Toulouse, dimanche 8 mai 2033
« Pioup… Piouuuup… Pioup. Pioup. Piouuuup… »
Depuis son canapé, Théodore se cramponnait au petit appareil en plastique noir. L’objet glissait parfois sous ses doigts humides de transpiration. Son front, tout plissé de concentration, laissait penser à un accordéon pressé au maximum. Quant à sa posture, elle rappelait celle d’un chien de chasse en position d’alerte ; buste projeté vers l’avant, muscles raidis, regard fixe. Seules ses pupilles se mouvaient, ainsi que ses mains qui s’agitaient sur les boutons.
Sa proie, un tigre gigantesque aux reflets bleus, le narguait sans relâche. Son allonge démesurée rendait toute approche difficile, car elle en profitait pour le labourer de ses griffes. L’art de l’esquive échappait encore à Théodore ; il manquait d’entraînement. Un nouveau coup de patte de la créature l’envoya à terre. Sa barre de vie clignotait déjà, c’était bientôt la fin. Trois fois qu’il se mesurait à elle, sous différentes formes. Un jour, il réussirait… Si Léonie le lui permettait.
Théodore lança une dernière attaque désespérée. Pour l’honneur. Il n’allait quand même pas se laisser déchiqueter sans riposter ! Le coup de grâce tomba. L’aigle royal chuta aux pieds du félin, vaincu. Sapristi ! Il avait encore perdu. Mais cela faisait partie du jeu… Le cycle de la vie, tout ça.
Il soupira en lâchant la manette sur ses genoux. Devant ses yeux défilait la cinématique de mort. L’aigle ne s’était pas révélé très efficace… Laquelle de ses formes devrait-il choisir ensuite ? Laquelle permettrait de venir à bout de ce nouvel ennemi ?
« Mais enfin, qu’est-ce que tu trafiques ? C’est quoi ce boucan ?
— Oh ma Suzon ! Tu es rentrée. Je ne t’avais pas entendue… Veux-tu que je baisse le son ? »
Pas de réponse. Il se tourna à demi et croisa son regard. Elle se tenait à l’angle du canapé, sourcils froncés, mains sur les hanches. Théodore connaissait cette posture qui ne pouvait signifier que trois choses : soupçon, méfiance, ou réprimandes sous-jacentes. Et si, cette fois, elle les exprimait toutes à la fois ? Ce n’aurait rien d’étonnant, vu la manière dont il s'était comporté avec elle ces dernières semaines. De son côté, Suzanne ne lui rendait pas la tâche facile, à camper sur ses positions. Si seulement elle acceptait de s’ouvrir un peu, tout se passerait tellement mieux…
Les yeux de Suzanne se tournèrent vers l’écran, puis s’y attardèrent. L’aigle avait laissé place à un enfant humain, armé d’un simple bâton : l’avatar par défaut de chaque début de partie. Intelligent, agile, mais peu puissant.
« Tu… veux essayer? proposa-t-il en indiquant la deuxième manette sur la table. C’est possible, à deux.
— Depuis quand tu aimes les jeux vidéo ?
— Je jouais un peu, quand j’étais étudiant. Après, je n’y ai plus trop touché.
— Tu t’es acheté ce truc ?
— Mais non, voyons… C’est Léonie qui l’a ramené mercredi pour qu’on s'amuse ensemble. Et puis elle l’a oublié. Elle le récupère la semaine prochaine.
— Oh. »
Sur l’écran de télé, le petit humain traçait des cercles dans la terre avec ses doigts de pieds nus. Il devait s’impatienter, tout seul dans son coin de forêt… Pris de pitié, Théodore se pencha en gémissant, attrapa la deuxième manette et la tendit à sa femme. Elle posa ses yeux dessus. Puis sur Théodore. Puis sur l’objet. Avec la réticence d’un aimant que l’on écarte d’une surface métallique, une de ses mains se détacha de sa hanche pour saisir l’appareil. Elle contourna la table basse pour s’asseoir à côté de lui, sans un mot.
