans la cheminée à travers le treillis du pare-feu. Elle ignorait encore pourquoi elle était venue, après tout. Pourquoi elle avait suivi ses rêves et ses intuitions jusqu’à la Tisseuse. Peut-être s’était-elle sentie obligée de veiller sur son demi-frère, pour éviter à Léo des inquiétudes supplémentaires. Peut-être avait-elle conçu de la culpabilité à le voir porter son fardeau. Peut-être s’était-elle souvenue qu’il était l’un des leurs.
Et surtout, qu’il était le Passeur, une charge émotionnellement si lourde qu’en dépit de dureté naturelle, elle se serait sentie incapable de l’accomplir.
Elle laissa son regard errer sur les deux hommes : Léo avait ôté sa veste et remonté les manches de sa chemise. Ses boucles retombaient souplement sur son col, dissimulant en partie ses traits parfaits. Afin que le poète puisse soigner ses blessures, Henri s'était déshabillé jusqu’à la ceinture ; il y avait bien longtemps qu’elle ne l’avait vu si dévêtu. Il était différent de son aîné, mince et souple, avec une musculature nerveuse. Son profil découpé par la lumière artificielle possédait une pureté toute particulière. Elle se prit à apprécier la finesse légèrement anguleuse de ses traits et l’élégance de son corps élancé.
Compte tenu de la vie dangereuse qu’il menait, il aurait dû être marqué de cicatrices, mais à l'exception de ses blessures toutes fraîches, sa peau était aussi lisse et parfaite que la sienne. Les profondes griffures qui marquaient ses bras et son torse guériraient de même, ne laissant pas même l’emprunte d’un souvenir. Les seules marques qu’il garderait à jamais se trouvaient au creux de sa main droite, un réseau de brûlure qu’il dissimulait généralement aux yeux des autres.
« Nous avons tous nos cicatrices », murmura-t-elle.
Celles qu’elle portait étaient scellées au creux de son cœur. Après des années de ressentiments liés à des causes réelles ou imaginaires, elle avait peut-être, finalement, lâché prise. Henri, qui regardait son frère bander les profondes coupures sur son avant-bras gauche, releva les yeux vers elle. Pas ceux, embrasé d’argent pur, du Passeur, mais les prunelles noisette, pétillantes d’intelligence et d’impertinence, du plus jeune de leur fratrie. Quand Léo eut terminé sa tâche, le journaliste leva péniblement les mains, ôta de son cou le médaillon de lune qu’il portait toujours et le tendit à Hermine. Elle se leva pour le recueillir dans sa paume ouverte.
Henri esquissa un léger signe de tête, en guise de remerciement. Elle y répondit de même. Même s’ils ne seraient jamais proches, au moins avaient-ils atteint une sorte de compréhension.
Le Conte se sentait étrangement humble, après avoir été admis – par la force des choses – dans l’intimité de trois des membres des Douze. Il s’était fait prudemment oublier, observant la scène en pondérant les relations étranges et fluctuantes au sein du trio. Quand Léo eut fini de panser les blessures de son frère, Henri se leva avec raideur :
« Je dois avoir laissé des vêtements de rechange ici. Je ne voudrais pas remettre des affaires déchirées et ensanglantées… »
Le poète lui lança un regard sévère, laissant son regard peser sur les bandages qui couvraient son torse et ses bras :
« Je ne vois pas pourquoi tu en aurais besoin, étant donné que tu vas rester ici et te reposer. »
Henri secoua légèrement la tête :
« Désolé de ne pouvoir t’écouter, pour cette fois… Il me reste une dernière tâche à accomplir. Mon cher Alexandre, puis-je vous demander de m'accompagner ? »
Le comte baissa les yeux vers le paquet noir à ses pieds, de pauvres fragments épars qui devaient retrouver leur dernière demeure. Il comprenait la volonté du journaliste de ne pas vouloir laisser cette tâche en suspens, en dépit de ses blessures et de son épuisement visible.
