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tome 1, Chapitre 46 tome 1, Chapitre 46

Tokyo, samedi 7 aout 2032

« Avant ça, j'ai quelque chose d'important à te dire. Et j'espère vraiment que tu ne vas pas me détester pour ça. »

Ces mots vibrèrent dans le petit café-boulangerie comme un brusque coup de cymbale. Ils résonnèrent avec force dans sa tête, effaçant tout le reste. Le piou-piou des feux de circulation, le parfum de beurre et de pain cuit s'échappant de l'arrière-boutique, le murmure des autres clients, tout avait disparu.

« Quelque chose d'important… »

Les mots enflèrent, creusèrent un pli anxieux sur son front, le paralysèrent sur sa chaise… Keitaro se sentait plier face à cette révélation qui lui exploserait, d’une minute à l’autre, au visage. Il avait envie de se boucher les oreilles, de faire diversion pour ne jamais l’entendre, de changer de sujet, de fuir aux toilettes, n’importe quoi plutôt que d'affronter ça. Et soudain il se vit, s’imagina un instant par les yeux de Saori, et se trouva grotesque. Sans rire, qui voudrait d’un homme qui recule devant la moindre difficulté ? Qui prend les jambes à son cou et quitte la scène dès qu’il flaire un conflit ?

Sa faiblesse l’exaspérait. Cet homme-là devait disparaître. Keitaro devait l’enterrer profondément, piétiner le sol, partir loin et ne jamais se retourner. Le moment était venu, il était temps de se mettre à creuser ; il prit – non pas une pelle mais – son courage à deux mains et demanda :

« Dis-moi ? De quoi s'agit-il ?

— Eh bien... J'ai quelqu'un dans ma vie. »

« BAM »

Bruit de porte imaginaire qui claquait et se refermait sur son nez. L’impression que son cœur se décrochait sous le choc et dégringolait jusqu’au sol pour s’y briser. Keitaro avait tenu bon face à la tempête approchante ; il l’avait accueillie de plein fouet au lieu de courir se mettre à l’abri.

Et ça faisait mal… Très mal.

Mais il refusait de ranger sa pelle malgré le revers qu’il venait d’essuyer. Il devait continuer à creuser, puis jeter dans le trou tout ce qui l’avait conduit dans cette impasse. À quoi servirait de fuir maintenant ? Tout était déjà fini.

Saori avait rencontré quelqu’un... C’était son droit – après tout, il l’avait abandonnée ici. Il ne lui en voulait même pas et pouvait la comprendre ; le plus étrange n’est pas qu’elle soit tombée amoureuse d’un autre ; non, ce qui l’étonnait le plus, c’est qu’il ait gardé espoir jusqu’à aujourd’hui. S’était-il réellement imaginé qu’il pourrait revenir, étincelant de succès et de fierté, pour l’enlever sur son cheval blanc, la ramener dans leur château et vivre heureux jusqu’à la fin des temps ?

Sa naïveté l’effrayait parfois.

La princesse ne l’avait pas attendu. Elle avait accepté l’aide d’un autre et n’avait plus besoin de lui.

« … sans lui, je pense que je ne m'en serais pas sortie aussi bien. C'est quelqu'un d'honnête et généreux. Et il a su... Kei-chan ? »

Saori, ignorante de la tourmente qui faisait rage dans sa tête, avait enchaîné sur des explications. Lorsqu’il entendit son nom, Keitaro releva la tête et redressa ses lunettes. Ses pensées, aussi nombreuses et grouillantes que les passagers de la gare de Shinjuku à l'heure de pointe, brouillaient son audition. Il avait l’impression d’être assis à côté de lui, en décalage. Mais on avait besoin de lui sur terre. Alors il se força à revenir, à chasser la brume, à réactiver son cerveau et sa capacité d’écoute. Il se redressa et parvint même à sourire.

« Je t’en prie, continue.

— Il a su m'apporter l'aide dont j'avais besoin. »

Il a su… Et moi pas. Moi, j’étais juste loin.

Le brouillard était revenu aussi vite qu’il s’était dissipé, noyant son sourire, voilant son regard. Quel homme misérable il avait été ! Kikuchi avait raison, il ne méritait pas sa fille.

« Mais toi aussi ! s’exclama Saori. Ta lettre m’a beaucoup touchée. »

Keitaro remonta à la surface d’un coup de talon. Une lettre… Une simple lettre, après des mois d’absence et de silence, pas de quoi se sentir fier. Il hocha la tête et la garda baissée.

