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tome 1, Chapitre 47 tome 1, Chapitre 47

Naples, Dimanche 24 octobre 2032

Par les fenêtres ondoyait une mer de verdure. Les vallons remplaçaient les vagues et la route, surélevée, donnait l’impression d’y flotter. Quelques nuages blancs tenaient lieu d’écume et tout en bas, nichées dans les creux, on apercevait des groupes de maisons blanches aux toits rouges. Ce paysage, elle l’avait déjà vu douze ans plus tôt, pour leur voyage de noces.

Cet endroit devait lui plaire… C’est ce qui l’a ramené ici. Ça, et les souvenirs, sans doute.

Après quelques vingt heures d'avion et une nuit à l'hôtel, Angélica avait pris place dans un bus au départ de Naples. Il était encore tôt et elle avait peu dormi ; il aurait été plus sage de se reposer aujourd'hui et de faire le trajet le lendemain, mais elle n'avait pu retarder ce moment plus longtemps. Depuis le temps qu’elle l’attendait…

C’est dans la commune de Montesarchio qu’elle devait s’arrêter. Une petite ville qui s’étalait aux pieds d’une colline, perdue dans la campagne italienne. Cet endroit ne faisait pas partie des lieux qu’ils avaient visités, elle et Gabriel, même s’ils n’étaient pas passés loin. Il s'y trouvait, apparemment, un petit château médiéval reconverti en musée archéologique. Si elle avait le temps, elle s’y rendrait peut-être.

Elle bâilla et massa son abdomen douloureux. Malgré le décor de carte postale qui défilait par les fenêtres, Angélica peinait à profiter du voyage. Elle avait hâte de descendre du bus et redoutait à la fois ce moment. Le trac… Le même que celui qu’elle ressentait, enfant, juste avant les spectacles de son école. Un mélange d’appréhension et d’excitation. La peur d’échouer mêlée à l’extase de se montrer enfin.

Une foule de questions l’assaillaient : et s'ils n'étaient pas chez eux ? S'ils refusaient d'ouvrir à une inconnue ? Et d'ailleurs, comment allait-elle se présenter ? Devait-elle avouer la vraie raison de sa présence ? Mentir ? Faire semblant ?

Pour se calmer, elle ôta les cordons de son sac à dos et en sortit une pochette en plastique noir. Elle l'ouvrit et parcourut les documents à l’intérieur – pour la sept ou huitième fois depuis son départ de Buenos Aires.

« Filippo Pugliesi.

Né le 12 septembre 2029 – 3 ans »

Signe de la balance. Gabriel était taureau.

Son regard s'attarda sur la photo du garçon, prise au moment de son premier scan RB. Un petit brun joufflu aux longs cils ourlés. Angélica sourit. Il ne ressemblait pas du tout à Gabriel. Elle sortit son portefeuille de son sac, l’ouvrit, puis compara le visage d'enfant de son ex-mari avec celui de Filippo. Rien dans leur physique n’indiquait la moindre connexion entre les deux. Exactement comme avec Catalina et Marisol...

Elle aurait dû y penser avant de s’élancer dans la foule, ce jour-là… S’il était déjà improbable de croiser, au hasard, la forme réincarnée de Gabriel, s’imaginer qu’il ressemble trait pour trait à ce qu’il était autrefois relevait du plus saugrenu des fantasmes. Toutes ces choses stupides, égoïstes et dangereuses qu’elle avait faites pour en arriver là… Elle ne méritait pas sa chance. Vraiment.

Ses yeux revinrent à Filippo. Ce n’était pas plus mal qu’il soit si différent. Ça rendra les choses moins difficiles... S’il avait été le portrait craché de son jumeau de code, qui sait si elle ne serait pas tentée de partir avec ?

Après la photo, Angélica disposait d’un long rapport d'enquête – rédigé par Varun – concernant la famille du petit. Leurs habitudes, leurs caractères, tout ce qu’il avait pu observer en jouant les espions. Glissées entre les feuilles, quelques clichés volés. Varun n’avait pas fait le travail à moitié.

