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tome 1, Chapitre 7 tome 1, Chapitre 7

La lune brillait, tel un énorme œil aveugle ouvert dans le visage du ciel. D’or pâle, elle devint rousse, puis couleur de sang…

Trois silhouettes drapées de voiles hiératiques se tenaient les mains, dans la douceur aux odeurs de ciste et de romarin, sous les rameaux argentés des oliviers. Les insectes crissaient doucement dans les profondeurs des bosquets. Leurs lèvres psalmodiaient doucement…

L’une d’elle releva les yeux, un regard d’ombre et de sang, empli d’une fièvre malsaine, dans un visage pâle aux lèvres exsangues. Il tressaillit sous ce regard, craignant qu’elle ne le voie avant de se rappeler qu’il n’existait que dans un rêve.

Autour d’elle, les senteurs changèrent… Des odeurs de terre, d’humidité et de végétaux fanés s’élevèrent du sol. Les nuées envahirent le ciel, voilant les étoiles, habillant la lune de nuées fantomatiques. La pluie commença à tomber, d’énormes gouttes amères et glacées, tandis que les oliviers laissaient place à une étrange forêt de pierre : chapelles étroites, croix et frontons noircis par l'âge, allégories dissimulant leur chagrin dans les replis de leurs voiles, anges au visage éploré, faux dolmens abritant la ressemblance des morts, à jamais figée dans la pierre et le bronze...

La femme se tenait toujours là, ses yeux sans âme perçant les ténèbres, comme pour rechercher celui qui avait percé sa quiétude. Ses dents brillèrent entre ses lèvres pâles, dans un sourire de mort…

« Ce que donne la nuit, la Vierge filera…

Ce que le temps a pris, la Tisseuse rendra…

Ce qui défie la vie, la Lune reprendra…

Le jeune homme s’éveilla en sursaut, les doigts douloureusement crispés sur le médaillon de lune. Il s'obligea à ouvrir la main et fit jouer ses muscles raidis et meurtris. Repoussant ses draps trempés de sueur, il se redressa, passant une main dans ses cheveux humides. Il savait qu'il ne retrouverait pas le sommeil de sitôt – et il ne le souhaitait pas réellement.

Se dégageant complètement des couvertures, il se leva sur des jambes légèrement tremblantes. Sa peau moite de transpiration luisait doucement dans la semi-pénombre, dans l'éclat des dernières braises qui mouraient dans la cheminée. Ce corps mince et agile, à la musculature élancée, qui lui obéissait si parfaitement, semblait lui être devenu comme étranger. Il frissonna légèrement et réalisa qu'il ne portait rien sur lui. Il trouva à tâtons la robe de chambre que lui avait prêtée Léo et alla ouvrit en grand la fenêtre ; l’air glacé le frappa durement, mais éclaircit immédiatement ses pensées.

Ses yeux se portèrent machinalement vers le ciel : l'astre nocturne était plein cette nuit ; malgré le rideau de nuages qu'il embrasait de sa froide clarté, il illuminait toute la ville. Henri ne trouverait sans doute pas de meilleure occasion.

Et cependant, il doutait encore. Devait-il attendre, repousser l’instant fatidique ? Ou bien suivre l’appel de la lune et se rendre droit où, sans doute aucun, il trouverait la créature… et celle qui l’avait appelée sur cette terre ?

Il ferma les yeux, revoyant en esprit les images qui avaient hanté ses nuit, avant même qu'Alexandre ne l'approche : rangées après rangées de crânes grimaçant, dont les yeux vides le fixaient, dont les mâchoires sans lèvres et sans langues ne pouvaient que silencieusement lui crier de leur rendre la paix. Son don de divination était toujours plus puissant pour ce qui touchait au territoire de la mort.

