Tampa, ? août 2032
*« Crouiiiiii, CLACK »
Le grincement métallique de la porte menant aux cellules d’isolement se répercuta à travers le long couloir, jusqu’à ses oreilles.
Gary grimaça.
Il écarta son avant-bras de ses yeux et força ses paupières à s’ouvrir. Le néon – beaucoup trop vif – de son plafond l’avait réveillé peu avant. C’était son nouveau soleil, un fac-similé déréglé qui se levait brusquement à 5:30, alors que la nuit – qu’il apercevait par une sorte de hublot en haut d’un mur – berçait encore la cour extérieure.
Et dans ce faux matin, le gardien approchait. Gary devait se lever pour réceptionner son petit déjeuner. Sinon, il devrait attendre le prochain repas – celui de midi, même s’il n’avait aucune idée de l’heure exacte à laquelle il était réellement servi. Il se redressa en gémissant, puis se massa la nuque, un peu plus douloureuse à chaque réveil. Rien d’étonnant… Son matelas était à peine plus confortable que le sol.
« Hey Morgan, c’est l’heure ! »
Était-ce vraiment un gardien qui l’appelait ? Jusque là, personne n'avait pris la peine de lui adresser la parole… Ou était-ce encore des hallucinations ? Il avait cru entendre des voix, plusieurs fois, depuis qu’il était enfermé ici. Des voix qui appelaient son nom. Une fois, deux fois, et puis plus rien. Rien, à part cet éternel bruit d’écoulement provenant de la tuyauterie encastrée dans les murs. Comme si quelqu’un tirait la chasse à répétition…
Ce n’était pas une hallucination. Au son du « cling-cling » d’un trousseau de clef, il se leva pour récupérer son plateau et bondit en arrière quand la porte blindée s’ouvrit devant lui. Dans l’embrasure, un gardien à l’air patibulaire : dépouillé de son uniforme, il aurait pu jouer le rôle du criminel à sa place.
« Allez, prends tes affaires. Tu sors d’isolement ce matin.
Gary le dévisagea sans comprendre. Il l’entendait, mais à travers le voile de fatigue de ses trop courtes nuits, c’est comme s’il lui parlait dans une langue étrangère, ou à travers la vitre épaisse d’un aquarium. Son geôlier dut se répéter pour qu’il percute enfin. Il se sentait idiot. Et sale. Et vide, aussi. Dans un état second, il obéit, en suivant des yeux les objets que lui indiquait le gardien. Il récupéra son sweat et son livre, enfila ses chaussures et le suivit sans discuter.
En cheminant le long du couloir, il se demanda depuis combien de temps il était enfermé là, seul. Quelques jours ? Une semaine ? Deux ? Plus que ça ? Le temps s’écoulait de façon si étrange, dans ce trou à rats, qu’il n’en savait foutre rien. Était-il devenu fou ? Non, car il se souvenait parfaitement de l’avant, du comment et du pourquoi.
« Crouiiiiii, CLACK », fit la porte derrière eux. Gary s’engagea à la suite de son guide dans une volée d’escaliers.
Depuis le début de sa détention préventive, il n’avait croisé aucun de ses codétenus ; comme il s’était montré violent le jour de son arrestation, on l’avait jeté direct au trou le temps qu’il se calme. Ce qui s’est avéré plutôt efficace, il devait bien le reconnaître. Plus rien – ou presque – n’avait d’importance, ni de sens. Il savait qu’à un moment, il serait convoqué pour un nouveau procès, mais qu’est-ce que ça changerait ? Il était coupable. Et il croupirait ici pour des mois, voire des années. Tout n’était qu’une question de chiffre. À quoi bon se battre ? Il avait déjà perdu.
Une seule angoisse agitait encore ses rares moments de lucidité : qu’était devenue sa mère ?
Les premiers jours, il avait posé la question – à travers la fente de sa porte – aux gardiens qui lui apportaient ses repas. Mais personne ne répondait jamais. Alors, il avait cessé de demander. Et même de parler, tout court.
« C’est là que tu vas crécher, maintenant. »
Gary leva la tête vers ce qui ressemblait à un bloc réservé aux latinos. Le gardien déverrouilla la grille et le poussa en avant. Ils progressèrent à l’intérieur, Gary en premier, son geôlier en arrière. Les cellules défilaient, à gauche, à droite. Les portes étaient ouvertes et leurs occupants, tous réveillés, leur jetaient des regards curieux. Certains faisaient leurs lits, d’autres partaient se doucher.
Ils s’arrêtèrent devant un box équipé de quatre lits superposés. À l’intérieur, deux prisonniers.