« J'espère que tu ne m'en voudras pas... Mais je lui ai demandé de venir, aujourd'hui. »

Elle vérifia l'heure sur son téléphone.

« Il sera là bientôt. Avec Jun. »

Le souffle de Keitaro se bloqua dans sa cage thoracique. Ses yeux s’écarquillèrent. Panique, vertige. Il n’était pas prêt ! Tout allait beaucoup trop vite. Il ramena ses mains, moites de sueur, sur ses genoux ; percuta au passage la petite cuillère de son café qui s’envola, projetant de la mousse sur sa manche de chemise.

« Oh non ! s’exclama Saori. Je suis désolée... C'est ma faute. Je te paierai les frais de blanchisserie ! Aaah, je savais que ce n'était pas une bonne idée. Excuse-moi, Kei-chan... J'aurais dû te prévenir avant. Mais je craignais que...

— Ça va, l’interrompit Keitaro d'un ton qui se voulait rassurant. Ça va aller. Ça m'a surpris, c'est tout. »

Ça n’allait pas du tout. Son cœur s’emballait, aussi violemment que les cordes du 2ème mouvement de la 2ème symphonie de Schumann[1 : lien vers le morceau]. Sa respiration se cala sur le même tempo, incontrôlable. Il accepta malgré tout la serviette humide que lui tendait sa femme, puis frotta avec énergie la tache marron qui s’étirait sur le tissu blanc. Il grimaça. Jamais il n’arriverait à la faire disparaître. Pas avant l'arrivée du nouveau compagnon de Saori.

Le téléphone de la jeune femme se mit à vibrer. Et pendant qu’il s’acharnait sur sa manche, elle pianotait sur son clavier pour répondre au message.

« Il est là, au coin de la rue. Je lui dis de venir ? Kei-chan, tu peux encore changer d’avis, tu sais… Je peux juste lui dire que le moment est mal choisi… et puis rentrer, si c'est trop difficile pour toi. On peut remettre ça à plus tard. »

Il devait lui paraître bien pathétique pour qu’elle lui propose de tout annuler.

« Ça va... »

Elle soupira et hocha la tête d’un air contrit. Ses yeux évitaient les siens. Enfin, elle tapa les mots fatidiques sur son petit écran et se retourna pour surveiller le trottoir à travers la vitre. Nerveux, Keitaro l'imita. C'est alors qu'il l'aperçut...

Il redressa – encore une fois – ses lunettes et cligna des yeux une ou deux fois sous le coup de la surprise.

« Sasaki... ? »

Bouche bée, il observa le traitre approcher, une poussette devant lui. À l'intérieur, son fils. Son cœur se serra en constatant à quel point il avait grandi. Maintenant qu’il y songeait, Jun allait bientôt fêter ses deux ans…

« Désolée... », dit Saori d’une petite voix, la tête rentrée dans les épaules.

Keitaro ne répondit rien. C’est à peine s’il l’avait entendue. Toute son attention se focalisait sur son ex-collègue qui franchissait les portes du café-boulangerie. Il reprit son souffle et se força à le regarder droit dans les yeux. Puis il le salua d’un mouvement de la tête, sans sourire. Isamu s'inclina en retour – un peu plus bas que lui, détacha Jun et le confia à sa mère qui l'accueillit sur ses genoux.

Son cœur fondit lorsqu’il posa les yeux sur son fils qui n’était plus qu’à un mètre de lui. Seule une table les séparait désormais. Une table et huit mois d’absence. Qu’il était beau… Il avait tant changé ! Ce n’était plus un bébé, mais un petit homme. La ressemblance avec sa mère était frappante. Il plongea dans ses yeux, cherchant à capter son attention. Mais quand il réussit, il n’y vit aucun signe de reconnaissance. Évidemment... Un visage, ça s’oublie vite à cet âge-là. Même celui de son père, apparemment ; le gobelet en carton de Saori semblait l’intéresser davantage que leurs retrouvailles.

Oh, mais voilà qu’il se mettait à parler ! Personne ne l’avait informé que Jun avait déjà prononcé ses premiers mots. Enfin, des mots… Plutôt des babillages. Quand même, c’était si touchant de l’entendre s’exprimer : « je veux boi'... Boi', maman... Soiffh... ».

