Où trouvaient-ils encore la force de marcher ? Le plus âgés des deux devait avoir treize ans tout au plus. Leurs silhouettes étaient décharnées, leurs semelles trouées, et leurs besaces vides. Aucune trace d’habitation susceptible de les abriter, n’était à relever dans les environs. Ils auraient dû renoncer quelque soit leur destination. Du moins sans le superbe balai lumineux de la nuit dernière. Car ils cherchaient la vallée des firefly (lucioles). Les deux gosses en eurent les larmes aux yeux. Leur calvaire s’achevait enfin.
L’ainé jeta un regard furtif à son jeune frère. Il avait fait le bon choix finalement. De toute façon rien ne pouvait être pire que leur orphelinat. Soudain un nouveau signe d’espoir apparut. Au milieu de la végétation émergeait une construction humaine. Elle ressemblait à une sorte de cheminé carrée faite de bois.
« T’as vu çà Cullen ! » Dit l’ainé avant de réaliser que son frère était étalé par terre.
Il était tombé sans bruit. Tout comme il n’avait émis aucune plainte durant leur voyage. Cullen n’était pas le teigneux cassant les dents de ses camarades. Sa force résidait ailleurs. Lui incarnait ce soutien discret, toujours présent, faisant passer ses amis avant lui-même. D’ailleurs Cullen esquissa un sourire à l’adresse de son ainé afin de diminuer son inquiétude. Ce dernier ne lui en tint pas rigueur. La fatigue le travaillait également. Si bien qu’il para au plus pressé. Il l’allongea délicatement sur le bord du chemin. Cullen respirait convenablement, ne saignait de nulle part. Il s’agissait juste de beaucoup d’épuisement. Les mains de l’ainé en s’enfonçant dans le sac tremblèrent.
« Tiens, se sont nos dernières mûres. » Dit-il d’une voix saccadée. « Je vais revenir. »
Ses propres mots lui arrachaient le cœur. Mais il n’avait plus la force de porter son frère. L’endroit n’était pas fréquenté que se soit par des gens ou des bêtes dangereuses. Ceci limitait grandement les risques. Toutefois l’ainé n’apporta pas cette précision. Cullen avait besoin de nourriture et de repos, rien d’autre.
L’ainé reprit alors sa marche, qui fut de courte durée. Trois bâtiments l’attendaient dans une zone déboisée. Il y avait une maison en bois d’une taille raisonnable, une grange adjacente, et enfin la fameuse cheminée isolée du reste et fixée à même le sol. A quoi servait-elle ainsi ?
Du fait de la dureté de son existence l’ainé était habitué à rapiécer, récupérer, réparer... Bref il bénéficiait d’un sens inné du bricolage. Et justement son don le poussa à trouver une réponse à cette question. D’après les lettres l’occupant de cet endroit subsistait en extrayant du pétrole, ce liquide nécessaire en autre aux lampes. Ce fameux pétrole venait de la terre, non ? Une pompe, ça devait être une espèce de pompe comme pour l’eau mais en plus grand. Soudain l’ainé eut honte. Il n’avait vraiment rien d’autre à penser avec Cullen épuisé non loin de là !
Il rajusta les bretelles de sa salopette. Comme si ça améliorait quoique se soit vue l’état du vêtement. Ensuite il aplatit sa tignasse, et alla frapper à la porte. La porte en question n’était pas très accueillante. Elle était constituée de rondins massifs assemblés sans le moindre soucis d’esthétique. Une fois ouverte ce fut pire. L’homme sur le perron était plutôt costaud, âgé de vingt ans, et de taille moyenne. Il portait un pantalon noir et une chemise blanche à manches longues malgré la chaleur. Ses yeux globuleux rappelant ceux d’un insecte fixaient avec sévérité ce visiteur inconnu.
Épuisé et intimidé l’ainé s’exprima comme il put :
« Vous êtes Garfield Lynns ? Bonjour... je suis Harper Row, un ami de Stéphanie... Stéphanie Brown... je veux dire Lynns, votre épouse. On était dans le même orphelinat. »
Un blanc suivit. Harper attendait une réaction tout en reprenant son souffle. De son coté l’hôte promena lentement son regard sur le gamin en face de lui avant d’enfin s’exprimer.