« Bien entendu. Ne serait-ce que pour vous empêcher de vous livrer à ces excentricités dont vous avez le secret, même quand vous devriez vous trouver dans votre lit. »
Le jeune homme haussa les épaules, frémissant légèrement quand le mouvement tira sur ses plaies.
« Si vous vous liguez contre moi, je n’ai plus aucune chance ! » déclara-t-il plaisamment, levant les yeux au ciel.
Léo soupira avec résignation et tira de sa poche le médaillon d’Henri, dans le doux tintement des deux ailes d’argent l’une contre l’autre. Il le passa lui-même au cou de son frère pour lui éviter des gestes inutile.
« Quand bien même, murmura-t-il avec affection, je connais ton entêtement… Et ton acharnement à remplir jusqu’au bout les tâches qu’on te confie, quoi qu’on puisse en dire. »
Le regard du poète se tourna vers le comte ; dans leur profondeur ambrée, jouait un feu doré, fascinant mais aussi impitoyable. Si Harmont avait pu trouver Hermine Berliniac redoutable, il réalisa en cet instant que son jumeau le devenait tout autant, quand ceux à qui il tenait étaient concernés :
« Je vous le confie, monsieur d’Harmont. »
Le comte sentit un léger frisson parcourir son échine.
Une heure plus tard, ils se trouvaient au plus profond des Catacombes, restituant enfin au gigantesque ossuaire ce qu’on lui avait arraché. Avec autant de douceur que s’il couchait un enfant blessé, Henri reposa les ossements à l’emplacement de leur dernier repos. Le comte tenait la lanterne à ses côté, attendant qu’il ait terminé cette sinistre besogne. La lueur impitoyable de la flamme révélait les lignes de souffrance qui marquaient les traits du journaliste et que chaque geste accentuait davantage.
« Êtes-vous sûr que tout va bien ? » finit-il par demander.
Son ami haussa les épaules, malgré l'inconfort que suscitait ce mouvement :
« J’ai connu bien pire, ne vous en faites pas pour moi ! »
Une lueur d'amusement se réveilla dans son regard :
« … Et ne craignez pas les menaces voilées de mon frère, ajouta-t-il. Il sait que personne ne peut me dicter la prudence, pas même lui ! »
Il s'écarta de la muraille d'ossement, retrouvant son attitude dégagée :
« Je suppose que le butin sera mystérieusement restitué et que nos honorables citoyens pourront se féliciter de l’efficacité de la police.
— C’est sans doute mieux ainsi… »
Même si l'affaire était close, le comte ne pouvait s'empêcher de repenser aux événements étranges de la nuit ; à présent que tout danger était écarté, la curiosité le tenaillait impitoyablement :
« Celle que l’on nomme la Tisseuse et... cette femme pâle qui l’a emmenée… Étaient-elles bien celles que je les soupçonne d’être ? »
Henri leva les yeux au ciel, avec un sourire mystérieux :
« La Lune seule le sait... »
Harmont ne put s’empêcher de rire en silence. Les Douze cachaient décidément de mystérieux talents… et de biens étranges connaissances. Ses yeux se portèrent sur l’une des inscriptions des Catacombes, inscrite sur une plaque de marbre et rehaussée d’encre noire :
Ils furent ce que nous sommes
Poussière, jouets du vent
Fragiles comme des hommes
Faibles comme le néant… (1)
Il ressentit subitement le besoin impératif de quitter l’empire de la mort et de retrouver le monde des vivants, avec ses couleurs, ses passions, ses plaisirs certes passagers, mais bien réels. Ces rangées de crâne ne l’encourageaient pas à réfléchir à la mort, mais à célébrer la vie.
« Que diriez-vous d’aller prendre un verre chez moi ? » proposa-t-il à son compagnon. Vous pourrez vous y reposer tout à loisir et j’apprécierai la compagnie ! »
Henri tourna vers lui ses prunelles noisette, où passa brièvement un éclat vif argent.
« Cela me semble une excellente idée. Même si la vie est éphémère comme les rayons de lune, il n’est pas interdit de la rendre aussi agréable que possible… »
1) Alphonse de Lamartine.
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