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tome 1, Chapitre 6 tome 1, Chapitre 6

Le comte ne pouvait s’empêcher de ressentir une profonde excitation à la perspective d’approcher la demeure des mystérieux « Douze »… Et plus particulièrement, de rencontrer l’une de ces fabuleuses beautés si largement célébrées. A vrai dire, la « divine » Rosabelle l’intéressait assez peu… contrairement à la brillante Julie et à la sauvage Hermine. Mais ce qui le fascinait tout particulièrement chez cette dernière était l’aura de de mystère qui l’avait toujours entourée.

Henri lui semblait bien trop sombre, trop pensif. Le journaliste n’avait pas décroché un mot depuis leur départ de Paris. Quand Harmont s’était enquis de la raison de son silence, son ami avait prétexté un peu de fatigue, mais il le devinait tendu et inquiet. Pour ainsi laisser parler ses humeurs au point de ne pas être capable de les dissimuler, le jeune homme devait être particulièrement troublé. Il espérait juste que cela n’était pas lié à l’entrevue avec sa sœur.

La maison de famille des Berliniac se situait à une heure de Paris ; les deux hommes avaient préféré emprunter un fiacre à cheval plutôt qu’un véhicule électrique, afin de ne pas attirer l’attention. Après de longues minutes à contempler des champs sous la pluie ou, plutôt, de vastes étendues d’herbe jaunie et de terre glaiseuse entrecoupées de haies noirâtres, ils parvinrent enfin à destination. Ils longèrent un haut mur qui suivait la route, délimitant la vaste propriété des Berliniac, puis un portail que le cocher, sans doute un serviteur inféodé à la puissante famille, alla déverrouiller avant de remonter sur son siège.

Le fiacre s’engagea sur une large allée de gravillons, bordée de buissons décharnés par l’hiver, au milieu d’un parc faussement négligé. Le véhicule obliqua vers un chemin secondaire filant vers la gauche, offrant brièvement au comte la vision d’une vaste bâtisse blanche bordée de deux ailes et dont l’entrée s’ornait d’un fronton gréco-romain.

« Ambrosia, présenta laconiquement Henri.

— Pardonnez mon jugement, mais je trouve le tout plutôt… prétentieux.

— Ne vous excusez pas, je suis du même avis.

— Je n’ai jamais douté de votre bon goût. »

Le jeune homme sembla à peine entendre sa remarque. Ses doigts pianotaient nerveusement sur le rebord de la fenêtre. La voiture s’arrêta dans la boucle de l’allée, laissant les deux passagers mettre pied à terre. Henri sortit son briquet et son étui en argent, dont il tira une cigarette. Il fuma lentement, délibérément, fixant sans vraiment les voir les frondaisons noires de hauts conifères. Le comte scruta les profondeurs du parc, cherchant le signe d’une habitation humaine. Il se sentait d’autant plus impatient du fait des atermoiements d’Henri.

« Si j’étais vous, dit le journaliste avec une légère amertume, je ne serais pas si pressé…

— Il n’est pas donné à tout le monde de rencontrer votre sœur. »

Il tira une dernière bouffée avant d’écraser le mégot sur un tronc à côté de lui et de le jeter dans les buissons.

« Vous êtes un homme brave, mon cher comte, rétorqua-t-il ironiquement. Suivez-moi. »

À une trentaine de mètres de là, dissimulé par un bouquet d’arbres, se dressait un petit pavillon de chasse, élevé en brique et en calcaire blanc, d’une architecture simple et bien plus charmante que la tapageuse Ambrosia. Une poignée de chiens de chasse vint à leur rencontre en remuant la queue. Henri les flatta machinalement, avant de gagner la porte pour actionner le heurtoir.

« Entrez », prononça une voix musicale, légèrement rauque.