Keitaro et lui… Deux amours qui lui avaient permis de faire de ce moment une réalité. Pour cette raison, et pour leur patience et leur gentillesse, elle leur vouait une reconnaissance infinie.

Une douleur, un peu plus aigüe, la fit grimacer. Elle rangea ses papiers et reprit ses massages. Pourquoi stresser ainsi ? Même si la rencontre ne se déroulait pas comme elle le souhaitait, elle aurait au moins tenté sa chance... C'était le plus important. Ne pas regretter.

✲°˖✧*✧˖°✲

Lorsque le bus la déposa devant la place de l'église, elle sortit son téléphone pour y taper l’adresse.

Pas de réseau.

La carte de la commune s’affichait via son application, mais impossible de savoir où se trouvait la maison de Filippo. Pas de panique, elle avait un plan B : les cartes et schémas fournis par Varun, rangés dans la précieuse pochette noire. Elle les avait déjà examinés et savait qu’à eux seuls, ils ne lui suffiraient pas pour se repérer.

« S’il vous plait ! S’il vous plait, vous pourriez m’aider ? »

Elle venait de héler, en anglais, un petit vieux qui déambulait non loin. Celui-ci l’ignora et accéléra le pas pour s’éloigner plus vite. Angélica réitéra l’expérience avec d’autres passants ou commerçants, parfois en anglais, parfois en espagnol. Beaucoup se montrèrent méfiants, d’autres ne la comprenaient pas ou qu’à moitié. Enfin, après une bonne heure à progresser de proche en proche, elle trouva la rue puis le numéro qu'elle cherchait. Une jolie maisonnette à un étage, toute en pierre et surmontée d’un toit rouge comme toutes ses voisines. Une haie, assez haute, bordait le jardin côté rue.

Angélica s'arrêta à quelques mètres, le cœur tambourinant. Des voix d’enfants provenaient de derrière le mur végétal. Sa respiration s’affola, sa gorge se resserra comme une envie de pleurer. Un gouffre de solitude s’ouvrit sous ses pieds. Une solitude insupportable qui se réveillait soudain et menaçait de l’engloutir. Parmi ces voix, l’une devait appartenir à Gabriel… Non, pas Gabriel ! Filippo. Elle l’avait enfin retrouvé. Il était là, à quelques pas. Il ne le voyait pas, mais elle l’entendait clairement. Comme elle aimerait comprendre l’italien !

Quelques mots – ceux qui ressemblaient à l’espagnol – lui confirmèrent qu’ils étaient en train de jouer. « Mostro » devait signifier « monstruo », un monstre. « sangue », « sangre », le sang. « spada », « espada », une épée. Angélica sourit. Les jeux d’enfants restaient les mêmes dans tous les pays.

Sans faire de bruit, elle longea la haie jusqu’au portail menant au garage, seul espace laissé à découvert. Là, elle risqua un coup d’œil par-delà les barreaux et le vit enfin.

Le petit brun joufflu.

Le petit Gabriel réincarné.

Son Graal, son trésor, son trophée, son amour disparu.

Il tenait un bout de bois dans la main droite. Avec la gauche, il indiquait un arbre, un peu plus loin. Le fameux monstre à combattre, sans aucun doute. Avec son petit camarade – le dossier ne mentionnait aucun frère et sœur – ils semblaient échafauder un plan d’attaque.

Angélica n’en perdait pas une miette. À travers les larmes venues troubler sa vue, elle le dévorait des yeux, le cœur débordant d’émotion. Il était si mignon… Comment réagirait-il si elle l’appelait ? Est-ce qu’il la reconnaîtrait ? Est-ce qu’il s’approcherait, seulement ? Ou est-ce qu’il se précipiterait à l’intérieur pour prévenir ses parents ? Il était encore si jeune… Sa famille ne devait pas être bien loin. Peut-être qu’on les surveillait depuis la fenêtre. Peut-être qu’on la voyait, elle aussi.

