Commençaient déjà à disparaitre derrière eux le village communautaire et ses dômes de bois et de terre compactée, le cours d’eau autour duquel il était implanté et le lac sur lequel flottait une partie des habitations, alors que le bus scolaire empruntait un sentier à peine tracé parmi les troncs d’arbres. Il constituait le seul moyen de transport qui reliait l’école à la communauté car il était le seul à détenir une autorisation de passage ; il s’agissait d’un véhicule agrémenté et adapté à la conduite en ce terrain difficile qui assurait ainsi chacun des relais autant que cela était nécessaire. Comme les cours se faisaient en plein air, le site de l’école avait été implanté en périphérie de la communauté et à une certaine distance d’elle. Cependant, aucun des enfants ne prêtait attention à ce genre de soucis, accaparés par leurs retrouvailles avec leurs amis. Ils ne s’en étaient pas davantage préoccupés pour saluer leurs parents qui leur faisaient signe dans leurs dos, si ce n’était les plus jeunes. Moriss ne faisait pas exception.
— Alors, elles étaient comment ces vacances ?
Les sièges étaient organisés par blocs de quatre et deux paires se faisaient face. Les cinq amis avaient refusé de se séparer, même durant le court laps de temps que durerait le trajet, car le ‘banni’ aurait risqué de manquer le récit des autres. Le brouhaha environnant était trop fort pour espérer que leurs voix fluettes pussent le percer ; mais comment en vouloir aux autres de faire la même chose qu’eux ? Alors ils s’étaient calés comme ils le pouvaient à cinq sur les quatre places disponibles. Les deux jumeaux theris, Yulis et Fenrô, étaient trop grands pour se caler entre les jambes des autres et avaient d’office pris place à la proposition des autres ; les trois autres se débrouillaient avec les deux restantes mais s’en accommodaient bien. C’était certes inconfortable mais le trajet ne devait durer qu’une dizaine de minutes tout au plus. Ils savaient qu’ils tiendraient aisément jusque-là.
— Quelqu’un est parti ? demanda Luma, la seule fillette du groupe. Enfin, à part vous deux je veux dire, fit-elle ensuite aux deux theris.
Les enfants avaient tous entre quatre et treize ans et étaient essentiellement des membres de la communauté donc des darniens. Yulis et Fenrô détonnaient dans cette marée de petites silhouettes vertes ; seuls non-darniens présents, ils étaient également les seuls à ne pas faire partie du village. Ils vivaient dans une petite ville sous l’influence de la même mégapole qu’eux, Syriale, une cité essentiellement theris. Ils faisaient ainsi office d’exception qui confirmait la règle ; cela ne les avait pas empêchés de très bien s’intégrer parmi les autres élèves.
Il était donc évident qu’une fois les cours terminés, ils étaient rentrés chez eux, a minima.
— De toute façon nous sommes restés à la maison, répondit Yulis. Cette fois, la famille est venue pour fêter l’anniversaire de maman. Sinon nous n’avons rien fait de spécial.
Tous se tournèrent vers Set. De tous, il était celui dont les parents étaient les plus aisés et il était intuitif de penser qu’il était parti avec eux durant ces quelques semaines de congés. Il partait toujours, de toute manière. Et il ramenait avec lui des souvenirs toujours plus exaltants qu’il donnait à ses amis qui en profitaient ainsi, d’une certaine façon. Ni Luma ni Moriss n’avaient jamais eu l’occasion de partir aussi loin et leurs propres voyages ailleurs n’avaient rien d’aussi excitants selon eux. Conscient de cela, Set ne chercha même pas à les rassurer comme il l’avait déjà fait auparavant ; il savait désormais qu’aucun d’eux n’en nourrissait une quelconque jalousie et que de tout, c’était son récit qu’ils attendaient avec le plus d’impatience. Alors il s’exécuta aussitôt.
