– … Mon copain me dit par message holographique qu’il a quelque chose d’important à me dire. Comme cela faisait deux ans que nous étions ensemble, j’ai pensé qu’il souhaitait passer au cran supérieur. Du coup, plus qu’enthousiaste, j’ai réussi à rentrer plus tôt du travail – moyennant lesdites heures récupérées plus tard, forcément – pour préparer un repas aux petits oignons et une ambiance romantique. Ce n’est pas souvent le cas mais cette fois-là, je me suis surpassé, vous auriez vu le truc !
– Non, Moriss, on ne voit pas ; et en quoi –
– Bref, le temps de faire cela puis d’attendre, il s’est bien passé trois heures avant qu’il n’arrive. Et au final, pour quoi c’était ? Pour rompre !
Si le darnien désirait une quelconque réaction atterrée de la part de son auditoire, il en eut pour ses frais. Tout juste récolta-t-il quelques œillades vaguement compatissantes, mais surtout fatiguées. Une heure qu’ils étaient dans la salle commune durant laquelle Moriss avait quasiment monopolisé la parole. Pas que les autres eussent réellement tenté de parler à sa place ; de ce fait, il remplissait le silence de choses et d’autres. Des choses qui n’intéressaient pas tout le temps ses interlocuteurs, ni tous.
– C’est bien beau tout ça – enfin, c’est triste pour toi – mais en quoi cela nous concerne ?
– Mara !
Seule Kreya tentait vaguement de tenir une certaine illusion auprès de leur ami, même si sa foi s’effritait doucement ; une heure de racontages de vie du darnien avait le don d’épuiser leurs intérêts de degrés variables. Mara haussa les épaules.
– Quoi ? Je ne raconte pas ma vie sentimentale, moi !
– Tu pourrais, glissa Moriss avec un clin d’œil, pas vexé le moins du monde par sa remarque.
Mara secoua la tête, désabusée.
– Et tu peux t’indigner pour moi mais Lionel, lui, il dort ! Carrément !
Le jeune homme en question ne faisait plus semblant de rien depuis de nombreuses minutes et avait les yeux fermés. Sa respiration était calme.
– Non, je ne dors pas, rétorqua soudain ce dernier d’une voix basse, presque réduite à un murmure.
De surprise, Mara sursauta avant de se tourner vers lui, les yeux écarquillés.
– T’es réveillé ?
Lionel ouvrit les yeux pour adopter un air las. Rien dans ses traits ou son regard ne démontrait une quelconque fatigue et pourtant, il était détendu comme s’il portait tout le poids du monde.
– Oui.
Kreya renvoya un regard ironique à Mara, qui haussa les épaules en réponse.
– Il a quand même la tête du gars qui ne va pas tarder à s’endormir.
– C’est mon bavardage qui t’assomme ? demanda Moriss, amusé.
Lionel réagit à peine et se contenta de se frotter les paupières, dans l’espoir d’évacuer ce qui lui pesait ainsi. En vain.
– Je ne comprends même pas l’intérêt d’être là, gémit-il.
Si cela n’avait dépendu que de lui, il serait déjà dans sa chambre, dans son lit, sur son entolon personnel ou, plus probablement, étant donné son état, en train de faire la sieste. Pourquoi s’obligeait-il à rester dans la salle commune, dans ce cas ?
Mara grogna en signe d’assentiment tandis que Kreya affichait un air blasé.
– Faut dire ça à Untrill.
L’ingénieur avait insisté sur l’importance d’établir de bonnes relations entre membres de l’équipe, et que partager une même salle commune était l’occasion rêvée de faire davantage connaissance. Une semaine seulement s’était écoulée depuis leur arrivée et, comme il lui avait été évident que les uns et les autres ne se mêlaient pas entre eux – les trois fraichement arrivés d’un côté, l’autochtone d’un autre avec ses propres connaissances déjà établies –, il les avait harcelés à ce sujet. Ni Valène ni Kylio ou lui-même n’étaient là, alors quel intérêt ? Et pourtant ils étaient là, agglutinés sur les canapés, à obéir gentiment à un ordre implicite comme si Untrill était là pour vérifier s’ils s’y soumettaient. Et pourquoi ? Si Untrill le leur demandait, ils n’auraient pas grand-chose à dire, à part Mara qui avait compris que Moriss était des plus bavards et que la pudeur était, pour lui, une notion des plus abstraites ; ainsi, il partageait aisément des choses plus que personnelles que les autres ne désiraient pas forcément entendre.
Seul Moriss prenait la chose avec légèreté et semblait même s’en amuser quand les trois autres ne rêvaient que de mettre fin à cette scène absurde.