Il observa dans la faible lueur l’horloge posée sur la cheminée : les aiguilles indiquaient tout juste minuit. Il avait encore le temps… Il referma la fenêtre et alluma la lumière pour commencer à s’habiller…

Le comte fut tiré d’un lourd sommeil par les coups qui tambourinaient à sa porte. Il fut tenté de plonger sa tête sous son oreiller pour ne plus l’entendre avant d'en reconnaître la provenance. Il se dit confusément que sa concierge – un peu du même modèle que madame Vacher – et ses voisins ne manqueraient pas de se plaindre amèrement auprès de lui d’un tel dérangement. Parvenant enfin à se tirer des rets du sommeil, il se dégagea avec effort de son épaisse couette.

Il alluma la lumière et lança un regard à la montre posée sur sa table de nuit : une heure du matin ? Qui était le malotru qui osait le réveiller à pareil moment ? La journée avait été bien assez longue.

Grommelant à moitié, il trouva ses pantoufles, revêtit sa robe de chambre de flanelle et se dirigea vers la porte. Son appartement, au second étage d’un immeuble discret du Quartier latin, ressemblait à une bibliothèque : pas un espace de mur n’avait été épargné du poids d’étagères couvertes d’ouvrages ou d’objets bizarres ramenés des quatre coins de France voire du monde. Il n’y invitait que rarement, préférant rencontrer ses connaissances et même ses amis dans l’ambiance conviviale d’un café ou d’une brasserie. Peu de gens connaissaient son adresse.

Quand il ouvrit le battant, il fut surpris de se trouver face à face avec un Henri Berlignac habillé de pieds en cap, le regard décidé en dépit des cernes violets sous son regard. Ce qui ne l’empêcha pas de détailler avec un petit sourire moqueur sa longue chemise et son bonnet de nuit sous la robe de chambre à gros carreaux.

« Quelle élégance, mon cher comte.

— Je voudrais bien vous y voir, grommela-t-il. Quel plaisir vous conduit à tirer du sommeil un homme de mon âge quand il se trouve plongé dans le sommeil du juste ? »

Le jeune homme marqua un temps de silence, avant de déclarer :

« Je pense savoir où nous pourrons trouver notre créature – et sans doute son invocatrice. »

Aussitôt, le comte se sentit plus alerte.

« Je m’habille immédiatement ! Voulez-vous entrer en attendant ?

— Je vous remercie, mais je préfère attendre ici, répondit Henri d’un ton pressant. Faites au plus vite. »

Le comte n’aimait guère être brusqué dans sa mise ; il aimait prendre son temps à accorder les couleurs de ses habits – même si ses choix pouvaient passer pour excentriques, à trouver la bonne cravate ou le bon foulard, à examiner sa collection de hauts-de-formes. Mais cette fois-ci, il se contenta d’une simple costume d’épais lainage brun froncé, sans fioriture, et d'un chapeau de velours noir. Il ajouta un long manteau vert sombre et attrapa sa canne-épée, plus que jamais utile s’ils devaient affronter de dangereux ennemis.

« Où allons-nous, donc ? demanda-t-il à Henri pendant qu’il verrouillait la porte.

— Dans un endroit qui s'imposait de lui-même, au final. Un fiacre nous attend ; inutile de le faire patienter plus longtemps. »

L’encyclopédiste décida de ne pas poser davantage de questions : Henri semblait plus nerveux que jamais, son expression presque hantée dans le clair-obscur des réverbères. La voiture quitta la rue du Cardinal Lemoine pour se diriger vers le pont Sully. Les éclairages de la ville faisaient miroiter doucement les eaux de la Seine ; une bruine légère les brouillaient subtilement, leur prêtant un aspect presque onirique.

La place de la Bastille était quasiment déserte à cette heure de la nuit ; après avoir contourné la Colonne de Juillet, le fiacre s’engagea vers la rue La Roquette, en direction de Ménilmontant, et le comte commença à nourrir quelques soupçons.