« Dis bonjour à tes petits camarades. »
L’un était grand, gras et moustachu, les bras noircis de tatouages. L’autre sortait à peine de l’adolescence. Gary attarda son regard sur lui avec un pincement au cœur. Il lui rappelait le jeune gringalet qu’il était, quelques 8 ans plus tôt, lorsqu’on l’avait enfermé la première fois.
« Salut », fit le tatoué depuis sa couchette.
Le plus jeune ne dit rien mais lui sourit en levant la main. Gary l’imita, le sourire en moins. Puis il fut projeté en avant par le gardien qui, sa besogne achevée, commençait déjà à s’éloigner.
« P’tit dej’ dans 20 minutes, les gars ! On se magne le derche ! Sinon on graille pas », annonça-t-il à la volée avant de disparaître.
Gary se permit un soupir, balança ses affaires sur une couchette libre et s’affala sur le matelas, bras derrière la tête. Ses yeux fixaient les lattes en métal, au-dessus de lui. Un paysage familier. Pas la meilleure vue qu’il ait connue… Après un petit tour insignifiant dans le monde réel, à battre des bras et des jambes comme un gosse qui se noie, le voilà de retour à la case départ.
« C’est quoi ton nom ? » demanda le grand moustachu.
Sortir de son mutisme ? Continuer à se taire ? S’il ignorait sa question, le type risquait de s’énerver, ce qui s’avèrerait encore plus pénible que de répondre. Il se gratta la gorge et croassa :
« Morgan.
— Moi c’est Santino. Et là, c’est Enzo.
— Un plaisir, dit-il avec une bonne dose d’ironie. »
Santino haussa les épaules et retourna faire son lit. Le gamin, sur le chemin de la douche, s’approcha de lui. Il avait cet air curieux propre à la jeunesse, que même la prison ne pouvait complètement tuer.
« Pourquoi t’es là, toi ? Qu’est-ce t’as fait ? »
Gary sourit malgré lui. Le gosse devait débarquer, sinon il saurait à ses dépens qu’on ne pose pas ce genre de questions – à moins d’être prêt à en découdre, évidemment. Mais vu sa carrure de crevette…
« Ça t’regarde pas. Fous-moi la paix.
— Enzo, lâche-lui la grappe. Il sort du trou, là… »
Le jeune semblait déçu. Quelque chose s’était éteint dans son regard. Il abandonna la partie et sortit prendre sa douche. Gary hésita puis finit par le suivre – il ne supportait plus sa propre odeur.
Bientôt, une voix retentit à travers le bloc. Elle provenait du même gardien qu’avant.
« À la bouffe ! »
Comme un seul homme, les détenus surgirent de tous les côtés pour se ranger en ligne derrière la grille. Après la douche, Gary avait retrouvé l’appétit. Et sans trop y croire, il espérait que les repas de la cantine seraient meilleurs que la bouillie infâme qu’on lui servait au trou… Sans se départir de son air blasé, il prit place dans la file et suivit le mouvement jusque dans le hall réservé aux repas. Une fois là-bas, il connaissait la chanson : prendre un plateau, le tendre aux prisonniers assignés à la distribution, puis se trouver une place, de préférence isolée car il était nouveau.
Bonne nouvelle, son menu avait gagné en variété et en couleurs : petit pain garni à l’air caoutchouteux, bol de porridge grisâtre, mandarine et brique de lait. Ça ne sentait rien, mais c’était moins repoussant. Il s’attaqua au porridge à la petite cuillère en plastique. Aucun goût, ni bon, ni mauvais, mais ça remplissait l’estomac.
Sans surprise, il vit son plus jeune codétenu – comment il s’appelait, déjà ? – s’approcher et s’installer en face de lui. Ça valait bien la peine de s’installer tout au fond… Il l’ignora, mais le regard de la crevette, braqué sur lui, le rendait mal à l’aise. Il soupira et leva les yeux vers lui.
« Tu vas pas m’lâcher tant que j’t’aurais rien dit, pas vrai ? »
Le jeune répondit d’un grand sourire énervant, avant de mordre dans son pain garni. Oh ce microbe-là, quelqu’un se chargerait tôt ou tard de lui apprendre la politesse. Mais ce ne serait pas lui, non. Ce serait comme lyncher son miroir. Quel intérêt ?
« Parfait. Alors écoute… J’ai frappé quelqu’un – un sale type – et j’l’ai bien amoché. Quand j’lai lâché, il repeignait ses documents avec le sang d’son propre nez. Et t’sais quoi ? J’regrette même pas c’que j’ai fait. »
Microbe reposa sa boule de pain, l’air fasciné. Trop facile…
« Il méritait, reprit-il, profitant d’avoir un si bon public.