Il eut à peine le temps d’achever sa dernière phrase que le bus s’arrêta. Les discussions se turent quelques instants avant de laisser la place à des chuchotements excités, et la plupart des enfants ne tarda pas à se lever. Ils durent jouer des coudes comme tous les autres pour se frayer un chemin jusqu’à la sortie, indifférents à l’accompagnateur qui tentait de canaliser leur enthousiasme et de les faire descendre en ordre. Moriss le premier s’en extirpa comme un beau diable et se retrouva dehors dans le claquement de ses sandales sur la terre brute. Il plissa un instant les yeux, ébloui par la lumière, plus vive en dehors qu’à l’intérieur du véhicule. Face à eux se dessinait une large construction en bois. Des immenses arbres qui les surplombaient depuis un moment, l’essentiel était à feuilles caduques et il s’agissait surtout de draines et de mortensis. Leur frondaison était si épaisse que leur ombre les couvrait où que ce fût, même si la lumière restait intense ; cela n’était pas un mal durant cette période encore un peu difficile alors que la chaleur était encore pesante. Grâce à elles, ils perdaient bien quelques degrés à se mettre sous son abri. Mais ces désagréments n’entamaient en rien la joie du petit darnien ni des autres jeunes élèves.
Car si c’était la rentrée des classes pour eux, la saison chaude se poursuivait malgré l’inconfort dont elle était responsable.
— Dépêche-toi, tu gênes le passage !
Moriss entendit à peine l’exaspération dans la voix de son camarade derrière lui et l’ignora même, ne se sentant pas concerné le moins du monde par la réflexion. Il s’avança de quelques pas. Le monde s’agitait autour de lui et lui admirait les alentours, happé par les retrouvailles avec ce lieu qu’il adorait tant, heureux. Il savait que dans les grandes villes, surtout les mégapoles, les enfants n’appréciaient pas forcément l’école mais lui l’adorait. Mais le fossé était immense entre celle-ci et les écoles privées de Kéréone, Trysten ou Josuan. Il suffisait d’observer son aspect pour commencer à comprendre : elle se composait d’une sorte de grand cabanon en quatre parties rattachées entre elles par des allées couvertes de toitures de plantes grimpantes. Elle se fondait presque dans le décor forestier qui l’environnait car presque rien ne l’en distinguait : il n’existait nulle clôture pour l’en isoler, nul panneau pour en signifier la nature ou l’appartenance ni même nulle route tracée au sein de la forêt. Personne ne s’acharnait à arracher les quelques végétaux qui laissaient courir leurs tiges feuillues sur ces pentes verticales ainsi offertes, et ainsi des fleurs éclosaient par endroits sans que nul ne fût intervenu. Seul cet assemblage de planches de bois, trop droites pour être naturelles, le trahissait comme une construction humanoïde et d’inspiration humaine. La communauté était darnienne mais personne ne se gênait plus pour s’inspirer des autres. Aucun bruit en provenance du village ne troublait la quiétude de cet endroit.
Derrière lui, ses camarades continuaient de descendre du bus avec plus ou moins d’empressement. Ses amis vinrent se presser derrière lui aussitôt qu’ils mirent pieds à terre et autour d’eux, les conversations ne cessaient pas. Une fois vidé, le bus s’éloigna sous l’indifférence générale car l’attention était portée ailleurs : soit parmi eux, soit devant eux.
Car du bâtiment principal venaient de sortir plusieurs personnes qui venaient à présent à leur rencontre, des adultes entourant un enfant. Seul et indéniablement inconnu.
— Mais c’est qui lui ? s’exclama Luma d’un ton incrédule tandis que le groupe d’enfants les fixait, les regards brillant d’intérêt.