Elle sortit son téléphone et fit semblant d’attendre quelqu’un pour avoir l’air moins louche. Son oreille restait tournée vers les enfants, à qui elle jetait un coup d’œil de temps à autre. Absorbés par leur jeu, ils ne prêtaient aucune attention à elle. Ils évoluaient dans leur monde imaginaire, dans leur jardin, dans leur pays, autant d’endroits auxquels elle n’appartenait pas. Filippo avait sa propre vie. Là où Gabriel, à son âge, chassait les insectes, lui combattait les arbres-monstres. Une âme, deux êtres. Un code, deux personnalités. Deux histoires différentes, sur deux continents.

Elle réalisa enfin.

Ce n’était pas Gabriel.

Le vrai Gabriel habitait ailleurs. Inutile de parcourir tous ces kilomètres pour le trouver.

Angélica écrasa ses larmes, puis tira sur la chaîne dorée qui pendait à son cou. Elle dégagea l’alliance de sous son tee-shirt et la serra dans sa paume. Le métal, encore chaud d'avoir été au contact de sa peau, semblait presque vivant. Elle le pressa si fort que les bords de l'anneau s'imprimèrent dans le creux de sa main.

Le vrai Gabriel se trouvait dans son cœur, dans sa tête. Il vivait dans ses souvenirs. Pas dans ce jardin, de l’autre côté de l’Atlantique.

Mais quand même, Filippo avait récupéré son âme ! Il possédait son code et peut-être une partie de ses souvenirs.

Oui, mais il les oublierait d’ici 2 ou 3 ans. Toutes les réminiscences de sa vie passée disparaîtraient avec le temps. Elle avait observé ce phénomène chez tous les enfants qu’elle avait interrogés, pourquoi en serait-il autrement avec lui ?

Regarde-le. Regarde-le bien… Ce garçon n’a pas besoin de toi.

Angélica ne faisait même plus semblant d’attendre. Ses yeux ne quittaient plus Filippo, comme pour enregistrer son image dans son esprit. Ce serait sans doute la dernière fois. Elle ne devait pas perturber sa vie. Elle n’en avait pas le droit.

Va-t’en. Laisse-le vivre. Il n’a pas besoin de toi, va-t’en.

Ce n’est que lorsque la porte d’entrée s’ouvrit qu’Angélica trouva le courage de bouger. En deux enjambées, elle se réfugia derrière la haie. Même si elle ne faisait rien de mal, elle préférait ne pas être vue par les parents. Elle ne désirait pas les voir, non plus. Elle se rendit compte qu’elle leur en voulait un peu – ils vivaient avec lui, ils partageaient son quotidien, ses joies, ses premières fois !

Ce n’est pas Gabriel. Va-t’en. Laisse-le.

C’était sa mère qui venait de sortir. Elle percevait sa voix. Elle les appelait, lui et son ami.

Il était temps de rentrer.

Elle n’avait plus rien à faire là.

Il n’a pas besoin de toi. Tu n’as pas besoin de lui. Tu t’es trompée, celui que tu cherches n’est pas ici.

✲°˖✧*✧˖°✲

Buenos Aires, Samedi 30 octobre 2032

« Ça y est les filles, c'est terminé ? Le camion arrive bientôt...

— Moi, c’est bon ! claironna Catalina.

— J'ai presque fini, répondit Salomé. »

Bien... Il ne reste plus que moi.

Debout devant son placard ouvert, Angélica hésitait. Sa chambre et le reste de l'appartement n'était plus qu'un entassement de cartons. Quant aux meubles, les déménageurs se chargeraient eux-mêmes de les démonter – l'argent n'étant plus un problème, elle n'avait pas lésiné sur les frais.