— Pourquoi ? C’était qui, ce type ?
— Un escroc. Un type qui manipule les autres pour s’faire du blé. Y compris ses propres employés. T’imagine ? »
Microbe fronça les sourcils, puis enfourna rageusement le reste de son pain. Attendri de le voir s’enflammer si vite, Gary poursuivit :
« C’est lui qui devrait être en taule, si tu veux mon avis.
— Ouais… Comme tous ceux d’son espèce. »
Gary approuva avant d’être saisi d’un doute : est-ce qu’il ne rentrait pas, lui aussi, dans cette catégorie ? Avec toute sa camelote et ses discours sans queue ni tête, valait-il vraiment mieux que cet enfoiré d’Anderson ?
Non, c’était différent. Lui, au moins, ne prenait pas les gens pour des cons. Il les respectait, il leur offrait de l’espoir et ne forçait personne. Et son but n’avait jamais été de s’enrichir, mais d’aider sa mère à s’en sortir. Anderson, lui, plongeait ses victimes dans l’angoisse pour mieux les faire raquer.
« Et tu faisais quoi, avant ? demanda Microbe.
« Avant ? J’travaillais comme… expert en réincarnation, dit-il avec une grimace. »
Les yeux du jeune s’agrandirent d’admiration — il n’avait sans doute pas saisi le sarcasme. Microbe posa ses deux mains sur la table et approcha son visage du sien :
« Ah ouais ? murmura-t-il.
— Ouais. »
Pourquoi nier ? Cette info paraissait lui faire tellement plaisir… Qui était-il pour briser ses rêves ?
« Et ça consiste en quoi, exactement ?
— Bah… En gros, j’permettais aux gens de pouvoir se réincarner en c’qu’y voulaient. Avec des produits ou des services. Sinon, t’as juste pas le choix. »
Microbe buvait ses paroles comme celles d’un prophète, ce qui le poussait à en rajouter. C’était plus fort que lui :
« Bah ouais, t’imagine, finir en limace ? Personne veut ça.
— Carrément pas. »
Le regard de Microbe se perdit au loin. Gary en profita pour avaler une gorgée de lait.
« Moi ce que j’aimerais, c’est me réincarner en joueur de foot professionnel ! Quelque part en Europe. Ce serait top, ça ! Ouais, ça ce serait la classe… »
Gary ne put empêcher d’éclater de rire. Un vrai fou rire qui vient du cœur, ou peut-être de ses nerfs à vif, ou de la fatigue, qui sait ? Son hilarité lui valut quelques regards surpris des tablées voisines. Microbe se renfrogna, vexé. Gary s’en amusa :
« Parce que tu crois qu’t’as une chance ? Parce que tu crois qu’un seul d’entre nous, ici, a la moindre chance ? Aaah, tu me fais rire. Si tu savais… ! »
« Si votre âme est noire, sale, fatiguée ou usée, ses possibilités de réincarnation seront limitées. Elle ne trouvera de connexion en ce monde que dans les bas-fonds de l’humanité. Voire pire : dans le règne animal. »
Lorsque le slogan d’Éthernal s’invita dans son esprit, Gary réalisa à quel point il avait du mal à s’en défaire. Quelque part, il y croyait toujours un peu. Après tout, cette bande de voleurs n’avait pas tout inventé : on parlait de rédemption, de voyage des âmes et de purification depuis des milliers d’années. Il s’y cachait forcément un fond de vérité. Peut-être que toute cette discipline, toutes ces restrictions et bonnes actions n’avaient pas servi à rien. Quoique… En frappant son patron, il avait sans doute tout gâché. Combien de sourires et de BA pour rattraper ses fautes ? Une bonne dizaine de milliers, probablement.
Il approcha son pain garni de la bouche et s’aperçut qu’il sentait quelque chose, finalement. Une odeur qui lui fit froncer le nez. Il souleva la partie supérieure pour examiner le contenu : une tranche de fromage translucide posée sur un carré de jambon. Dégoûté, il ôta la viande du bout des doigts et referma le pain. Il le renifla, hésita, puis en détacha un morceau qu’il mâchouilla en grimaçant. S’il n’avait pas aussi faim, il aurait tout recraché.
Au moins, quand il était au trou, on ne lui servait pas de viande. Rien que l’odeur lui filait la nausée. Et son séjour ici n’avait rien arrangé : il ne pouvait se détacher de l’idée que ce carré de jambon avait peut-être abrité l’âme d’un être humain. Et ce n’était pas qu’Éthernal qui le disait, les moines bouddhistes aussi étaient végétariens.