Pendant qu’Isamu repliait la poussette, Saori éloignait son chocolat de Jun et lui tendait son verre d'eau à la place. « Non, pas ça... ! » dit-il en le repoussant, sous le regard attendri de Keitaro.

« Momoyama-san. Ça fait longtemps... »

Keitaro se fit violence pour détacher son regard de Jun. Il n’avait pas la moindre envie de discuter avec Isamu. Sa présence ici sonnait faux. Il aurait voulu l’effacer du décor, « pouf ! » d’une touche de son clavier, comme lorsqu’il supprimait une ligne de code.

Mais ce ne serait pas correct de l’ignorer…

Ce n’était pas correct non plus, de me voler ma femme…

Il devait bien reconnaître qu’Isamu lui avait aussi rendu service. Il avait aidé Saori à sortir de son marasme. De sa… comment ça s’appelait déjà ? Mata-quelque chose. Et puis il avait espionné Kikuchi. Il l’avait tenu au courant, pendant ses longs mois d’absence, de tout ce qui se passait ici. Tout, sauf de ça. De sa trahison… De la nature de sa relation avec Saori.

« Ça fait longtemps, oui », parvint-il à articuler.

En le voyant aussi mal à l’aise, il s’adoucit un peu. Isamu ne faisait pas le fier et Saori non plus. Il n’y avait que Jun qui gesticulait pour atteindre le gobelet en carton posé hors de sa portée, grimaçant et ignorant de tout ce qui se jouait à cette table, à ce moment précis.

Keitaro finit son café et trouva cette dernière gorgée bien amère. D’un œil, il les observait, tout penauds face à lui, le trahi. Le cocu. Que pouvait-il leur dire ? Ce n’était pas à lui de parler… mais aucun d’eux ne semblait vouloir reprendre la parole.

C’est Jun qui brisa le silence en gémissant de frustration. S’il avait renoncé au gobelet, il se tortillait maintenant pour échapper aux bras de sa mère.

« Jun-chan... Hey ! Qu’est-ce que tu fais ? Calme-toi…

— Descend' ! Laisse-moi... Je veux descend' ! »

Saori soupira, ennuyée. De sa petite voix de souris, elle tenta encore une fois de le raisonner, en vain. Jun se mit à pleurer d’une voix stridente. Keitaro aurait aimé l’aider, mais n’osait pas ; il avait l’impression d’avoir perdu le droit de toucher à son fils. Alors il se contenta d’observer, triste et vaincu, Isamu tendre les bras vers Jun et le poser gentiment à terre. On aurait dit un bon petit père de famille, amoureux et serviable. Comme il aurait voulu l’être, lui-même.

Keitaro serra les dents de colère et de haine. Pas envers Isamu, mais envers sa propre inutilité et sa trop grande réserve. Isamu n’était pas mauvais, au fond. Et d’ailleurs, il le prouva en se penchant vers Jun pour lui dire :

« Tiens, va voir ton papa. C’est un héros, maintenant, tu sais ? Il est revenu pour toi. Va. Allez ! »

Un héros, tu parles…

Jun se calma instantanément, tout comme Keitaro qui se trouva bien plus touché par ces mots qu’il ne voulait l’admettre. Jun leva deux yeux intimidés vers lui et ne bougea plus. Keitaro devait agir, prouver qu’il était toujours son père. Quelle angoisse… On aurait dit un test de concours d’entrée à l’université. Comment l’attirer sans l’effrayer ? Comment gagner sa confiance ? Et s’il recommençait à pleurer ? Il mourrait d’envie de le prendre dans ses bras, mais craignait sa réaction.

Pour commencer, il se glissa sur la chaise d’à côté pour se rapprocher et lui sourit. Il mit tout son amour dans ce sourire, toute la douceur qu’il put rassembler. Jun recula d'un pas, puis se figea de nouveau, la bouche grande ouverte.

« Jun, tu viens ? »

Keitaro lui tendit les bras. Jun hésitait encore, sans le lâcher des yeux. Keitaro rapprocha son buste, lentement, jusqu’à ce qu’il puisse le toucher. Puis il le saisit sous les aisselles et le hissa sur ses genoux. Jun restait muet. Il l’observait avec de grands yeux ahuris. Comprenait-il ce qu'il se passait ? Reconnaissait-il son odeur ? Probablement pas…

Keitaro lui offrit un deuxième sourire qui se changea en grimace sous le coup de l'émotion. Il sentait les larmes cogner à la porte de ses paupières et avait bien du mal à les retenir.

