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tome 1, Chapitre 41 tome 1, Chapitre 41

Toulouse, dimanche 1er aout 2032

Sa nouvelle chambre était peuplée de petits bruits disparates qui, en s’amalgamant, formaient une étrange mélodie. Il percevait le souffle, tranquille et régulier, de la climatisation. Le froissement, à sa droite, d’un papier journal. Le pas des infirmières dans le couloir. Et les « biiip biiip » du moniteur cardiaque. Il avait mis du temps à s’habituer à ce dernier élément qui, au début, l’empêchait de s’endormir. Et puis peu à peu, ces petits sifflements répétitifs étaient devenus les triangles, hauts perchés, cristallins, de son orchestre privé.

Étendu sur son lit d’hôpital, un drap de mauvaise facture râpant contre la peau, nue et sèche, de ses bras, Théodore se laissait bercer par le concerto de son nouveau quotidien. Il aurait cédé au sommeil depuis longtemps si sa fille ne se trouvait à ses côtés. Il n’en distinguait que le sommet de sa crinière brune : le reste disparaissait derrière un journal ouvert dont elle parcourait les pages en diagonale.

« C’était où, déjà ? Je ne me souviens plus de la rubrique… »

Théodore pressa ses paupières l’une contre l’autre. Son crâne, enserré dans un bandage, l’élançait un peu. Il se sentait lourd… Engourdi et raide comme s’il s’était statufié à force de rester couché. Mais s’il mourait d’envie de sortir se balader, il doutait d’avoir la force de marcher, peut-être même de se lever.

Si la craniotomie s’était bien déroulée, il devrait rester plusieurs semaines – au moins – dans cette pièce aux murs blancs. Seule une partie de la tumeur avait été enlevée. Les chirurgiens n’avaient pu ôter le reste sans risquer d’affecter ses fonctions cérébrales. C’est, en tout cas, ce qu’il avait compris de leurs explications. Avait-il eu raison d’accepter l’opération ? Il le saurait bientôt, en fonction des résultats… Le simple fait d’imaginer ce moment – celui où ils viendraient les lui annoncer – le plongeait dans une terreur indicible. Heureusement que les médicaments l’aidaient à ne pas trop penser. Cette douce torpeur où ils le noyaient distrayait ses peurs. Aaaah, qu’il était fatigué…

« Je l’ai retrouvé ! » s’exclama Charlotte dans un grand froissement de papier.

Théodore sursauta ; il s’était assoupi. Ses yeux s’ouvrirent à demi et clignèrent plusieurs fois pour se réhabituer à la lumière. Un journal plié en quatre envahit son champ de vision. Le doigt de Charlotte lui indiquait l’un des articles. Il essaya de lire le titre… Impossible. Il voyait tout flou.

« Tu pourrais… »

Sa voix se brisa dans sa gorge. Il l’éclaircit puis recommença :

« Tu pourrais me le lire, s’il te plait ?

— Ah. Bien sûr, oui… Excuse-moi. Tu es prêt ? C’est un peu long.

— Vas-y.

— Quand un milliardaire joue à Cendrillon.

« Ce geste sera ma contribution aux recherches sur la réincarnation, car elles m’ont permis de dépasser mes peurs », a déclaré ce dimanche Stanley Zackery. À 67 ans, l’acteur et milliardaire se bat contre un cancer du poumon depuis 2 ans et n’en aurait plus que pour quelques mois à vivre. Sans femme ni enfant à qui léguer sa fortune, il aurait décidé de mourir avec panache afin de surprendre ses fans une dernière fois. De quelle façon ? En cédant son âme et sa fortune à la science.

— Stanley Zackery, murmura Théodore. C’est vrai qu’il a toujours eu des idées farfelues… Qu’est-ce qu’il a fait, cette fois ?