Il surprit le regard intrigué de Microbe.
« Ben quoi ? C’est juste du jambon.
— Mange-le, s’tu veux. J’te le laisse… »
Pas besoin de lui dire deux fois, il l’engloutit en quelques secondes et enchaîna direct avec son porridge.
« T’es végé ?
— Mmh… Disons que j’aime pas ne pas savoir c’que je mange — ou plutôt, « qui » je mange. Et puis… c’est mauvais pour le Karma, ajouta-t-il en plaisantant à moitié. À c’qui parait. »
Il vit la pomme d’adam du pauvre Microbe jouer au yoyo dans sa gorge et ses yeux s’écarquiller d’horreur.
« Imagine, c’est ta grand-mère », insista Gary en se souvenant d’une vieille pub de curry. Mais tu fais comme tu veux, hein. C’est ta vie. Ou plutôt, ta prochaine vie. Ça m’concerne pas vraiment. »
Cette fois, c’est un haut le cœur qui agita le pauvre Microbe. Fini de jouer. Un peu plus et il vomissait sur la table, ce que Gary souhaitait éviter. Au moins, avec ça, il arrêterait de venir l’emmerder.
« Et toi, qu’est-ce t’a fait pour te retrouver là ?
— Traffic de drogue... Je faisais pousser de l’herbe chez moi et j’la vendais. »
Tiens donc. Ils avaient plus de points communs qu’il ne le pensait.
« J’suis passé par là aussi. Entre autres choses.
— Ah ?
— Ouais… Et puis j’ai essayé d’changer de vie. Devenir un gars bien, honnête et rangé. »
Gary éplucha sa mandarine.
« Et comme tu vois, ça n’a pas très bien marché. Tiens, Microbe…
— Enzo. »
Ah oui, c’est vrai…
« Enzo, j’vais t’apprendre un truc aujourd’hui : si t’es né avec un travers, tu l’garderas toute ta vie. Le passé, le naturel, si tu les chasses, ça finit toujours par t’rattraper. Et puis les gens n’oublient jamais. Alors Microbe, pas la peine de perdre ton temps. Une limace restera une limace toute sa vie… »
Le jeune grimaça et semblait attendre la suite. Il en oubliait même de manger.
« Le mieux qu’tu peux faire, c’est d’penser à ta prochaine vie. Anticiper. Te préparer. Te purifier. Pour pouvoir tout r’commencer, en mieux. Avec de vraies chances. C’est ça, la vraie justice du monde ! La possibilité, pour chacun, de pouvoir se racheter et devenir meilleur. Même si c’est pas dans cette vie… »
Un silence accueillit ses conclusions. Gary, lui-même, ne savait plus quoi ajouter. Il n’essayait même plus de taquiner ou d’effrayer le gamin. Il avait tout déballé comme ça, sans réfléchir, et sans réaliser qu’il venait d’exprimer ce qu’il avait au fond du cœur. C’est la sensation de légèreté qu’il ressentit ensuite qui l’aida à le comprendre.
« C’est qu’on a hérité d’un philosophe ! »
La voix, railleuse, provenait d’une table voisine. Quelques rires fusèrent autour du plaisantin. Gary se mit à ricaner, lui aussi. D’un rire jaune et sans joie.
« Pas philosophe. Juste désabusé, dit-il en se levant, son plateau vide dans les mains.
— Ça peut se régler vite, si tu veux, suggéra un détenu qu’il croisa au passage. »
Gary le toisa un instant et poursuivit son chemin. Tout le monde l’observait… Avait-il commis une erreur ? Allait-on lui faire payer ? La réponse ne se fit pas attendre : quelqu’un étendit le pied devant lui. Il trébucha et s’étala de tout son long sur le béton, son plateau vola et s’écrasa plus loin. Des cris scandalisés, encourageants ou moqueurs s’élevèrent dans le hall. Certains détenus s’étaient levés. L’un d’eux lui cracha dans la nuque.
« STOOOP ! À TERRE ! TOUT LE MONDE COUCHÉ ! À TERRE, J’AI DIT ! »
Les gardiens, postés tout autour, s’approchèrent pour rétablir le calme. Gary attendit qu’on leur ordonne de se relever pour faire de même, avant de se placer en ligne devant les portes du réfectoire. Une voix, dans son dos, lui arracha un frisson. Elle provenait d’une gardienne :
« Et toi, t’as pas intérêt à faire le malin longtemps. Si tu sais pas t’tenir, on t’ramène au trou. C’est aussi simple que ça. »
Lorsqu’ils furent ré-assignés en cellule pour être comptés, Microbe se pencha vers lui depuis la couchette du haut et murmura :
« Hey Morgan…
— Ouais ?
