Tampa, vendredi 30 juillet.
À l’abri de son ordinateur, Angélica coula un regard en direction de Keitaro dont elle ne distinguait que le dos, quelques mètres plus loin. Il semblait concentré sur sa tâche. Pour sa part, elle avait lâché l’affaire depuis la fin de la pause déjeuner. Pourquoi se fatiguer ? Elle allait quitter ces bureaux dans quelques heures, pour ne plus jamais y revenir.
Tout avait une fin.
Elle commençait doucement à l’accepter. Elle avait tout essayé, tout donné dans l’espoir de retrouver Gabriel. Et à trop s’acharner, elle avait fini par se perdre, blesser son entourage et oublier le plus important. Heureusement, Salomé avait su le lui rappeler.
Ce jour-là, quand elle avait retrouvé sa fille dans le parc de la résidence… Keitaro avait-il réellement écouté leur échange ? D’après Catalina – qui était restée avec lui tout du long – il avait gardé son téléphone assez longtemps à l’oreille, mais la perception du temps d’une enfant de 5 ans n’était pas forcément la même que la sienne. Angélica n’avait jamais osé poser la question à son collègue ; il ne lui en avait jamais parlé. Il lui avait simplement annoncé sa démission le lendemain, en précisant qu’il songeait depuis longtemps à partir, mais Angélica ne pouvait s’empêcher d’y voir un lien.
Tout ça, c’était il y a deux semaines.
Quelque part, elle était soulagée de savoir qu’il s’en allait aussi. S’il était resté et qu’elle était rentrée pour respecter sa promesse à Salomé, elle se serait toujours demandé ce qui aurait pu se passer. Au moins maintenant, elle n’avait aucun regret : sans Keitaro, sa présence ici perdait tout son sens. Elle l’avait bien senti, pendant les quelques semaines de son hospitalisation : elle avait perdu tous ses moyens d’action et son travail était devenu inintéressant.
Une exclamation, trois tables plus loin, la tira de ses réflexions.
« Les résultats des tests d’Alaska ! On vient de les recevoir ! »
Dans une cacophonie de craquements de chaises et de cris d’enthousiasme, ses collègues se levèrent dans un même mouvement. Angélica s’approcha à son tour, malgré son peu d’intérêt pour l’expérience. Elle n’était pas la seule : Samuel le théologien traînait aussi des pieds et elle le comprenait : il avait lutté bec et ongles pour les empêcher d’avoir lieu…
Les fameux tests d’Alaska !
Après plusieurs dizaines d’heures de délibération, l’équipe avait finalement décidé de les mener à bien. Ils impliquaient de tuer des rats – âgés – dans un espace réduit, à proximité de femelles pleines. Puis d’attendre que les femelles mettent bas, pour scanner leurs rejetons et récupérer leur code RB. Ces tests visaient à mieux comprendre comment voyageait une âme d’un corps à l’autre. Et s’ils avaient lieu en Alaska, c’était pour éviter, autant que possible, la présence d’autres créatures aux alentours qui fausseraient l’expérience.
Un demi-cercle se forma autour de l’écran du zoologiste ; Keitaro vint se placer – en claudiquant – près d’Angélica et lui sourit comme si de rien n’était. Elle lui rendit la pareille, mal à l'aise. Difficile de savoir ce qui se passait dans sa tête. L'avait-il entendu, ou non ? Lui en voulait-il ou pas ? Pour dissiper sa gêne, elle prit les devants et demanda au spécialiste animalier :
« Alors, ça a marché ?
— En partie, seulement. Seul l’un des tests est revenu positif. L’autre a échoué. »
Quelques murmures excités parcoururent l’assemblée. Angélica feignit de se réjouir aussi, pour éviter qu'on ne la regarde de travers – la transmutation des âmes d’animaux ne l’avait jamais passionnée. Et elle détestait l’idée que Gabriel puisse s’être réincarné en autre chose qu’un humain.
« Un sur deux, c’est déjà extraordinaire ! s’agitait le statisticien, à sa gauche.
— Et l’autre expérience ? Les conditions étaient les mêmes, n’est-ce pas ? demanda Keitaro.
— Oui, strictement identiques, mais dans un autre labo. Cette fois, on n’a trouvé aucun jumeau parmi les embryons. »
Un silence déçu accueillit cette déclaration. Angélica prit peur :
« Pas de femmes dans leur équipe ?
— Si… Mais elles ont toutes passé un test de grossesse au préalable.
— Un test sanguin ?
— Oui, bien sûr ! Ce ne serait pas assez fiable, sinon… »
Ouf… Quelle horreur ce serait, pour une femme, de savoir que son bébé avait hérité de l’âme d’un rat… qu’elle venait de contribuer à tuer ! Heureusement pour celles qui participaient à l’expérience, cette possibilité avait été écartée.
« Après, reprit le biologiste, même si les labo sont isolés de tout, c’est difficile de s’assurer qu’il n’y a pas un insecte qui traîne quelque part.
— Ce serait quand même bizarre qu’une âme de rat choisisse la première araignée qui passe, plutôt qu’un embryon de la même espèce.