« Bonjour, toi. Ça fait longtemps... »

Jun cligna des yeux.

« Tu n'y comprends rien, pas vrai ? Tu m'as manqué... P'tit bonhomme.

— 'pa ? »

Ce n'était sans doute qu'un simple babillage, mais Keitaro était d'humeur à croire aux miracles. Il déglutit et lui caressa les cheveux.

« Oui, c'est ça... Papa. »

Pendant le reste de la matinée, Le couple lui expliqua comment les choses s'étaient déroulées. Comment Isamu avait rendu visite, de plus en plus régulièrement, à Saori. Comment il l'avait soutenue et conseillée. Puis comment ils étaient devenus amis, puis amants. Saori avait mal réagi en apprenant qu'Isamu avait d'abord agi pour le compte de Keitaro. Mais comme il l’avait avoué de lui-même, et assez rapidement, elle l’avait pardonné. C'est encore Isamu qui l'avait encouragée à consulter, puis à s'émanciper vis à vis de ses parents – et surtout de son père. Apparemment, c'est lui aussi qui l'avait aidé à remonter la pente en lui apportant un peu de joie de vivre à chacune de leur rencontre. Et depuis peu, ils louaient un trois pièces dans la banlieue ouest de Tokyo.

Fin.

Avec son fils sur les genoux, Keitaro s’était montré bien plus disposé à écouter. Au fil du récit, il se résignait un peu plus, acceptait un peu mieux sa défaite.

« Je n'avais pas prévu que les choses se déroulent ainsi, conclut Isamu. Je vous le promets. Je voulais surtout me rendre utile. Et puis… c'est arrivé. Je suis vraiment, sincèrement désolé.

— C'est comme ça... Inutile de t'excuser.

— En tout cas, Momoyama-san, vous serez toujours le bienvenu chez nous. »

Isamu se tourna vers Saori, qui confirma.

« Et tu pourras voir ton fils autant de fois que tu le souhaites, précisa-t-elle. J'ai eu tort de t'en priver. Je suis désolée, moi aussi... »

Keitaro sourit, reconnaissant. Il n’avait pas tout perdu, finalement.

« Qu'est-ce que tu comptes faire, maintenant ? le questionna-t-elle.

— Vendre l’appartement, pour commencer. Et puis, me reposer. Je ne sais pas encore comment, ni où... Mais j’ai besoin de rester seul quelques temps. Je ne serai peut-être pas joignable pendant un bon mois, peut-être plus. Je vous tiendrai au courant. »

De retour à son hôtel, Keitaro se sentait tout perdu. Il avait répondu à la dernière question de Saori de façon impulsive et regrettait déjà ses mots. Pourquoi disparaitre maintenant alors qu'il pouvait enfin revoir son fils à sa guise ?

Parce qu'il le fallait.

Si je ne le fais pas, rien ne changera, jamais. Je dois mourir un peu pour renaître sous un jour nouveau. Un peu comme Catalina et ses histoires de papillon… Je dois tisser mon cocon et m'y enfermer un moment. Inutile de mourir pour de vrai. Juste assez, juste ce qu’il faut pour ne garder que le bon et jeter le mauvais.

Et tout commençait par un message. Le plus difficile qu’il ait jamais rédigé :

« Tu peux signer et remettre les papiers de divorce à la mairie. Merci encore pour cette rencontre. »

Il pressa le bouton d’envoi.

✲°˖✧*✧˖°✲

[ suggestion de musique à écouter pendant cette partie : « The sun in september », Matthiew Halsall, https://www.youtube.com/watch?v=F0FHG69VaDY ]

Deux mois et quelques semaines plus tard, Keitaro s'éveillait au son d'un gong. Léger, mais suffisant pour le tirer du sommeil. Il était 6 heures du matin. Une lumière diffuse et dorée filtrait à travers le shôji[2] de sa petite chambre ; le jour était levé depuis peu, il était temps de sortir de son futon.

Il écarta sa couette et frissonna. Octobre touchait à sa fin et les températures dégringolaient un peu plus tous les jours – d’autant qu’il se trouvait à flanc de montagne. Le gong retentit de nouveau, accompagné cette fois d'une odeur d'encens. Les moines commençaient leur office avec une petite cérémonie appelée oasaji[3]. Keitaro n'y assistait pas toujours ; au début, il lui arrivait souvent de patienter sous la couette jusqu’à la fin, avant d’aller prendre son petit déjeuner dans le hall du temple. Il y avait aussi les matins où il avait tant marché la veille que même le gong ne le réveillait pas.