— Tu m’apprendras ?
— … de quoi tu parles ?
— Chht, fit le grand tatoué. »
Ils s’interrompirent lorsqu’un gardien passa devant leur porte close.
« À pouvoir choisir ma prochaine vie ?
— … Hein ? Tu veux… Ici ? »
Gary avait parlé un peu trop fort.
« SILENCE ! Vous voulez vraiment qu’on y passe la journée ? » beugla le gardien qui avait dû perdre le compte par leur faute.
Comme il ne voulait pas d’ennuis, Gary leva son pouce en guise d'assentiment puis chassa Microbe d’un geste de la main. Un sourire satisfait aux lèvres, celui-ci disparut de son champ de vision et se tut enfin.
Les deux heures suivantes étaient consacrées au travail. Gary fut assigné au ménage, ce qui lui convenait très bien : au moins, on lui fichait la paix. Au repas de midi, il se retrouva seul à sa table. Il engloutit son repas sans plaisir sous le regard pesant des gardiens. Le travail reprit ensuite, puis on leur accorda une heure de « récréation ». Malgré la laideur de la cour et la moiteur désagréable de l’atmosphère, Gary savoura l’air extérieur comme un assoiffé se désaltère enfin. Il s’éloigna de la masse et se trouva un coin tranquille pour s’adonner à quelques étirements – les mêmes que ceux qu’il faisait à la salle de sport.
« Pssst »
Gary étouffa un soupir et se retourna. Microbe… Encore lui. Cette fois, il était flanqué du grand tatoué – Santino ? – et d’un autre détenu, assez jeune, à qui il n’avait encore jamais parlé.
« Encore toi ? »
Ce garçon était pire que Joel. Il lui collait aux basques comme un nourrisson au sein de sa mère. Joel… Qu’était-il devenu, d’ailleurs ?
« ‘Parait que tu t’y connais en réincarnation, dit Santino, flanquant par terre ses réflexions.
— Ouais… C’était mon travail.
— Tu m’as dit que tu m’apprendrais, insista Enzo.
— Ah… C’est vrai. J’ai dit ça. »
Ses yeux roulèrent vers le ciel. Il reprit ses étirements.
« Et tes copains ?
— Pareil. On veut tous apprendre. »
Les deux autres gaillards hochèrent la tête. Ils avaient l’air sérieux. Gary abandonna l’idée de se dégourdir les jambes et réfléchit. Son discours de la pause dej’ semblait trouver écho parmi ses codétenus – bien malgré lui, d’ailleurs.
T’aurais mieux fait d’la fermer. Comme d’habitude, en fait.
Il joua un instant avec sa boucle d’oreille tout en les observant. Il devait répondre un truc. Décider. Maintenant. Refuser – pour avoir la paix – ou tirer parti de la situation ? Certains ici l’avaient déjà pris en grippe… Quelques alliés ne seraient pas de trop.
« Ok, c’est bon. Mais j’vous préviens, c’est difficile. Ça d’mande beaucoup d’efforts, et sur la durée. Vous êtes capables de ça ?
— Ça dépend, dit Santino. Parait qu’y faut pas manger d’viande… »
Gary rejeta l’argument d’un haussement d’épaules.
« Bah. On peut faire des compromis. Si tu compenses par autre chose…
— Dans ce cas, ok.
— Vas-y, explique-nous ! le pressa Enzo.
— Très bien. »
Gary jeta un œil aux gardiens. Évidemment, ceux-ci les surveillaient avec méfiance.
« Bon. Suivez mes mouvements. Faites genre, on s’entraîne ensemble. Pendant c’temps, j’vais vous expliquer les bases. »
Deux semaines plus tard, ils étaient une dizaine à s’entraîner dans cette même cour. Et le soir, on entendait les chuchotements de leurs séances de méditation. Des pétitions commencèrent à circuler pour réclamer l’augmentation de plats végétariens — du jamais vu dans cette prison, se plaignaient les gardiens. Gardiens qui se voyaient, de plus en plus souvent, adresser de jolis sourires, sans raison apparente. S’imaginant qu’on se moquait d’eux ou qu’il se tramait quelque chose, ils envoyèrent certains détenus au trou à titre d’exemple…
Et ces victimes, acclamées dès leur retour, devinrent les martyres d’une toute nouvelle communauté : celle des fidèles de Gary.
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