Le vrai problème consistait maintenant à décider quoi emmener et quoi laisser derrière. « Autant profiter de l'occasion pour faire le tri ! » avait-elle dit à ses filles. Jamais elle n’aurait imaginé à quel point ce serait difficile… Elle avait d'ailleurs gardé le pire pour la fin : les habits et accessoires de Gabriel. Carton ou sac poubelle ? Sac poubelle ou carton ? La question la torturait depuis une bonne semaine et pour chaque élément, elle avait déjà changé d'avis une bonne quinzaine de fois...

Aaaaaah, je ne sais paaas !

« Angélica, tu as encore de la place dans tes cartons ? »

C’était sa mère. Le temps pressait… Elle devait prendre une décision.

« Je… Je ne sais pas, attends ! »

Dernier coup d’œil aux chemises et pantalons. Elle ôta les six cintres encore pendus dans son placard et fourra le tout dans le plastique. Le contenu de deux tiroirs de chaussettes et caleçons suivit le même chemin. Elle y ajouta trois paires de chaussures et fit un nœud.

Voilà, c'est fait. J'irai donner ça un de ces jours... Ça pourrait servir à quelqu'un.

Il restait encore quelques petites choses : la montre – qui ne fonctionnait plus – et l’ancien téléphone portable de Gabriel. Elle garda la première, jeta le second. Quant aux petits cadeaux qu'ils s'étaient offerts au fil des ans, elle choisit de tous les conserver.

« Mamá, il reste un tout petit peu de place, si tu veux ! »

✲°˖✧*✧˖°✲

Angélica et sa famille arrivèrent un peu en avance sur les déménageurs. Leur nouvel appartement se situait proche du bord de mer et comptait une chambre de plus : Sofía emménageait avec elles, comme à Tampa.

Il était bientôt midi ; une vive lumière se déversait par les fenêtres, inondant l'espace qui deviendrait le salon. Les filles courraient ici et là, surexcitées. Salomé avait retrouvé le sourire ; depuis sa petite fugue, et encore plus depuis leur retour en Argentine, elle avait oublié sa rancœur et sa mélancolie. Elle se confiait de nouveau à elle – ou à sa grand-mère – et s'était même fait de nouvelles amies.

Quant à Angélica, elle commencerait son nouveau travail dans quelques semaines. Grâce aux aides financières de Rhapsody Blue, elle avait pu se payer un nouveau cabinet de consultation et se réjouissait à l'idée d'y exercer, en toute indépendance. Seul petit changement : sa réputation l’ayant précédée, elle avait décidé d’ajouter un nouveau service à ce qu’elle proposait autrefois : aider les gens à se souvenir de leurs vies passées via l’hypnose. Elle savait déjà s’y prendre avec les enfants et s’était lancé comme défi d’y parvenir avec les adultes.

Son téléphone vibra.

« C’est eux ! s’exclama Sofía, penchée à la grande baie vitrée.

— Allo ? Oui, 5ème étage. Numéro 503. Attendez, je vous ouvre. »

Angélica appuya sur le bouton de l’interphone, puis raccrocha. Comme ses filles déboulaient dans le salon, elle leur dit :

« Allez, c'est bientôt fini. Quand ils seront repartis, on ira déjeuner, puis je vous emmènerai manger une glace. La première de l'été ! On ouvrira les cartons plus tard...

— Ouiiii ! Une glaaaace !

— Ouiiii ! »

Elle rit en les voyant sauter sur place. Leur joie faisait écho à la sienne : cet endroit sentait le neuf. Ici, elles pourraient faire table rase et démarrer une nouvelle vie. Oublier les difficultés, les regrets et les pertes, et avancer. Toutes les quatre.

Quant au cinquième, il continuait à vivre dans leurs têtes. Il s’invitait maintenant, sans tabou, dans leurs conversations. Il avait toujours sa place, mais sans envahir tout l’espace comme avant. Et dans le portefeuille d’Angélica, sa photo en cachait une autre : celle d’un petit garçon joufflu qui s’appelait Filippo.


Texte publié par Natsu, 4 août 2021 à 00h45
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