Harmont pénétra à la suite du jeune homme, regardant attentivement autour de lui. Le relais de chasse n’avait pas de hall d’entrée, juste un séjour orné de riches boiseries, flanqué de deux autres pièces – probablement une chambre et une cuisine. Rangée après rangée de trophées prenaient d’assaut les murs : massacres de cerfs, têtes naturalisées de sangliers… Une grande table occupait une moitié de l’espace, tandis que l’autre était meublée d’un petit salon disposé devant l’âtre. Dans un profond fauteuil de cuir, ses jambes bottées posées sur un tabouret, une jeune femme était nonchalamment installée. Sa peau claire, ses yeux sombres et brûlants, sa chevelure à peine disciplinée composaient une étrange harmonie avec ses habits masculins où s’alliaient le cuir et le tweed. Un fusil était appuyé contre le fauteuil, comme s’il n’attendait que d’être pris en main.

Dès qu’ils l’eurent trouvée, les yeux du comte ne purent se détacher d’elle. La présence d’Hermine Berliniac était si intense qu’elle laissait à peine aux autres l’espace d’exister. Elle ne leur proposa pas de s’installer, se contentant de les toiser avec hauteur. Il ne pouvait que boire avidement cette présence cruellement enchanteresse.

« Comme tu me l’avais demandé, me voici de retour, déclara son frère d’une voix étonnamment froide. Voici la personne dont je t’ai parlé : le comte Alexandre d’Harmont, encyclopédiste de l’étrange. »

Elle le fixa pensivement :

« Vous ne me semblez pas le type d’homme qui peut aisément se confronter à ce qui rampe dans la pénombre, remarqua-t-elle, vaguement moqueuse. Ce à quoi vous aurez affaire est autrement plus dangereux qu’une poignée de médiums douteux.

— J’en suis conscient, madame, déclara le comte gravement

— Je ne crois pas, non », répondit-elle avec un sourire glacé.

Elle se tourna de nouveau vers Henri :

« J’ai pensé à ce que tu m’as demandé. En y réfléchissant bien, je crois avoir trouvé la solution. »

Elle passa les mains derrière son cou, sous la masse de ses boucles noires, et détacha une chaîne supportant un pendentif. Elle le brandit à la lumière des flammes : Harmont distingua un quartier de lune ciselé dans de l’électrum. Il savait qu’Henri en portait un de même antique facture, figurant deux ailes d’argent.

« Mon médaillon ne m’a jamais quittée… Il a fini par se trouver littéralement imprégné de mon essence. Je pensais faire appel aux dons divinatoires de Léo, mais je me suis souvenu que tu n’en étais pas exempt… même si les tiens sont plus marginaux. Comme tu l'imagines, cela me coûte de te le prêter ! J’exige qu’il me soit rendu dès que tu en auras terminé avec cette créature. Et tu dois t'engager à ne pas l'utiliser dans un autre but que la localiser. Est-ce bien clair ? »

Henri hocha la tête, sans paraître particulièrement affecté par son ton menaçant.

« Tout à fait clair, répondit-il courtoisement. Je t’en remercie.

— Ne me remercie pas encore, asséna Hermine avec un petit sourire. Une fois que tu auras trouvé la créature, il te faudra encore la détruire, ce qui ne sera pas si simple. Et peut-être même affronter celle qui se trouve à l’origine de son existence.

— C’est donc bien… une connaissance à toi ? remarqua le journaliste d’un ton dégagé.

— Quelqu’un qui n’aurait jamais dû se livrer à ces enfantillages, confirma sa sœur sombrement, et qu’il faudra remettre dans la bonne voie. Elle enverra probablement sa créature contre toi, si tu ne l’as pas détruite avant. Là, tu ne devras pas hésiter, car cet être pourrait se révéler bien plus dangereux qu’il n’y paraît. »

Elle se leva gracieusement et gagna un râtelier où reposaient des armes de toutes formes et de toutes époques, pour choisir un poignard de fer d’apparence fort ancienne. D’étranges symboles étaient gravés sur le manche ainsi que sur la lame.