Ils connaissaient l’essentiel d’entre eux car ces derniers étaient leurs professeurs encadrants. Tous étaient des darniens et des autochtones. Mais parmi eux s’avançait cet enfant, un humain chétif au corps malingre mais grand, qui donnait l’impression qu’il était trop grand pour sa corpulence. Sa peau était si pâle qu’elle pouvait concurrencer la clarté des nuages du ciel qu’ils n’apercevaient plus et la touffe de poils sombres qui bataillaient sur son crâne en mèches volages contrastait d’autant plus. Ce n’était qu’un enfant, tout comme eux – et selon le référentiel de cette espèce, tous lui donneraient entre huit et dix ans. C’était un peu difficile de juger à cet âge car le dimorphisme sexuel chez les humains, une fois habillés, était parfois peu évident avant la puberté mais ils reconnurent un jeune mâle. Il était plus grand que la plupart d’entre eux, les deux theris exceptés. Son corps se ramassait un peu sur lui-même, il marchait d’un pas lent et se tenait en retrait, comme si les adultes le trainaient jusqu’à eux et comme s’il craignait la future confrontation avec eux. Les enfants se rassemblèrent, attentifs à l’arrivée des nouveaux venus qu’ils observèrent – surtout le petit intrus que constituait l’humain car aucun autre membre de son espèce n’était présent. Une fois les adultes plantés à quelques pas d’eux, l’enfant se mit davantage en retrait pour se cacher derrière leurs silhouettes menues. Salvana, une de leurs professeurs, ne le laissa pas faire et se décala avant de le pousser en avant, la main posée sur son omoplate, pour l’inviter à se placer devant eux. Il obtempéra sans un mot mais sans grand enthousiasme non plus, le corps raidi par l’expectative. Son attitude attisa d’autant plus la curiosité de ses nouveaux camarades ; s’il s’agissait d’une communauté exclusivement darnienne, ils avaient tout aussi peu de raisons que leurs concitoyens citadins de rejeter les membres des autres espèces et des autres villes et communautés. Yulis et Fenrô pouvaient en témoigner.
Les enfants se plurent à s’imaginer que la professeure se cala dans le dos du petit humain et posa ses mains sur ses épaules pour l’obliger en quelque sorte à conserver cette place tout en se doutant pertinemment que ce n’était pas le cas. Elle avait l’habitude de le faire pour présenter les nouveaux même lorsqu’ils débordaient d’enthousiasme et étaient pressés de rejoindre leurs camarades, et cette fois ne ferait pas exception.
— Les enfants, je vous présente Killian, votre nouveau camarade. Il vient de Mauran et cette année il travaillera parmi nous. Je ne doute pas que vous lui souhaiterez un bon accueil et que vous saurez l’intégrer rapidement. Killian, souhaites-tu adresser quelques mots à tes nouveaux camarades pour leur dire bonjour et te présenter ?
La voix douce de la professeure n’empêcha pas Killian de frissonner et de crisper les mâchoires. Tous sentirent son malaise et la négation qui en découlait – il ne souhaitait pas le moins du monde parler, juste disparaitre. Pourtant, il se lança, comme s’il se forçait à le faire. Sans doute interprétait-il tous ces yeux rivés sur lui comme autant d’agents de pression à son encontre alors qu’il n’en était rien. Personne ne lui en aurait voulu s’il avait conservé le silence ; certains d’entre eux l’avaient déjà fait, comme Fenrô. Même si la présentation à rallonge de Yulis, bien plus bavard, avait réussi à l’éclipser totalement, tous s’étaient alors rendu compte de son silence et aucun reproche ne lui avait été tenu. Il en aurait été de même en ce jour si Killian y avait tenu.
— Bonjour. Je suis Killian et je-je suis un humain…
Personne ne releva l’évidence. Tous louèrent juste son effort car il était aussi évident que l’initiative précipitée lui coûtait et gardèrent le silence et leur attention rivée sur lui par respect à ses bredouillements assez peu audibles.