– On ne peut pas dire qu’il a tort, nous sommes une équipe ! Nous sommes censés partager plus que trois mots au détour d’un couloir…
– Je ne vois pas en quoi cela pose problème, si l’on n’a rien de plus à se dire, marmonna Mara, les yeux rivés vers le plafond.
Moriss adopta une moue dubitative mais elle disparut bien vite au profit d’un air réjoui.
– Si tu le dis… Puisque vous râlez de trop entendre parler de ma vie sentimentale, pourquoi ne pas nous toucher quelques mots sur la vôtre ?
– Parce que ça t’intéresse vraiment ? répliqua Mara, blasée.
– Il adore les potins, lâcha Lionel en guise de réponse, ce qui provoqua un haussement de sourcil de Mara.
– Oh.
– Eh !
Cependant, Moriss ne lâcha pas le morceau. Mara poussa un soupir théâtral puis fit un geste comme quoi elle abdiquait. La façon dont il se redressa, tout ouïe, confirma les propos de Lionel. Trop d’intérêt pour être normal.
– Hier, j’ai été malade. Comme le programme du jour n’incluait que le tri de données, j’ai demandé à Lionel si nous pouvions le faire directement dans ma chambre, ce qu’il a accepté. Le reste de la journée n’a été qu’œillades et sourires évocateurs de la part de nos autres collègues, jusqu’à ce que notre supérieur vienne nous féliciter et nous rappeler que notre ‘couple’ ne devait pas affecter notre travail.
Sur ces mots, elle fusilla les deux non-humains du regard. L’anecdote provoqua quelques gloussements de la part de ces derniers.
– C’est marrant, ça me dit quelque chose…
– Parce que c’est de vous dont il s’agit, bande de débiles ! Vous avez carrément raconté des cracs !
– Ah non, on n’a rien fait de tel ! protesta Moriss, faussement blessé par l’accusation.
Un sourire carnassier remplaça vite sa moue dépitée.
– Doit-on conclure qu’il y a réellement quelque chose ?
– Vous êtes des rapides, dites ! pouffa Kreya.
– NON ! crièrent les deux concernés, provoquant l’hilarité des deux autres.
Il leur fallut quelques minutes pour se calmer. Comme ils étaient d’humeur taquine, Mara concéda à leur livrer quelques anecdotes personnelles pour les détourner du sujet. Elle évoqua vaguement ses déboires amoureux, surtout durant son adolescence. Ils eurent ainsi l’occasion d’apprendre, entre autres, qu’elle était bisexuelle, qu’elle était déjà sortie avec des hommes comme avec des femmes, et qu’elle n’avait eu aucune relation sérieuse depuis qu’elle était venue s’installer sur la planète, cinq ans plus tôt, pas que cela l’intéressât pour le moment. Ce fut bref. Comme elle ne voulut pas s’attarder sur les détails plus malheureux, elle préféra dériver sur des détails plus croustillants pour une commère avide comme Moriss.
– Un week-end, en hiver, j’ai amené un camarade de classe afin que nous travaillions un devoir à présenter à deux. Mon lit était assez instable depuis un moment et le pied a fini par céder alors que nous étions assis dessus ; nous sommes tombés par terre, moi vautrée sur lui. Mon père est entré à ce moment-là, avec des tasses de thé dans les mains. Il s’est figé et a souri avant de nous lancer : « Je vois que je n’ai pas besoin de vous amener de quoi vous réchauffer, vous vous en chargez assez bien tout seuls. » Heureusement pour moi, le type était gay, j’ai pu abréger rapidement ses suppositions fantasques.
– Oh, la honte ! s’esclaffa Moriss, appuyé par la theris.
Mara jeta un coup d’œil à Lionel qui, en plus d’être le seul à ne pas rire, la considérait avec un air compatissant. Elle ne sut comment l’interpréter et, après quelques secondes d’échange de regard intense, en conclut que, de toute façon, il était un peu bizarre.
– Et toi ? Tu n’as rien à raconter sur ta vie sentimentale ?
Des quatre, seul Lionel n’avait encore rien partagé avec les autres, leur cédant ce privilège volontiers et se faisant des plus discrets. Et, en elle-même, elle devait avouer que s’il y en avait bien un ici qui la rendait curieuse, c’était lui. Après tout, il était le collègue qu’elle côtoyait le plus.