« Son Œuvre a été tissée. Tu peux en dissiper la trame, mais elle en maîtrise le fil. »

Les yeux sombres, éclairés de pâles reflets de lune, d’Hermine Berliniac se plissèrent légèrement :

«Cette lame a le pouvoir de couper la trame de ses sortilèges. Déjà, à l’époque, je craignais l’emprise qu’elle tentait d’exercer sur les deux autres de notre triade. J’avais prévu de quoi contrer ses machinations, s’il le fallait. Je n’ai plus le doit de la manier contre elle aujourd’hui, de part notre serment de séparation. Mais d’autres peuvent le faire pour moi. »

Elle se tourna vers le comte, hautaine et sarcastique :

« Je suggère que vous laissiez agir mon frère. Le combat direct n’a jamais été son fort, ajouta-t-elle perfidement, mais il serait regrettable qu’un simple… témoin soit blessé. »

Le journaliste tendit les mains pour recevoir l’arme, qu’il examina sous toutes les coutures avec une expression un peu dubitative. Hermine esquissa un mouvement autoritaire de la main :

« Allez, à présent, dit-elle brusquement. Vous avez tout ce que vous voulez… Quant à elle… »

Ses yeux redevinrent aussi sombres et insondables que la nuit :

« Si par hasard elle vous échappe, serment ou pas, je m’occuperai de son cas. »

Elle se rassit dans son fauteuil et appela ses chiens d’un claquement de langue, décidée désormais à ne plus leur accorder la moindre bribe d’importance.

« Très bien, Hermine, ma chère sœur, la salua Henri, légèrement ironique. Nous allons donc prendre congé…

— Ce fut un plaisir », ajouta Harmont avec sincérité.

Il s’inclina et, à la suite d’Henri, se dirigea vers la porte du pavillon. De retour dans la grisaille matinale, le comte eut la sensation de changer de monde. Il ne s’était pas attendu à tant de rudesse et tant de sauvagerie larvée. Il aurait dû, cependant.

Le cocher les attendait dans la boucle de la route. Ils montèrent en silence et la voiture démarra, avec prudence toutefois, car la bruine persistante avait poissé la route d’une pellicule glissante sous les roues et les sabots ferrés des chevaux.

Henri demeura plus taciturne encore qu’à l’allée ; son regard se perdait dans le vague, tandis que sa main se portait régulièrement au médaillon dissimulé sous ses vêtements, comme s’il le gênait ou le blessait. Harmont le contemplait sans mot dire, déplorant cette sombre aura qui obscurcissait les traits de son ami. Au bout d'une demi-heure, il osa enfin laisser parler sa sollicitude :

« Est-ce que vous vous sentez bien ? » s’enquit-il prudemment.

Henri lui lança un regard troublé :

« Je ne saurais dire, en fait, répliqua-t-il d’un ton caustique. Je dois avouer que je n’ai aucune envie de partager les cauchemars de ma sœur. J’ai déjà bien assez des miens. »

Le comte hocha la tête, inquiet du fardeau qui était tombé sur les épaules du jeune homme. Un sentiment paradoxal, sachant ce qu’il savait, cette terrible et stupéfiante vérité qu’il avait eu peine à accepter en dépit de toute son ouverture d’esprit. Mais Henri n’en demeurait pas moins son ami.

Il soupira et reporta son regard sur la grisaille du dehors, laissant la culpabilité glisser jusqu’à son cœur et le lester de plomb.

« Je n’aurais jamais dû aller la voir… » murmura Léo.

Henri ne sut que répondre. La main de son frère pesait sur son épaule, chaude et rassurante. Juste un instant, il se contenta d’apprécier ce contact réconfortant ; il ne pouvait se permettre de se reposer sur les autres trop longtemps. Leo le comprenait. Il l’avait toujours compris. Il savait discerner les moments où Henri accepterait son appui, où il se laisserait réconforter, parce que personne, absolument personne, ne pouvait porter seul un tel fardeau sans finir par craquer sous son poids.

« Elle était censée t’aider, pas te demander de remplir cette tâche à place ! »

A la plupart des oreilles, la voix chaude du poète aurait parue inchangée, mais Henri pouvait entendre la subtile colère qui faisait vibrer ses mots.

« Ce n’est pas grave, répondit-il d’un ton atone. J’aurais pu refuser.

— Je vais m’expliquer avec elle ! »

Le journaliste se retourna d’un bloc :

« Surtout pas, cela n’arrangerait rien. »

Il força un sourire :

« Elle ne supporterait pas de penser que tu prends mon parti contre elle.

— Tu la protèges ? s’étonna Léo.

