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tome 1, Chapitre 8 tome 1, Chapitre 8

Le comte s’était à moitié assoupi, quand Henri l’éveilla d’une bourrade dans les côtes. Grommelant légèrement, il se releva sur des jambes ankylosées pour suivre son ami dans l’allée.

Il demeura éberlué par ce qu’il vit alors. La créature en soi n’avait rien de réellement effrayant : il avait vu dans sa longue vie des choses bien plus horribles que ce visage délicat qui ne semblait ni celui d’un homme, ni celui d’une femme, ni même celui d’un enfant, étrangement changeant comme s’il ne voulait pas se laisser capturer. Les traits d’une pâleur légèrement lumineuse et d'une finesse éthérée étaient encadrés par longue chevelure couleur de lin, fine comme de la toile d’araignée. On pouvait même presque voir, comme une illusion vite dissipée ou un rapide effet de transparence, la courbe d’une ossature argentée.

Le journaliste l’observait, comme fasciné ; sur son visage expressif se superposaient l’étonnement, la curiosité et une pitié profonde. Mais toutes ces émotions disparurent soudainement : il tendit les mains et toute sa physionomie changea comme si, derrière le masque du jeune homme au tempérament léger, se dissimulait une autre personnalité, plus grave, plus profonde, emprunte d’une compassion inhumaine…

Ses lèvres prononcèrent dans son ténor clair et vibrant :

« Ce que donne la nuit, la Vierge filera… »

La créature d’os et de lune s’arrêta, sentant battre dans sa poitrine un cœur inexistant. Ce n’était pas la voix de la Tisseuse qui avait prononcé ces paroles. Quelque chose l’attendait dans les ombres… au-delà des anges de pierre et des stèles ouvragées. Elle aperçut un homme, à l’aube de la vieillesse, avec de longs cheveux blancs qui encadraient un visage élégant. Mais il n’était pas celui qui avait prononcé les mots de cette litanie.

« Ce que le temps a pris, la Tisseuse rendra »

« Je veux rentrer chez moi, frémit l’être en serrant ses mains pâles autour de son butin du soir.

« Voici donc cette malheureuse créature rappelée des morts… Un corps fabriqué de fragments d’os, une âme composée de fragments d’esprits... et le tout lié par du fil de lune… »

La voix qui s’élevait de la nuit était tout à la fois compatissante et implacable. Son propriétaire émergea de la nuit : juste un jeune homme aux cheveux blond foncé, dans un long manteau sombre et légèrement froissé. Il semblait inoffensif, mais l’être voyait au fond de son regard une étrange radiance vif argent… Sur sa poitrine, un médaillon d’or blanc, en forme de croissant lunaire, brillait comme s’il avait capturé l’intensité de l’astre au-dessus d’eux.

Sa main droite serrait une dague ancienne… Cruelle et menaçante… Miséricordieuse.

« Tu devrais me laisser te reconduire chez toi. »

Il s’avança d’un pas :

« Ce qui défie la vie, la Lune reprendra… »

La créature aurait voulu s’en remettre au jeune inconnu, le laisser la guider. Il y avait en lui la promesse d’un Havre de paix, de l’autre côté du fleuve qui emporterait tous ses tourments…

Il marcha vers son sauveur.

Fasciné par la scène, le comte avait relâché sa vigilance… Il n’entendit aucun bruit suspect, aucun pas derrière lui, aucun bruissement d’étoffe… Il ne perçut aucune ombre sur la lune. Mais comme issue de nulle part, une voix susurra à son oreille :

« Le plus jeune des Douze ? Vraiment ? Vous avez de précieuses relations, mon cher comte… »

Harmont se raidit de surprise ; il resserra sa prise sur le pommeau de sa canne-épée, bien décidé à en faire usage, si besoin, pour protéger sa vie et celle de son ami, même s’il savait que la menace ne serait pas forcément physique. Il n’osait quitter des yeux ni Henri ni la créature, mais il y avait tout à la fois, dans cette voix inconnue, une menace subtile et une note infiniment séductrice. Sans réellement le vouloir, il se retourna lentement…

Il rencontra deux larges yeux de nuit aux reflets de sang, dans un visage blême comme la mort. Les lèvres pâles lui adressaient un sourire effrayant. Tout le reste de son être, les cheveux de jais, la longue robe de nuit, se noyaient dans l’obscurité.