Et puis au fil des jours, il apprenait à se discipliner. Il se forçait à sortir du lit pour aller écouter, à genoux, les soutras du moine principal – que reprenaient ensuite ses pairs. Malgré la fraîcheur, ces prières de l’aube lui apportaient une sérénité comme il en avait rarement connue.

Allez...

Il se leva à demi, enfila en hâte ses vêtements abandonnés en tas sur le tatami, puis se frictionna les bras pour se réchauffer. Enfin, il se passa un peu d'eau sur le visage, s'essuya puis sortit. Plus besoin de lunettes. Avant de s’engager dans ce pèlerinage d’un mois, il avait sauté le pas et s’était fait opérer pour corriger sa myopie. Il avait décidé que le nouveau Keitaro ne poserait plus de barrières entre lui et le monde. Sans ces petits carrés de verre devant les yeux, il avait eu le sentiment d’y voir plus clair – paradoxalement. Comme si le flou qui l’entourait, dans cette chambre d’hôpital, lui avait permis de se recentrer sur lui-même et ce qui était réellement important.

Le nouveau Keitaro…

Il continuait à l’inventer, jour après jour, pas après pas. Si certaines choses lui paraissaient évidentes, d’autres restaient à construire. Par exemple, il hésitait à revenir à l’informatique. L’envie lui venait parfois de se diriger vers quelque chose de plus… humain ? Il y réfléchissait, tout en marchant. Nul besoin de se presser, il avait le temps, maintenant.

Quant à l’ancien Keitaro, chaque fois qu’il pensait l’avoir enfin semé, il lui arrivait encore de surgir d’un buisson. Mais la route s’étalait encore sur des centaines de kilomètres. Il arriverait bien à le perdre, un jour. À l’étouffer dans un ruisseau. À l’enterrer au détour d’un chemin.

Mourir pour mieux renaître.

La cérémonie et le petit déjeuner terminé, il rassembla ses affaires, remercia les moines et reprit le sentier de pèlerinage là où il l’avait quitté. Autour de lui, la nature s'éveillait. Le froufrou des insectes donnait le ton. Quelques oiseaux pépiaient, ici et là, se répondant les uns les autres. Parmi eux, il reconnut un hibou. Et celui-ci, c'était un corbeau. Quant aux autres, il était bien incapable de les nommer. Un jour, peut-être, il apprendrait. Et si ce n'était pas dans cette vie, ce serait dans la prochaine.

« Poc... poc... poc... »

Il poursuivit sa marche, ponctuant chaque pas de son bâton, jusqu’à ce que le bruit d’une source lui parvienne. Curieux, il s'écarta de la piste et se dirigea à l'oreille. Ici au moins, personne n'irait lui reprocher de ne pas suivre les traits. Il était libre et ne devait rendre de compte à personne. Il découvrit qu’il aimait ça, suivre son instinct. Dévier du chemin, respirer, lever la tête au lieu de la baisser constamment. Le nouveau Keitaro serait ainsi, sans chaînes aux chevilles et seul maître de ses pensées. Il venait de le décider et comptait bien s’y tenir.

Il sourit en découvrant un petit monticule de cailloux au pied d'une statue de Jizô[4]. Il ajouta une pierre au minuscule édifice, joignit ses mains pour prier, puis s'éloigna.

« Poc... poc... poc... »

La vie pouvait attendre. La mort aussi, et tout ce qui s'ensuivrait. Il ne les craignait plus. L’unique chose qu’il éviterait de laisser patienter trop longtemps s’appelait Jun.

Jun, son fils.

Celui pour qui il s'apprêtait à mourir à demi pour mieux revenir, changé. Meilleur. Et prêt à lui dédier sa vie.

Il ne fuirait plus, il se l'était promis.

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Notes de bas de page :

1. https://www.symphozik.info/video-symphonie-n-2-2e-mouvement-schumann-659.html

2. Paroi constituée de washi (papier japonais) monté sur une trame en bois.

3. Littéralement « heure du matin ».

4. Statues de Bouddha, souvent ornées d’un bonnet ou d’un bavoir rouge. Souvent situées au bord des routes ou lieux de passage, elles sont dédiées à la protection des voyageurs, mais aussi des enfants


Texte publié par Natsu, 3 août 2021 à 05h28
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