— Peut-être qu’elle n’a pas trouvé chaussure à son pied parmi les embryons de rat disponibles ? »
Une salve de rire secoua le statisticien, dont l’épaule frôlait Angélica. Elle s’écarta de quelques centimètres.
L’expérience fut bientôt rebaptisée « Cendrillon » en mémoire de cette bonne blague. Et c’est ainsi que s’acheva la dernière journée d’Angélica à Rhapsody Blue, après un rapide pot de départ.
Sur la fenêtre du bus, quelques gouttes éparses venaient s’écraser. Angélica suivait des yeux les sillons qu’elles traçaient, tremblotantes et incertaines, miroitant sous les phares qui perçaient la nuit. Derrière les vitres, on distinguait encore les 42 étages du siège de l’Agence. Plus pour longtemps, car le véhicule venait de se mettre en branle.
« Vous savez quoi ? Je crois que je suis contente de quitter cet endroit. »
À ses côtés, Keitaro. Leur dernier trajet en commun.
« Je n’aime pas du tout la direction que prennent les recherches, expliqua-t-elle. Je ne m’y retrouve plus. »
Il hocha la tête d'un air compréhensif.
« Je comprends. Et je suis un peu d’accord... L’ambiance a beaucoup changé. »
Silence. Bruit de moteur. De porte coulissante. De gouttes qui frappent les vitres.
« Vous allez manquer à Catalina ».
Façon détournée de dire qu’il allait lui manquer, à elle aussi. Hélas, Keitaro ne comprenait que le premier degré.
« Vous me manquerez aussi. »
Angélica lui jeta un regard surpris. Avait-il compris le sous-entendu ? Ou peut-être que dans ce « vous », il incluait sa famille entière ? Elle, non plus, ne serait jamais certaine de ce qu’il signifiait. Et ça n’avait plus aucune importance.
« Angélica, je… J’ai quelque chose pour vous.
— Ah ?
— Un cadeau d’adieu… »
Oh non… Et moi je n’ai rien pour lui ! J’aurais dû y penser… Après tout ce qu’il a fait pour moi. Après tout ce qu’il a subi à cause de moi…
Il fouillait à présent dans sa mallette vernie. Angélica aurait voulu disparaître sous son siège. Mais tout n’était pas perdu, elle pouvait encore se rattraper ; il lui restait encore un peu de temps avant qu’ils ne s’envolent pour leurs pays respectifs.
« Dites, avant de vous l’offrir, j’ai une question pour vous.
— Oui ?
— Votre ex-mari, Gabriel… »
Elle tressaillit à ce nom. C’était la première fois qu’elle l’entendait dans sa bouche.
« Où était-il en mai 2027 ? Il était bien en voyage à l’international ?
— Mai 2027… Ah ! Oui. Il avait une conférence à Taïwan. »
Elle s’en souvenait car elle aurait vraiment aimé l’y accompagner. Mais comme elle était enceinte de Catalina et dans les derniers mois de sa grossesse, ils avaient choisi de ne prendre aucun risque. Et puis d’ailleurs, pourquoi cette question ?
Quelque chose, au creux de son ventre, sembla se réveiller. Un espoir, qu’elle pensait éteint.
« Comment vous savez ça ?
— Vous le cherchiez, non ? Gabriel… »
Son cœur bondit à nouveau, comme la première fois qu’il avait prononcé son nom. Sa respiration resta bloquée dans sa poitrine. Ses yeux s’écarquillèrent. Qu’était-il en train de se passer ? Keitaro était-il en train de lui dire qu’il l’avait trouvé, alors qu’elle ne lui avait jamais demandé ? Alors qu’elle s’était comportée avec lui comme la pire des collègues ?
Mais non, idiote… Comment aurait-il pu ? Il n’a accès qu’à la base de données des Etats-Unis et celle du Japon.
« Je le cherchais, c’est vrai… Mais il n’est enregistré qu’en Uruguay. On ne peut donc pas accéder à son code…
— Vous êtes bien sûre ? »
Certaine, voulut-elle répondre. Elle avait retourné le problème dans sa tête pendant des mois ! S’il existait un moyen de le retrouver, elle y aurait songé. Sa seule chance s’était évanouie avec la fermeture de la plateforme de volontaires qui, elle seule – grâce à un accord entre pays membres – leur permettait de repérer des jumeaux RB qui ne soient ni américains ni japonais.
Un doute subsistait, néanmoins. Car elle connaissant Keitaro et ce dont il était capable.
« Oui… Enfin, je crois. Pourquoi son voyage à Taïwan changerait quelque chose ? Ce n’est pas un pays membre du système Rhapsody Blue. Ils ne scannent personne. »
Keitaro sourit. Angélica déglutit pour se débarrasser de la boule apparue dans sa gorge. Elle n’était plus sûre de rien. Jouait-il avec elle ? Allait-il vraiment lui annoncer ce qu’elle mourrait d’envie d’entendre ? Elle voulait y croire… et refusait en même temps de se laisser aller par crainte d’être déçue. Mais son corps n’obéissait plus à sa raison. La petite flamme, qui s’était rallumée quelque part derrière son nombril, se mit à briller plus fort encore. Si ce n’était qu’un jeu, il était bien cruel. Et en même temps, elle s'était montrée si affreuse avec lui qu'elle lui reconnaissait le droit de s'amuser avec ses nerfs.