« Oui je suis bien Garfield. Vous voulez voir Stéphanie ? »
Le timbre était dur. Le plus étonnant était cet aspect caverneux. Comme si Garfield suffoquait.
« Oui j’aimerais bien. » Répondit Harper regagnant un peu d’énergie.
Il retrouvait même l’enthousiasme lié à la dernière lettre. Stéphanie qui était un peu plus âgé, s’était enfuit de l’orphelinat la première, et devenue l’assistante d’un vendeur itinérant. Malgré ses errances elle parvenait à envoyer des courriers à Harper. Dans sa dernière lettre elle racontait son mariage avec un homme droit. En plus de son intégrité il disposait d’une affaire prospère et en pleine expansion. Ce qui signifiait un futur besoin de main d’œuvre.
Cette invitation à peine dissimulée avait donc conduit Harper et son frère jusqu’ici. La si enthousiaste et énergique Stéphanie saurait bien convaincre son époux. C’est pourquoi Harper le suivit sans se méfier. Garfield lui fit signe d’attendre, entra dans la grange, puis en ressortit avec un seau dans une main et en pot dans l’autre. Ce manège bizarre réveilla quelque peu Harper. Hélas il était déjà trop tard.
Garfield lui balança le contenu du seau : un liquide noirâtre, poisseux, et à l’odeur très forte. Du pétrole ! Harper prise de court ne sut pas quoi faire sur le moment. Son agresseur lui n’hésita pas. Il lâcha son seau, et craqua une allumette. Sa vie ne tenait qu’à un simple geste. Un geste, qui ne venait pas. Ce sursis permit à Harper de trouver un peu de sang-froid.
« Qu’est-ce que vous voulez ? » S’écria-t-il apeuré.
« Stéphanie prétendait être pure. » Répondit Garfield toujours avec dureté. « Elle m’a mentit. Elle avait déjà connu la chair. Je veux savoir avec qui. J’en ai le droit. »
Harper face à cette figure déformée par la haine, comprit qu’il ne pourrait pas le raisonner. Alors quitte à mourir il voulait au moins savoir.
« Où est Stéphanie ? »
Garfield brandit le pot, puis fournit des explications.
« Je l’ai purifié par le feu. Le feu nettoie tout, même les pires souillures. »
Des larmes coulèrent. Stéphanie était sa meilleure amie. Même cette peine sincère Garfield ne la respecta pas.
« Alors qui l’a souillé ? Tu es son ami, tu dois savoir. Peut-être est-ce toi ? »
Harper avait perdu une amie, mais il lui restait son frère. Son souvenir lui donna la force de répliquer.
« Je suis une fille. » Dit-elle alors en déchirant le haut de sa salopette révélant ainsi un début de poitrine.
Harper étant prénom mixte elle avait prit une identité masculine afin d’éviter certains problèmes spécifiques aux femmes vagabondant sur les routes. Cette révélation ne lui accorda qu’un court répit.
« Tu es digne d’elle. » Rétorqua Garfield avec dégoût. « A te déguiser ainsi en homme. Toi aussi tu mérites d’être purifiée. Mais avant je veux connaitre le nom de l'homme, qui a forniqué avec Stéphanie. »
De son coté Harper cherchait un échappatoire. Elle n’était pas en état de courir. De toute façon son ennemi disposait d’une meilleure paire de jambes. Aucun outil ou objet susceptible de la secourir ne trainait dans les environs. Alors que faire ? L’esprit inventif de Harper vint à la rescousse. L’adolescente s’élança, puis traversa la fenêtre de la maison juste à coté. La dureté du parquet, les coupures, qu’importe ! Harper se releva immédiatement, et chercha de quoi lui venir en aide.
« Tu n’échapperas pas à ton destin ! » Déclama Garfield tout en entrant à son tour par la fenêtre toujours l’allumette à la main.
Malgré la menace Harper fit face le regard droit et sans trembler.
« Tu vas mettre le feu à ta propre maison, pauvre idiot ! »
Ses mots contenaient même de la provocation. Elle rendait enfin les coups d’une certaine manière.