Il ne fut pas vraiment surpris quand apparut le haut portail, avec ses deux piliers massifs dont le sommet arrondi s’ornait d’un sablier, entre deux flambeaux solennels. Les inscriptions jumelles étaient à peine visibles, comme si les lettres elles-mêmes étaient devenues fantomatiques. Mais le comte n’avait pas besoin de les déchiffrer pour citer l'inscription sur le pilastre de droite :

« Spes illorum immortalitate plena est… » prononça-t-il machinalement. Leur espérance est pleine d’immortalité…

Un petit sourire ironique apparut au coin des lèvres d’Henri :

« Le livre de la Sagesse, chapitre trois, verset quatre. S’ils savaient… » ajouta-t-il doucement. Harmont ne répondit pas : il n’avait aucune envie de débattre de ce sujet en cette heure et lieu. Même les théosophes les plus avertis ignoraient les secrets les plus inconcevables de la création. Si ces mystères avaient été connus du plus grand nombre, l’ordre du monde lui-même aurait pu s'effondrer.

Il reporta son attention vers la citation du pilier droit, tirée de l’évangile selon Saint-Jean :

« Qui credit in me, etiam si mortuus fuerit, vivet. »

Celui qui croit en moi, même s’il est mort, vivra.

Le comte ne prenait que rarement le temps de méditer ces questions. Cependant, sa perpétuelle quête de savoir lui avait fait très tôt comprendre que toute croyance comportait au moins une parcelle de connaissance et de sagesse élémentaire et que quiconque gardait l’esprit ouvert pouvait la déceler même dans des formules gravées dans le marbre. Il se demandait parfois si Henri pouvait placer sa foi en quoi que ce soit, lui pour lui la vie et la mort recelaient si peu de secret. Éprouvait-il ce besoin, si bien partagé chez les humains, de sentir quelque chose de plus grand, de plus puissant, de plus mystérieux et insondable au-dessus de lui ?

« Ce que nous allons trouver est hélas vivant, en quelque sorte du moins… et quand bien même il ne devrait pas l'être », déclara Henri sombrement.

Le fiacre ne s’arrêta pas en ce lieu trop exposé aux regards ; il poursuivit sa route le long du mur du cimetière, s'engagea dans la rue du Repos, jusqu’à une entrée bien plus discrète, à côté de la maison du portier. Le journaliste ouvrit la porte de la voiture et mit pied à terre ; il s’approcha du cocher, lui ordonnant à voix basse de les attendre, puis se dirigea vers le portillon.

« Vous croyez qu’on va venir vous ouvrir ? » ironisa le comte qui était descendu à son tour.

Henri haussa les épaules ; il sortit une petite trousse de sa poche intérieure et commença à crocheter méthodiquement la serrure.

«Un jour un voleur, toujours un voleur ! remarqua Harmont avec amusement.

— Vous êtes insultant. Il y a plein d’autres métiers qui nécessitent de maîtriser ce style de capacités.

— Journaliste ?

— Je dirais plutôt... agent du gouvernement luttant contre les fléaux ésotériques… ?

— Hum, je pense que cela ferait un excellent thème pour un de ces romans-feuilletons qu’apprécie notre chère concierge. Mais vous feriez un bien meilleur héros que moi. Jeune, séduisant, peu soucieux des lois, possédant un secret... hors du commun… »

Un léger cliquetis annonça le trépas de la serrure ; Henri poussa largement le portail :

« Cessez de dire n’importe quoi, répliqua-t-il d’un ton un peu sec. Les gens adorent les vieux sages. Même quand ils ne le sont pas tant que cela !

— Cela ne vous plairait donc pas que j’immortalise vos aventures ? renchérit Harmont d’un ton taquin. Cela me rapporterait sans doute plus que ma future encyclopédie… »

Le regard du jeune homme se tourna vers lui. L’éclat d’argent qui jouait dans ses profondeurs prenait dans la pénombre un aspect étrangement inquiétant :

« Pour l’instant, nous devons nous préoccuper de survivre à cette nuit. Une fois cette affaire terminée, vous pourrez toujours demander au bureau s’il cautionne vos projets littéraires. »

Le comte n’insista pas : il sentait combien son ami était nerveux, sans doute à juste titre.