Lionel se raidit alors que tous les regards se braquaient vers lui. A celui avide de Moriss, il comprit que ce dernier ne lâcherait pas le morceau, et celui brillant de Kreya l’invitait à croire qu’elle le soutiendrait là-dessus. Il retint un soupir. Même durant le mois écoulé durant leur trajet pour venir jusque sur Argaphylion, alors qu’ils n’avaient que leurs discussions en guise d’occupation, il n’avait pas révélé grand-chose sur lui, en particulier sur son passé – il avait plutôt évoqué l’aspect professionnel. Selon son point de vue, il n’y avait rien aucun intérêt à s’y attarder. Les autres n’étaient pas de cet avis mais ils déchanteraient vite quand ils comprendraient qu’il n’avait rien de croustillant à leur mettre sous la dent – rien hormis certaines choses déplaisantes qu’il ne se sentait pas de divulguer en cet instant, en présence de Mara surtout. Pour une raison qu’il ignorait – et ce n’était pas du seul fait qu’il en était moins proche que les autres – la perspective qu’elle l’apprît le gênait.
– Il n’y a pas grand-chose à en dire.
Il se doutait qu’ils ne se contenteraient pas de cela et les exclamations qui éclatèrent aussitôt lui donnèrent raison. Sa réponse accentuait leur désir d’en découvrir davantage. Ils en auraient pour leurs frais.
– Je n’ai jamais eu de relation sérieuse. Je n’ai jamais été amoureux, en fait, avoua-t-il du bout des lèvres, peu désiré de s’épancher sur le sujet.
Pas qu’il en eût honte mais il n’aimait pas parler de ce genre de choses. Il avait souvent l’impression de passer pour un extraterrestre en exprimant son dédain pour ce type d’interactions sociales passablement inutiles.
Moriss s’esclaffa alors que les deux femmes présentes haussaient des sourcils dépités.
– Ce n’est pas possible ! Que tu n’aies jamais touché qui que ce soit ou osé aller vers quelqu’un, c’est une chose, mais –
– Vous vous imaginiez quoi ? Vous-mêmes ne cessez d’affirmer que je suis presque asociable et c’est vrai, je le suis. Mes fréquentations sont très limitées et ont lieu essentiellement dans un cadre professionnel. Sans compter que ce genre de relations ne m’a jamais intéressé.
Un silence gêné ponctua ses paroles. Les regards se croisèrent, et tous finirent par admettre qu’il n’avait pas tort. En considérant le peu de contacts sociaux que daignait avoir Lionel ainsi que la dévotion quasi obsessionnelle qu’il vouait à son unique passion, il était peu étonnant qu’il n’eût jamais ressenti ce genre de sentiments envers autrui.
Lionel soupira lorsque des moues déçues voire dépitées se dessinèrent sur les traits de ses collègues. Il aurait pourtant cru que cela était évident. Peut-être avaient-ils espéré qu’il fût seulement particulièrement pudique sur sa vie privée… et si cela avait été le cas, croyaient-ils réellement qu’il aurait tout avoué aussi facilement ?
– Je vous l’avais dit. Il n’y a rien à dire de mon côté.
– Tu es un cas désespéré !
Lionel haussa les épaules à ces mots. Ce constat ne lui arrachait que de l’indifférence. Il jeta un coup d’œil à Mara et nota ses sourcils froncés tandis qu’elle le fixait, un air indéchiffrable sur le visage. Lui-même leva le sien. Pensait-elle donc qu’il mentait ?
– Donc, tu es aussi puceau ?
Lionel se figea, perplexe.
– Quoi ?
Malheureusement pour lui, la question de l’humaine ranima le vif intérêt des deux autres à son encontre.
– Alors ? Tu l’es ?
– Sais-tu au moins ce que sont les relations sex –
– Bien sûr que je le sais ! Et non, je ne le suis pas. Il n’y a pas besoin d’avoir des sentiments pour avoir des rapports.
De nouveau, un silence gêné s’installa pendant de nombreuses secondes. Kreya toussota.
– Eh bien, moi qui ne me voyais pas comme quelqu’un de romantique, tu es pire que moi, constata platement Mara.
Elle se laissa tomber sur le dossier du canapé et croisa les bras. Lionel la jaugea un instant. Il était incapable de juger ce qu’elle ressentait, ni même d’affirmer que ses révélations lui eussent fait un quelconque effet. Sans en connaitre la raison, il sentit le besoin d’ajouter :
– Je ne vois pas pourquoi tu dis ça, tu as admis toi-même entretenir des relations sexuelles avec des collègues. Ce n’est pas comme si je me faisais quelqu’un tous les jours.
Il ne rata pas l’éclat qui s’alluma dans le regard du darnien et faillit soupirer.
– Et tous les combiens, dans ce cas ?
Lui qui avait espéré abréger la discussion, il se rendit compte que, malgré ses efforts, cela risquait d’être long. Vraiment très long.
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