Ça fait bientôt trois semaines que j'ai perdu l'appétit. Comme tous les ans à la même époque. Durant la dernière décennie, c'est devenu presque pathologique : Dès que les vitrines s'habillent de décorations rouges et dorées, que retentissent dans les magasins les voix de Mariah Carey et Bobby Helm et que les rues se parent de guirlandes lumineuses, mon estomac se crispe, se noue et finit par refuser de garder quoi que ce soit. Alors que tout le monde prend du poids en décembre, moi je perds une taille, parfois même deux. Au grand désespoir de Thomas, mon cuisinier de mari, qui se plie en quatre pour essayer de me faire manger au moins l'équivalent d'un repas par jour. Mais plus on approche de la date fatidique, plus c'est difficile.
Depuis hier, je ne peux plus rien avaler : Nous sommes le 24. C'est ce soir.
Ce n'est pas que je déteste cette fête en elle-même, non. Lorsque nous la célébrons en couple, le 26, tout se passe pour le mieux. Ce qui m'angoisse à ce point, c'est la perspective de la pire épreuve de l'année, une nuit passée au purgatoire : Le réveillon familial.
Parfois je regrette de ne pas être devenue reporter de guerre pour pouvoir partir à l'autre bout du monde juste durant la troisième semaine de décembre. J'ai le sentiment – sans doute totalement indécent, j'en suis consciente – que de vivre un bombardement terrée dans une cave ou une tranchée ou d'être prise en otage au fin fond du désert serait moins traumatisant que cette soirée de calvaire.
Tous les ans, le même rituel se répète : d'abord, il y aura l'interminable tournée des bises – j'ai toujours eu horreur des contacts physiques, mais on y coupe pas, c'est "pour faire plaisir". Les tantes, les oncles – y compris tonton Nestor et ses mains baladeuses – qui sentent trop le savon ou l'eau de Cologne… ou bien pas assez, ce qui est pire. Puis toute la ribambelle de cousines et de cousins, et maintenant leurs enfants que l'on gronde lorsqu'ils n'ont pas envie d'embrasser les adultes. Personnellement, je ne les y force pas : un check ou un signe de la main me suffisent. Je suis passée par là, et je ne l'ai pas oublié.
Ensuite, ce sera l'apéro. Je n'aime pas l'alcool. D'après ma mère, c'est "un caprice pour se faire remarquer" ou "un refus de devenir adulte". Traduisez une hérésie. Comme à chaque évènement, petit ou grand, elle insistera pour me servir une coupe de champagne et me contraindra à y tremper les lèvres. J' "oublierai" mon verre sur un coin de meuble, jusqu'au moment où Tante Marthe, l'air de rien, le sifflera comme si c'était le sien. Elle est comme ça, la Tante Marthe : alcoolique discrète. Et chacun se doit de porter des œillères bien serrées pour l'aider à le rester. Elle s'endort sur le canapé à vingt et une heure ? La pauvre, elle est fatiguée. Elle marche de travers et va vomir aux toilettes ? C'est son traitement qui la rend malade.
Quant à l'oncle Thierry, c'est un "bon vivant", qui apporte une caisse de vin pour le repas et en vide presque autant à lui seul. Il n'y a pas d'alcoolique chez nous, puisque nous sommes une famille respectable.
On sortira de là bien éméchés – ou plutôt "joyeux", comme il convient de dire, et direction la cathédrale pour la messe de minuit. Obligatoire, incontournable, ce à tous les âges, qu'il pleuve, neige ou vente. Ce n’est pas l’aspect religieux qui importe, non : c’est de voir et de se montrer. L'évêque fera une homélie vantant les vertus de l'amour du prochain et de la charité envers les plus pauvres. Et à la sortie, Maman ira échanger quelques sourires et salutations hypocrites, puis commentera la robe de Madame Unetelle, le manteau de Monsieur Machin, les chaussures de la fille de Madame Chose, avant de rapporter à mes tantes tous les ragots de l'année sur les familles de la bourgeoisie locale. Pendant ce temps, mon père parlera économie, chômage et immigration avec ses frères et beaux-frères, mais pas dans le sens du partage, vous l'imaginez bien.
Ensuite viendra le repas. Le moment que je redoute le plus. Les "petits" verres de blanc avec le plateau de fruits de mer puis ceux de rouge avec la dinde se chargeront d'abattre les dernières onces de diplomatie et dès lors, les hostilités seront lancées. On ouvrira avec les tirs d'artillerie lourde : bombardement de propos racistes, homophobes, sexistes et autres joyeusetés de cet ordre. Puis viendront les armes légères. En tant que vilain petit canard de la famille, je suis pour celles-ci l'une des cibles de prédilection : on me crible de balles en rafale sur ma carrière qui ne sera jamais à la hauteur - puisque j'ai échoué à suivre le cursus de médecine auquel on me destinait contre mon gré ; mes vêtements, pas assez chers ni assez chics pour les standards familiaux ; ma voiture, trop petite, pas assez puissante ; puis sur ma vie personnelle. "Et alors, le mariage ? Quand est-ce que je verrai mes petits enfants ?" "À ton âge, j'étais déjà propriétaire de trois appartements" "Bon, quand est-ce que tu te trouves un VRAI métier ?" "Tu devrais te décider à faire du sport. Ah tu en fais ? Fais en plus alors, parce que là…" "Non mais ces cheveux ! Je vais te prendre un rendez-vous chez mon coiffeur ! Tu ne ressembles à rien !" "Tu te rends compte de ce que disent nos amis et nos voisins quand ils parlent de toi ?" "Mais je dis ça pour t'aider !"