« Qu’importe les biens matériels ! Ce sont les lois divines, qui priment. »
« Si tu me lançes ton allumette, je me jetterais sur toi. Tu seras pris toi aussi par les flammes. »
Il s’agissait d’une énorme coup de bluff. Garfield serait-il assez fou pour ne pas y céder ? Est-ce que ses fameuses lois divines prévalaient sur sa propre vie ? Il offrit alors une riposte inattendue. Il déchira d’une main sa chemise révélant ainsi un torse couvert de brûlures. Elles se promenaient un peu partout sur le corps. Visiblement elles avaient été faites en diverses occasions.
Le visage de Garfield s’emplit de fierté, comme s’il dévoilait des médailles.
« Je connais le feu. Il est mon allié. Je n’ai pas à le craindre. »
C’était bel et bien un dément que rien ne dévirait de son objectif.
Harper ne renonça pas également. Elle ne voulait pas céder face à cet homme ayant assassiner son amie et tentant de la séparer de son frère.
De part son caractère de bricoleuse elle avait observé les différents éléments de la pièce. Au milieu de la salle à manger trônait une cheminée avec un tison. Cet objet ferait une bonne arme. Sauf que cela impliquait d’approcher Garfield brandissant toujours son allumette. La porte d’entrée était toujours entre-ouverte. Même si la distance était courte entre elle et Harper, un simple lancé suffisait à Garfield pour réduire à néant cet espoir de survie.
La créativité d’Harper frappa de nouveau. Elle se trouvait dans une mauvaise position. Il suffisait de faire un échange. Une lampe à pétrole trainait sur la table. Elle la balança sur Garfield, qui commença à prendre feu.
Harper n'admira pas son œuvre. La maison étant entièrement constituée de bois, l’incendie allait vite s’étendre. Par conséquent elle se rua vers la sortie. Ses forces restantes lui permirent de se jeter à terre une fois à l’extérieur. Elle trouva tout juste l’énergie de se retourner et de balancer de la terre sur la trainée de feu la suivant à cause du pétrole dont elle était enduite.
Elle le vit alors sortir à son tour. Tout le haut de son corps était recouvert de flammes à présent, bien que Garfield n’émettait pas le moindre cri. Il se contentait juste de marcher le plus naturellement du monde. A le voir si à l’aise au milieu des flammes s’en était presque beau. On aurait dit une sorte de génie du feu tiré d’un conte oriental.
Et si ce qu’il avait raconté sur son rapport aux flammes était vrai !
Harper recula comme elle put en rampant sur le sol. D’un coté il y avait elle tiraillé par la fatigue et la faim. De l’autre Garfield que rien ne semblait ébranler. Le combat était clairement inégal. Puis au beau milieu de sa marche Garfield s’étala par terre.
Un miracle ? En tous cas Harper pu enfin souffler. On venait de lui révéler la mort de sa meilleure amie, de tenter de l’assassiner, et de la pousser à tuer quelqu’un. Elle méritait bien de rester tranquillement allongée à fixer le ciel.
Tiens il virait au gris. De la pluie en perspective ? Harper commençait s’essouffler sans doute à cause de la fatigue. Et sa vue qui se brouillait, était-ce également de la fatigue ?
Elle finit par comprendre. La fumée de l’incendie ! L’odeur du pétrole avait masqué sa présence à Harper. A présent elle suffoquait complètement.
Garfield avait gagné finalement. Elle n’était plus en état de penser, de bricoler, de s’adapter.
Harper se sentait légèrement s’élever. Les volutes de fumées se déplaçaient. En fait non c’était elle, qui bougeait lentement ! Probablement une sorte de délire euphorisant. Puis la fumée céda la place au ciel bleu.
« Harper ! »
Cullen ! Il était présent dans son rêve. Au moins sa mort s’annonçait douce.
« Recrache la fumée. Respire. »
Garfield avait perdu. Elle n’allait pas mourir.
Cullen en voyant s’élever la fumée au loin avait comprit, qu’il se passait quelque chose. Ensuite la perspective de sa sœur en détresse lui avait procuré la force de venir et la sortir du nuage de fumée.
Ils restèrent assis à même le sol côte à côte à observer la maison céder face aux flammes.
Garfield se trompait. Le feu ne nettoyait pas tout. Ce que Harper venait de vivre et d’apprendre ne disparaitrait pas avec la bâtisse.
Cullen lui la comprenait comme toujours. C’est pourquoi il n’exigeait aucune explication, ni ne proférait aucune banalité destinée à soulager. Il lui offrait sa seule présence même si elle ne suffirait peut-être pas.
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