« Vous savez où aller ? » demanda-t-il du ton le plus neutre possible, craignant de susciter chez le journaliste, pourtant habituellement si prompt aux propos plaisants, une réaction aussi dure que les précédentes.

« Oui… Ils n’ont pas manqué d’humour, je le crains. »

Il leva la tête, tentant de se repérer sous la clarté froide et opalescente de la lune. Les yeux du comte s’agrandirent :

« Ne me dites pas qu’ils ont trouvé refuge auprès de la tombe d’Allan Kardec ? 

— L’une des chapelles adjacente doit leur servir de retraite… Il y a parfois des cryptes souterraines, peu connues, avec suffisamment d’espace pour y cacher… un corps pas tout à fait mort. »

Harmont hocha la tête : il savait pouvoir se fier aux connaissances et aux instincts de son compagnon.

« Mais ce n’est pas l’un des lieux les plus fréquentés du cimetière ?

— Pas durant la nuit… Les gardiens font leur office. En général... »

Leur pas les menaient à travers les allées désertées, au cœur de cette ville peuplée seulement de pierres et de morts dont flottait l’aura silencieuse. Seuls les accompagnaient le souffle du vent dans la ramure des arbres et le crissement du gravier sous leur pas. Les traits d’Henri demeuraient tendus, tandis que son regard scrutait attentivement la pénombre. Le comte vit à plusieurs reprises le jeune homme porter la main à son aisselle gauche, là où reposait la dague mystique confiée par sa sœur. Il savait qu’Henri n’était pas un combattant, mais les mots de sa sœur avaient été cruels : le journaliste n'avait jamais manqué de courage, qu'il soit moral ou physique.

Par souci de discrétion, plutôt que d’emprunter les larges allées qui les auraient directement menés à leur but, ils louvoyèrent à travers les méandres qui occupaient toute la partie sud-est du célèbre cimetière. Le comte admira le sens de l’orientation de son ami, songeant que si Henri avait décidé de l’abandonner en plein milieu de ce dédale, il se serait retrouvé bien en peine de revenir vers la maison du portier.

Au bout d'une éternité à errer entre les pierres tombales, les chapelles plus ou moins modestes ou les mausolées monumentaux aux allégories hiératiques, ils débouchèrent sur l’Allée Transversale. La traversée de l’étroite quarante-cinquième division les conduisit à la quarante-quatrième, où le tombeau du célèbre spirite s’élevait depuis une trentaine d’années. Elle se situait dans un secteur presque diamétralement opposé à l’entrée qu’ils avaient empruntée, non loin de la coupole byzantine du crématorium.

Le journaliste n'accorda que peu d'attention au dolmen : son regard se fixa sur un vaste monument qui se trouvait juste derrière celui de Kardec, une réalisation relativement récente et plus classique, qui ne se singularisait pas par sa modestie : rien n'y manquait, que ce soit coupole couronnée, flambeaux, fronton à l'antique ou solennelle volée de doubles marches. Curieusement, quatre hiboux montaient la garde à la base du dôme. L'inscription l'identifiait comme la dernière résidence du marquis de Casa-Riera.

Le lieu semblait abandonnée de toute vie, fut-elle ou non contre-nature. Ils trouvèrent couvert derrière une tombe plus modeste visiblement désertée par la famille des défunts, sans autres fleurs pour les honorer que quelques plans de bruyères presque aussi morts que ses locataires

« J’espère que vous ne m’avez pas réveillé pour rien », maugréa le comte, resserrant son manteau autour de lui en prévision d’une longue – et inconfortable – attente. 


Texte publié par Beatrix, 29 janvier 2015 à 14h57
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