Le comte sentit son cœur se dérober dans sa poitrine :

« Pourquoi ? demanda-t-il simplement, sachant qu’elle comprendrait la question.

— Ces vols ? Cela vous choque ? »

Elle éclata de rire, un son rauque et sensuel :

« Vos scrupules sont étonnants, compte tenu du fait que vous vous associez avec un voleur notoire. Et, après tout, a-t-on besoin d’une raison pour détruire d’un coup de pied une fourmilière  ? Le défi… L’ennui… Il est distrayant de voir courir ces insectes dans tous les sens, dès qu’une menace les effleure.

— Nous ne sommes donc que cela pour vous ?

— Allons, cher comte, vous savez qui je suis ! Autant que je sais qui vous êtes… et voyez-y un insigne honneur, car il est rare que je m’embarrasse de retenir le nom d’un des vôtres.

— Vous ne vous considérez donc pas comme humaine ? demanda-t-il, poussée par une curiosité plus forte que sa crainte et son aversion.

— Voilà bien longtemps que je ne le prétends plus… Ne vous fiez pas à lui, ajouta-t-elle en désignant du menton le jeune homme. Sa façon de voir est assez unique, parmi les nôtres. »

Elle considéra gravement le journaliste, observant sa créature qui s’avançait vers lui, comme une âme perdue dans le désert vers une source d’eau fraîche.

« J’aurais dû me douter que malgré ses airs bravaches, sa sœur n’aurait pas le courage de me rencontrer en face. Mais de là à confier le fardeau à son frère… C’est inattendu. À ma connaissance, il n’a jamais bénéficié de sa faveur, encore moins de sa confiance. Il demeurait pour elle le morveux, le valet de leur père, le petit voleur sans envergure. Je doute qu’il ait changé à ce point… »

Les paupières blafardes s’abaissèrent sur ses prunelles sanglantes :

« Mais je dois avouer que jamais je ne l’avais jamais vu sous ce visage… autrement plus fascinant. Peut-être est-il plus fort qu’il n’y paraît… Mais nous le verrons assez vite. »

Il savait, confusément, au fond de lui, que jamais la Tisseuse ne le laisserait partir. Elle demeurait la maîtresse de sa volonté fracturée. Elle inondait sa conscience, son corps de son courroux glacé, qui le forçait à attaquer le seul qui pouvait lui offrir le salut…

Subitement, les yeux de la créature de mort et de lune perdirent leur pâleur rêveuse, pour se changer en puits d’ombres ténébreux. Ses ongles s’effilèrent, devenant des griffes aussi tranchantes que des lames. Avant même que la transformation ne soit totalement opérée, elle se jeta à la gorge du jeune homme…

« Henri, attention ! » s’écria le comte, d’une voix contrainte par l’angoisse. Mais le journaliste s’était écarté prestement, échappant de justesse à l’attaque de l’être éthéré. Seules la rapidité et la souplesse de ses mouvements lui avaient évité d'être écharpé par les griffes de la créature. La dague trouva sa place dans sa main droite, prête à frapper à la moindre ouverture.

La légèreté qui avait donné à la créature le pouvoir de courir sur des rayons de lune lui permettaient d’éluder les tentatives d’Henri ; mais le jeune homme manifestait une vivacité surnaturelle, qui lui permettait de rivaliser avec l'invocation. Quand il attaqua avec la lame confiée par Hermine, son mouvement fut si rapide que le comte le perçut à peine. Une ligne pâle apparut sur le bras de la créature, dont s'écoulèrent de fins fils de lumière. Ils s'évanouirent presque aussitôt dans la nuit, tandis que l'entaille se refermait sans laisser de traces.