— Tu vas voir ! Je pense que tu vas adorer ça. Je continue :

« Son projet consiste à tirer au sort une quinzaine de jeunes femmes parmi un groupe de volontaires, âgées de 18 à 40 ans et enceinte de quelques semaines. Les heureuses élues seront invitées à le rejoindre dans une base située en Alaska. Tout comme la fameuse « expérience Cendrillon » dont il s’est inspiré, c’est dans ce lieu isolé de tout que l’acteur demandera à être endormi, puis débranché – autrement dit, euthanasié. Si l’une des candidates, à l’issue de sa grossesse, parvient à mettre au monde un enfant possédant le même code RB que l’acteur, le testament de Zackery précise que toute sa fortune lui reviendra, à elle et au petit. »

Les derniers mots de Charlotte semblaient lui parvenir de très loin, comme un écho. Il en avait saisi le sens, mais uniquement parce qu’il luttait pour rester concentré.

« Papa… Tout va bien ? J’ai lu trop vite, peut-être ?

— Ça va. Alors comme ça, il va… tirer au sort sa prochaine vie ? C’est…

— … complètement immoral ?

— J’allais dire passionnant. Si j’avais beaucoup d’argent, j’aurais fait pareil. »

Charlotte se mit à rire. Théodore se permit un sourire. S’il avait eu beaucoup d’argent, qu’aurait-il fait différemment ? Sans doute rien du tout… car ce qu’il souhaitait n’avait aucun prix – la vie et la santé éternelle. Mais il comprenait l’acteur et partageait son avis sur Rhapsody Blue et ses recherches : elles lui offraient, à lui aussi, un espoir auquel se raccrocher. La fin n’était peut-être qu’un début. Si seulement il pouvait gommer le « peut-être » de cette phrase… Alors il pourrait vraiment partir en paix.

« Ça ne m’étonne pas de toi, commenta Charlotte au sujet de l’expérience.

— Mais ta mère… Ça ne lui aurait pas plu du tout, je crois.

— Oh, tu crois ? Elle accepte d’en parler, maintenant.

— C’est vrai. Elle a bien changé pour ça… »

Ses yeux de Théodore se fermaient à nouveau. Une sorte de fourmillement s’emparait progressivement de son esprit. Suzanne… C’est pour elle qu’il était là. À quoi bon prolonger son agonie, si ce n’était pour elle ?

« Papa… Je vais te laisser te reposer », lui dit Charlotte en posant une main sur son front.

Comme au ralenti, il extirpa, lentement, sa propre main de sous les draps et la posa sur celle de sa fille. Il la pressa un moment, puis la laissa retomber sur le matelas.

Ses pensées s’embrouillaient. Sa fille avait disparu. Son angoisse et ses douleurs s’étaient envolées. Alors il se leva et s’aperçut qu’il pouvait, de nouveau, se mouvoir sans effort. Dans sa main, un fleuret d’escrime. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il faisait là ? Pas le temps de réfléchir, car devant lui se tenait son adversaire : un rat humanoïde – probablement échappé de l’« expérience Cendrillon » – et aussi grand que lui. L’animal savait parler ! Il le provoquait à coup d’insultes.

Théodore ne se laisserait pas démonter ; il répondit à ses invectives par quelques passes d’expert et parvint à le faire reculer. Bon débarras ! Les rats, il n’avait jamais aimé ça. Alors qu’il se croyait victorieux, l’animal saisit sa lame dans sa gueule et la brisa d’un coup. Le fleuret tomba à terre dans un bruit métallique. Théodore se figea, stupéfié. Quand il se pencha pour ramasser son arme, le rat se jeta sur lui, babines retroussées sur quatre incisives tranchantes.

Dans son lit, Théodore se mit à suffoquer. Il s’éveilla à demi pour entendre le « bip bip » de l'électrocardiogramme s’affoler. Sur son bras, la pression d’une main qui le secouait. À travers le brouillard, des éclats de voix. Et la porte qui s’ouvrait à la volée sur quelques blouses en panique.


Texte publié par Natsu, 29 juillet 2021 à 04h45
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