Je cours à la salle de bain et je rends un bon litre de bile. Thomas se précipite.
"Alice ? Ça va ? … Tu ne peux pas prendre la route dans un état pareil ! Laisse tomber, pour une fois ! On peut se faire un petit réveillon tranquilles tous les deux, au lit, bien au chaud…
- Tu n'y penses pas… Ma mère serait fichue d'appeler les flics…
- Hé bien téléphone-lui et dis-lui que tu as la grippe, c'est tout !
- Tu oublies que mon père est médecin, mon cœur. Si je fais ça, elle me l'enverra ici. Tu imagines la scène… "
Je me relève en m'appuyant au lavabo, tremblante, fébrile. Je me lave le visage. Je relève les yeux et je croise mon propre regard dans le miroir. J'ai une tête affreuse. Ça aussi, je vais le prendre dans les dents. Je sens mon estomac se retourner à nouveau, mais je n'ai plus rien à vomir. J'enfonce mon visage dans une serviette éponge pour ne plus me voir. Je ramène mes cheveux en catogan, puis je titube jusqu'à la chambre, mon époux inquiet sur mes talons. La tenue de ce soir est là, sur le lit, prête, repassée. Je l'enfile comme les condamnés au bûché leur dernière robe de bure. J'essaie de ne pas y penser. Mais lorsque je me retourne, par réflexe, je me retrouve face à la psyché, face à moi-même. Et j'éclate en sanglots.
"Je suis affreuse avec ça ! Ce n'est pas moi ! Ce n'est pas moi ! En plus, je flotte dedans, c'est horrible !"
Thomas soupire et vient me prendre contre lui.
"Ecoute, ma chérie, on ne peut plus continuer ainsi… C'est de pire en pire chaque année… Il faut mettre un terme à tout ça !
- … Il n'y a qu'un seul moyen… Et je n'en ai pas la force, toute seule…
- Alors je viens avec toi. Nous leur ferons face ensemble."
Il embrasse mes larmes, me soutient de ses bras puissants. Son odeur m'apaise. Je me sens en sécurité contre lui et je n'ai ni l'envie ni le courage de le lâcher. Pourtant il le faut…
"Tu sais qu'ils vont nous massacrer…
- Hé bien dans ce cas, nous mourrons en amoureux, tels des héros tragiques ! – Il fait un grand geste théâtral - Et dis-toi qu'ils y réfléchiront quand même à deux fois : deux cadavres sont plus difficiles à cacher qu'un seul."
Il me fait rire. Et d'un seul coup, l'épreuve ne me parait plus insurmontable.
"Tu as raison. Moi aussi, je suis lassée de cette vie. Courrons à la mort avec panache !
- Ça c'est parler, ma princesse ! Quitte ces horribles oripeaux et enfile ta tenue de lumière !"
Il m'enlève ma veste et ma chemise, les jette en boule par terre et sort ma robe de soirée lamée or du placard.
"Celle-ci ?
- Celle-ci. Seule la lumière peut combattre les forces des ténèbres !
Je me laisse faire. Le rire et les larmes m'ont comme lavée de ma peur. Il sera là, cette fois. Il ne pourra rien m'arriver. Je l'embrasse.
" Je suis passé chez le barbier hier. Je ne te ferai pas honte, tu sais.
- Tu ne me fais jamais honte. C'est plutôt de ma famille que…"
Il me fait taire d'un doigt sur mes lèvres.
"Pour le meilleur et pour le pire, tu te souviens ? Mais sache que ce donjon ne m'effraie pas : j'ai combattu plus farouches créatures que cette bande de trolls des cavernes."
La comparaison me fait tellement rigoler que je suis obligée de m'asseoir sur le lit pour ne pas tomber.
"Tu te maquilles et on y va ?"
Retour à la salle de bain. Mon fond de teint et ma palette de maquillage me permettent de reconstituer mon armure. Cette fois, je me sens vraiment prête. Je ferai face. Thomas m'attend dans l'entrée, vêtu de son costume trois pièces de notre mariage. Il a vraiment sorti le grand jeu !
"Allons affronter la bête ! tonne-t-il d'une voix caverneuse. Prends ton manteau, je conduis."
Une heure plus tard, nous passons le portail de la demeure familiale et nous garons dans la cour. Il vient m'ouvrir la portière et m'offrir son bras. Je joue le jeux et sort en imitant une actrice remontant sur le tapis rouge du palais des congrès. Pour affermir ma volonté, je fais claquer mes talons sur le pavé et je rejette en arrière ma crinière libérée.
Nous sommes à la porte. Je soulève le heurtoir. Etrangement, il me parait plus léger que d'habitude. Ma mère ouvre. Alea jacta est...
" G… Gilbert ??? Mais enfin qu'est ce que c'est que cette tenue ? Et qui est ce monsieur ?"
Je vois les têtes des oncles et tantes apparaître derrière elle. Je prends une grande inspiration, serre le bras de Thomas pour y puiser des forces.
"Bonsoir maman, bonsoir tout le monde. Je vous présente Thomas, qui est mon mari depuis trois ans. Et je me présente, moi aussi : je m'appelle Alice et je suis une femme."
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