Harmont sentit une sueur froide glisser dans son dos : le combat s'annonçait ardu. Il ne pouvait hélas rien faire pour son ami ; juste garder confiance en ses capacités de survie. Avec une stupéfaction fascinée, il découvrit que les yeux du jeune homme étaient devenus argentés, comme si la flamme qui y brûlait parfois les avaient totalement envahis.

Le combat se transforma bientôt en une danse redoutable, à peine visible à l’œil du profane. Le comte connaissait les capacités de son ami, même s'il les avait rarement vus en action. Que la créature puisse lui tenir tête témoignait de la puissance de l'invocation.

Harmont se tourna d’un bloc vers la Tisseuse :

« Comment avez-vous pu créer... cela ? »

Un lent sourire, terrible dans ce visage qui ressemblait à un masque, dévoila un sourire carnassier :

« Cette créature ne vit que par moi. Elle est ma chose… Et même, en un sens, mon enfant. Je lui prête ma force contre ceux qui veulent la détourner de moi. »

Au même moment, les griffes de la créature accrochèrent la manche d’Henri, déchirant l’étoffe et entamant la chair ; le sang du journaliste ruissela sur sa main, poissant la garde du poignard. Harmont prit une inspiration brutale ; d’un seul geste fluide, il dégaina la lame de sa canne-épée et la pointa vers la femme :

« Rappelez votre créature », siffla-t-il entre ses dents.

Elle leva ses deux mains pâles, comme pour témoigner de son innocence :

« Mon pauvre ami, que croyez-vous pouvoir contre moi ? »

La forme sombre vacilla et s'évapora, ne laissant devant ses yeux que la forêt de tombes. Le cœur battant, il se retourna pour la trouver derrière lui :

« Je sais manier les illusions… et les perceptions humaines sont si trompeuses ! »

Elle disparut de nouveau, pour réapparaître à son côté, susurrant malicieusement :

« Et quand bien même vous parviendriez à me tuer, vous ne l’aiderez pas. Ma créature combattra jusqu’à ce qu’elle ait détruit son ennemi… ou qu’elle soit elle-même détruite. »

Elle reporta son attention sur le combat, avec une expression critique, imitée par Harmont. Le comte sentit l’angoisse le saisir en réalisant que le jeune homme avait subi de nouvelles blessures ; son manteau avait été déchiré en plusieurs endroits ; l’éclat du sang capturait les reflets de la lune. Cependant, il ne semblait en rien ralenti.

La créature avait également subi sa part de dommages : sa physionomie était devenue étrangement mouvante, comme si sa forme même se délitait. Chaque coup qu’Henri parvenait à porter dans la chair pâle creusait de nouvelles plaies lumineuses, qui ne se refermaient plus. Le corps éthéré laissait échapper de longs écheveaux couleur de lune, comme un tissu qui s'effilochait un peu plus à chaque nouvelle atteinte.

Les yeux de la Tisseuse se plissèrent de rage devant la défaite évidente de sa créature. La danse de mort commençait à se ralentir, comme les deux adversaires perdaient leur force sous leurs coups respectifs. Mais la créature n’était qu’un être composite, une création contre nature et foncièrement instable : elle ne pouvait plus longtemps rivaliser avec l'un des Douze. Ses gestes perdaient de leur fluidité, devenant maladroits et saccadés. Soudain, elle tomba à genoux, dégoulinant d’ombre et de lumière, à travers lesquelles apparaissait le blanc des os. Le visage ravagé se leva vers son adversaire, suppliant :

« Je veux rentrer… chez moi… »

Les derniers fils de lune s’évanouirent ; les os tombèrent au sol, pitoyables amas de restes humains sur la toile chiffonnée de la cape sombre. Épuisé, ensanglanté, Henri tomba à genoux devant le squelette épars :

« Vous allez rentrer chez vous, à présent », murmura-t-il en fermant les yeux.