— C’est ta jumelle. Vous vous aimez, au-delà même de ce que ce mot peut exprimer. Vous êtes complémentaires l’un de l’autre, comme deux aspects d’une même réalité… »

Il posa les deux mains sur les épaules de son frère, plongeant ses yeux dans les profondeurs solaires de son regard :

« Nous avons déjà eu cette conversation, Léo. »

Le poète laissa échapper un rire amer et silencieux :

« Oui… Bien sûr… Nous avons toujours cette conversation, dès qu’elle est concernée.

— D’une certaine manière, elle m’a fait confiance. Plus que je l’estimais possible. »

Son aîné fronça légèrement les sourcils, clairement dubitatif. Il baissa les yeux vers la poitrine d’Henri ; la chemise dégrafée laissait apparaître les deux médaillons passés autour de son cou. Le journaliste portait le sien depuis qu’il avait été reconnu par son père et intégré à la famille : deux ailes d’argent, jadis liées ensemble, mais à présent séparées l’une de l’autre. Il devait sembler étrange à son frère de le voir côtoyer le croissant de lune de sa sœur. Quand Léo leva la main pour l’effleurer du bout du doigt, Henri la saisit pour l’en empêcher. Il secoua doucement la tête :

« Il ne vaut mieux pas. Elle est imprégnée de… tout ce qu’elle est.

— Mais je… »

Le poète porta sur son frère un regard troublé. Le jeune homme sourit un peu tristement :

« Crois-moi, dans ce qu’elle y a mis, tu ne reconnaîtrais sans doute pas ta jumelle, telle que tu la connais. Ce qu’elle m’a donné… Ce qu’elle m’a laissé, c’est une part d’elle-même qu’elle n’est plus depuis longtemps. Qu’elle n’a peut-être jamais été. »

Son regard s’adoucit. Il ôta de son cou son propre pendentif ; les deux ailes s’entrechoquèrent en un doux carillon.

« Garde-le moi, s’il te plaît. Il faudra que je ne sois plus tout à fait moi-même dans les jours qui viendront. Alors… je te confie tout ce que je suis. »

Léo, d’une main légèrement tremblante, la recueillit dans sa paume. Avec des gestes lents et solennels, il l’accrocha autour de son propre cou et la glissa derrière son col, voisinant avec son médaillon qui figurait un soleil d’or. Puis, d’un geste impromptu, il attira à lui son frère et le serra contre lui. Ses doigts s’attardèrent dans les souples mèches d’or sombre, tandis qu’il murmurait à son oreille :

« Je t’en supplie, prends garde à toi… »

Henri sentit une chaude moiteur contre sa propre joue ; les émotions de son frère étaient toujours si intenses, qu’elles menaçaient de tout emporter autour de lui, comme un torrent impétueux. Il s’arracha à l’étreinte de Léo, forçant un sourire :

« Tout ira bien, Léo. Tu me connais. Je m’en tire toujours, quoi qu’il arrive… »

Les yeux du poète étaient toujours trop brillants, mais il hocha la tête à contrecœur :

« Oui, je te connais. Tu es à la fois trop prudent… et trop audacieux. Tu refuseras toujours le combat direct, mais tu prendras des risques inouïs, à cette façon qui n’appartient qu’à toi… »

Léo se détourna brusquement, refusant de faire face plus longtemps à son frère, ou plutôt à cette chape funeste qu’il devait percevoir autour de lui. Henri sourit amèrement en songeant que le poète était d’eux deux le plus clairvoyant, et de loin. Ses propres dons relevaient d’une toute autre nature. Il porta la main sous son bras gauche, ou la dague ancienne reposait dans un étui, soigneusement dissimulée.

« Va te reposer, maintenant, déclara son aîné d’un ton tout à la fois autoritaire et attentif, bien plus paternel que celui qui revendiquait cette qualité. Des moments rudes t’attendent et tu dois être préparé. »

Le jeune homme hocha la tête, avant de gagner la petite chambre qui lui serait toujours réservée dans l’appartement du poète. Une pièce discrète et confortable, où il pouvait se remettre au calme quand il venait faire soigner ses blessures physiques et morale. Mais il savait que cette nuit-là, son sommeil n’aurait rien de reposant : il devrait y trouver les indices qui lui indiqueraient où se trouvait cette étrange créature de mort et de lune.


Texte publié par Beatrix, 20 janvier 2015 à 10h06
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