Son collègue se pencha à son oreille et, pour éviter d’être entendu par les autres passagers, murmura :
« Taïwan, non. Mais le Japon, oui. Gabriel Muñoz y a fait une courte escale avant de se rendre à Taïpei. Rhapsody Blue venait tout juste d’y être mis en place. Son nom figure dans la base de données japonaise. »
La flamme devint brasier. Petit soleil interne et impatient, Angélica n’arrivait plus à le calmer ni à taire. Son cerveau, lui, continuait à lutter :
« Mais s’il existait un jumeau, la plateforme de volontaires…
— … s’adresse à des volontaires. Tous les parents n’ont pas forcément envie d’y entrer le nom de leurs enfants. »
Il avait raison. Le site dépendait uniquement de la bonne volonté et de la curiosité des gens. Et de toute façon, il n’existait plus depuis des mois : des milliers d’enfants avaient pu être enregistrés pendant cette période. Mais alors, peut-être… ?
Keitaro sortit de son sac une pochette en plastique noir, opaque. Il la lui tendit en souriant de plus belle. Angélica l’accepta d’une main sans force. Un feu de joie dansait dans son sein. Et dans ses yeux, quelques larmes suspendues attendaient son accord pour déborder.
« Je l’ai retrouvé. »
Sa main se porta à sa bouche, barrage au torrent d’émotions qui menaçait d’en jaillir. Ses joues, à l’image des vitres du bus, se couvrirent de sillons humides. Un gémissement incontrôlé s’échappa de sa gorge.
« Bon, je n’ai pas fait ça tout seul. Varun m’a aidé un peu… Dès qu’il m’a annoncé qu’il souhaitait démissionner, je lui en ai parlé. Il a proposé lui-même d’aller mener l’enquête sur place. Je sais qu’il vous appréciait. En tout cas… C’est pour vous. Faites-en ce qui vous semble bon. »
Les lèvres tremblantes d'émotion, Angélica ôta les élastiques du dossier avec la même délicatesse, la même lenteur que si elle s’apprêtait à toucher le Graal. Tout ceci était réel. Toutes ces pages imprimées dont elle entrevoyait les coins… Elles existaient, comme un rêve devenu vrai. Une frayeur soudaine immobilisa ses doigts. Un courant glacé parcourut sa colonne vertébrale.
Et s'il n'était pas humain ?
Elle tourna un regard de détresse vers son collègue. Quelle superbe vengeance ce serait, de lui dévoiler un Gabriel devenu rat... ou n'importe quel autre animal, avec qui elle ne pourrait jamais communiquer. Et qu'elle verrait mourir à nouveau, car elle lui survivrait sans doute.
Sous sa peau, le froid combattait son espoir devenu fièvre. S'agissait-il d'un cadeau empoisonné ?
Non, impossible. Keitaro ne ferait jamais ça. Elle le connaissait suffisamment pour le savoir et n'aurait jamais du en douter. Elle le voyait, dans ses yeux, qu'il se réjouissait pour elle.
Tout le monde n'est pas comme toi... Prends-en de la graine.
Elle décida de lui accorder sa confiance. C'était son cadeau à elle, le meilleur qu'elle pourrait lui offrir. Elle referma le dossier sans regarder à l'intérieur. Ce moment de découverte, elle le garderait pour plus tard, dans l'intimité de sa chambre, là où elle pourrait laisser exploser sa joie sans gêner les passagers. Elle replaça les élastiques et se retourna vers son collègue, un sourire ému accroché aux lèvres.
« Merci… »
Le mot semblait si faible en comparaison de la valeur du présent... Frustrée de ne pas en trouver de meilleur pour exprimer sa reconnaissance, elle étendit ses bras autour du cou de son collègue et le serra contre elle. Le fameux hug à l’américaine ; il ne pourrait ni lui en vouloir ni la rejeter, car il avait fait la même chose ce soir-là, dans le couloir de leur résidence.
Ses larmes assombrirent une petite zone sur la veste de son costume, à l’endroit où elle avait enfoui sa tête. Il ne chercha pas à la repousser, même s’il parut mal à l’aise.
« Merci beaucoup… »
Enfin, il la prit par les épaules et l’éloigna juste assez pour lui dire à l’oreille :
« Par contre… S’il vous plait, n’en parlez à personne d’autre. Je n’avais pas le droit de faire ça. Encore moins avec les nouvelles normes. »
Elle hocha la tête avec vigueur. Elle promit. Il lui sourit et relâcha ses épaules. Elle essuya son visage de ses deux mains avant de glisser le dossier dans son sac.
C’est là qu’elle perçut le nom de la prochaine station, communiquée par l’annonceur automatique. Un nom qui ne lui était pas familier. Elle se redressa et jeta un regard paniqué à son voisin :
« Où sommes-nous ? Che ! On a raté notre arrêt… »
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