— J’ai huit ans et je viens de Mauran… en fait je suis né à Thorin, à côté de Mauran, mais mes parents ont déménagé lorsque j’avais un an parce que –
Il s’interrompit pour déglutir pendant que lui-même estimait qu’il était en train de déraper bien que personne ne lui eût adressé la moindre remarque. Il aurait voulu être partout ailleurs sauf là.
— Je n’ai pas de frère et de sœur mais de toute façon mes parents n’ont pas le droit mais on s’occupe d’un muron écarlate qui a trois ans ! Je l’ai trouvé dans la rue et mes parents ont un certificat de capacité du coup on a le droit. J-j’ai quelques amis là-bas que j’ai rencontré dans des centres de loisirs parce qu’avant je faisais l’école à la maison mais maman a trouvé du travail et ne peut plus s’occuper de moi comme ça. Je… supporte difficilement la chaleur et le froid et je-j’aime bien les animaux mais j’ai peur des insectes et euh…
Il ne sut alors plus quoi dire, et tout son visage leur traduisait qu’il avait l’impression que toutes ses paroles sonnaient creuses. Au bout de quelques secondes pendant lequel il garda le silence, honteux, Salvana lui tapota l’épaule en guise de soutien avant d’intervenir :
— C’était très bien Killian. Je suis sûre que tu te feras rapidement de nouveaux amis !
Elle lui fit signe de rejoindre ses nouveaux camarades, ce qu’il fit d’un pas lent, stressé et timide. Tout le monde se pressa aussitôt autour de lui, enthousiaste, lui tirant de grands yeux effarés, surpris. S’il n’avait pas eu de réelles difficultés à se faire des amis à la mégapole, les enfants ne se montraient pas immédiatement aussi inclusifs.
Salvana entama alors les quelques mots de bienvenue puis de fonctionnement à tous les élèves. Tous ceux qui avaient déjà fait quelques cycles les connaissaient déjà par cœur et quelques chuchotements perçaient le silence, d’excitation et d’impatience mêlées. Moriss, qui faisait partie des plus inattentifs, se rapprocha de Killian pour poser sa main sur son épaule. Celui-ci sursauta et se retourna vers lui. Marrons. Ses yeux étaient marrons et sombres, une couleur classique et très répandue chez les humains mais que Moriss aimait beaucoup. C’était… comme la couleur de la terre qu’ils foulaient, humide.
— Ne t’inquiète pas… l’école n’a rien d’horrible, enfin ici, chuchota-t-il à son intention, un sourire rassurant sur les lèvres. Au fait je m’appelle Moriss !
Il lui prit le poignet pour le serrer et après un instant d’hésitation, Killian l’imita à son tour avant de lui adresser un sourire timide. Derrière lui, les amis de Moriss venaient à leur tour le saluer avec enthousiasme tout en conservant une voix basse. Les adultes aperçurent nettement leur agitation mais ne s’en formalisèrent pas ; au contraire ils se mirent à sourire, satisfaits de voir que ce ne serait sans doute qu’une question de minutes pour que Killian fût parfaitement intégré parmi eux. Comme ils perdaient l’attention de tous, ils abrégèrent et achevèrent le petit discours de présentation.
— Bien, allons-y !
Certains adultes prirent la tête du groupe et les autres attendirent pour se mettre en fin de cortège. Les élèves ne se firent pas attendre et se mirent en marche, agités par l’excitation.
— Où allons-nous ? souffla Killian.
— Aux berges du lac, c’est souvent là-bas que nous faisons classe. Tu verras, c’est génial !
Killian acquiesça, incertain mais un peu apaisé par la joie du darnien et la chaleur tranquille de tous les autres. La peur se dissipait déjà en leur présence et à présent, l’exaltation liée à la curiosité grimpait. Il ne connaissait pas ce lac mais en avait déjà entendu parler, ainsi que des cours qui y avaient lieu – raison pour laquelle ses parents l’y avaient inscrit.
A présent, il allait le découvrir.
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