Indifférente à la lame encore à nu du comte, la femme s’avança avec une fureur silencieuse vers le jeune homme, les yeux miroitant d'une haine sanglante. Espérant que cette fois-ci, elle n'était pas qu'une illusion, le comte posa la pointe d’acier sur le cœur drapé de noir :

« Approchez-le et c’est de vous-même que vous porterez le deuil, Madame. »

Elle releva la tête, tourna son regard aux reflets écarlates vers la lune… Aussitôt, l'astre se para d’une teinte rousse et sombra derrière les nuages ; une chape d’ombre commença à s’étendre dans le cimetière, noyant les tombes et les chapelles, y compris la coupole du marquis et le monument mégalithique de Kardec. Le comte sentit un souffle d’air le frôler, se déplaçant dans la direction du journaliste.

« Henri ! Prenez garde ! » lança-t-il à son ami.

Le jeune homme demeurait clairement visible dans toute cette noirceur, autant par l’éclat de ses yeux que par celui du médaillon qui brillait toujours à son cou. Il releva la tête, lança un bref regard vers celle qui s’approchait de lui sous son costume d'illusion, puis porta de nouveau son attention sur les ossements épars. Essayait-il d'accomplir son devoir avant que la Tisseuse ne l'en empêche ? Était-il trop affaibli pour se défendre ? Le comte maudit son impuissance : il n'aurait pas le temps d'interposer sa lame pour défendre son ami.

La femme voila la clarté des yeux d’argent et du médaillon de lune de sa sombre présence. Elle s’apprêtait à passer à l'attaque, quand une main se tendit pour l’empêcher d'avancer davantage :

« Laisse-le », commanda une voix rauque et sensuelle qui fit courir un frisson dans le dos d'Harmont. Une voix qu’il n’avait pu oublier en si peu de temps…

Soudain, la lumière fut de retour, pâle, blanche, d’une pureté légèrement bleutée, tirant de la pénombre d'opulentes boucles brunes et un long manteau de cuir.

« Tu trahis ton serment ? » siffla la Tisseuse.

Hermine Berliniac releva la tête, fière et orgueilleuse. Un sourire sans joie étira ses lèvres :

« J’ai juste fait le serment de ne plus toucher à cette forme de magie. Mais rien ne m’empêche de protéger mon frère.

— Ton frère ! Celui que tu nommes toi-même le « morveux... ricana la femme aux yeux de sang et au sourire de mort.

— Non, déclara une voix nouvelle derrière eux. Le Passeur. »

Le comte se retourna brutalement, maudissant ces créatures qui semblaient avoir le don d’apparaître du néant. Drapée de blanc, le visage serein, une troisième figure féminine observait la scène avec calme. Il réalisa que l'intense lumière, qu’il avait crue issue de l'astre dévoilé, irradiait d’un médaillon figurant la pleine lune, qui reposait sur sa poitrine. Il y avait quelque chose de calme, presque rassurant dans son allure.

« Tu aurais dû abandonner depuis longtemps ces enfantillages, poursuivit-elle avec sévérité. Tu n’avais aucun droit de jouer avec ce que tu ne pouvais pas comprendre. A présent, laisse-le réparer les dégâts que tu as faits et raccompagner ces fragments d’âme à un havre de paix où ils seront de nouveau complets. »

Son regard tomba sur Hermine, qui se dressait toujours entre la Tisseuse et Henri :

« Quant à toi, je vois que tu as finalement bien agi. Prends soin de ton frère, car il le mérite… »

Elle se tourna enfin vers le comte ; son visage s’anima d’un fin sourire :

« Votre loyauté, face à un danger qui vous dépasse si ouvertement, est inconsciente mais louable. Mais vous n'aurez plus rien à craindre. Cette déviante m’appartient… et je me chargerai de la châtier comme il se doit et de lui faire comprendre où est désormais sa place en monde. Transmettez tout mon respect au Passeur. »

Hermine s'écarta de son adversaire, qui s’avança à contrecœur vers la femme aux cheveux pâles. L’inconnue posa une main sur l’épaule de la magicienne, pour l’entraîner à sa suite. Le comte leva sa canne pour attirer son attention, avant de réaliser que la lame était toujours sortie.

« Attendez… Peut-être pouvez-vous me dire qui… »

Mais déjà la femme en blanc s’était éloignée dans le brouillard nocturne, ne laissa rien derrière elle que quelques rayons lunaires.


Texte publié par Beatrix, 16 février 2015 à 23h09
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