« Comment ça marche ? » demanda-t-elle enfin, d’une voix mal assurée.
Théodore haussa les sourcils, surpris de la voir accepter. Il faillit lui dire qu’elle tenait sa manette à l’envers, mais se retint, préférant sourire à la place. Sa maladresse était touchante ; pour une fois qu’elle rentrait dans son monde… Hélas, il ne comptait pas l’épargner pour autant. Cette occasion était trop belle pour la laisser filer ! Aucune trêve, aucun répit : il ne renoncerait que lorsque Suzanne aurait rendu les armes. Il fallait qu’elle comprenne : tout ça, c’était pour son bien. Pourquoi s’acharner sur elle, sinon ? Il n’était pas du genre à aimer blesser autrui, son épouse encore moins que les autres.
Première étape stratégique : démarrer une nouvelle partie en mode multijoueur. Il pressa quelques boutons pour revenir au menu et choisir la bonne option.
« Je vais te montrer. »
Sur l’écran se tenaient maintenant deux petits humains. Une fillette et le même garçonnet que tout à l’heure. Chacun possédait un bâton de combat.
« Ça c’est toi, à droite. Le but, c’est de progresser vers une sorte de monde idéal. Pour y arriver, il faut traverser plusieurs zones hostiles. Un peu comme des épreuves qui vérifient si tu mérites de gagner, tu vois ? Et plus tu avances dans le jeu, plus tu deviens fort. Ça va, jusque-là ?
— Oui… Mais tu sais, je suis nulle à ça. Je ne veux pas te faire perdre ton temps…
— Mais on s’en fiche ! Allez, essaie. Tu vas voir, c’est amusant. »
Le couple d’enfants progressa dans la jungle épaisse contenue dans l’écran télé. Théodore indiqua à sa femme les commandes pour sauter ou manier son arme. Elle semblait nerveuse, mais ne se débrouillait pas si mal. En fait, elle l’impressionnait.
« Oh non, qu’est-ce que c’est ?
— Le premier combat… Fais attention ! C’est un écureuil…
— Boh ça n’a pas l’air bien méchant.
— Que tu crois. Celui-ci est très sournois. Il m’a déjà tué une fois.
— On est obligé de l'attaquer ?
— Ce n’est pas un vrai animal… C’est un esprit magique. Une épreuve pour ton personnage. Il est juste là pour nous tester. Tu as déjà vu un écureuil vert à ailes, toi ?
— Non.
— Bon, alors, tu vois ! Allez, c’est parti. »
Ils s’engagèrent dans la lutte. Suzanne se prit au jeu en appuyant au hasard sur ses boutons, ce qui se révélait, au final, plus efficace que ses pauvres stratégies à lui. Il fit la moue et lui lançait des œillades, frustré et fier en même temps.
Bien, mettons les pieds dans le plat.
« Si on arrive à le vaincre, on pourra ensuite… emprunter sa forme, glissa-t-il entre deux manœuvres. Il s’ajoutera à notre liste de réincarnations possibles… Ce qui veut dire qu’on pourra le choisir la prochaine fois qu’on meurt ! Tu verras, dans certains cas, un corps d’écureuil vaudra mieux que celui d’un enfant. Mais pas contre le tigre… J’ai déjà essayé. »
Suzanne l’écoutait à peine, concentrée sur le combat. Prétextant avoir reçu trop de dégâts, il écarta son personnage – à la fois pour lui permettre de s’amuser et pour mieux observer ses réactions. Allons bon, elle ne percutait toujours pas… Qu’avait-il raté ? Message trop subtil ? Pas assez clair ? Pas assez rentre-dedans ? Parfait, il en rajouterait une couche, puisqu’il le fallait :
« Si ça se trouve, c’est pareil en vrai. Si tu surmontes avec courage tous les embêtements de ta vie actuelle, tu gagnes le droit de choisir la forme que tu auras dans la prochaine… Et sinon, tu récupères un corps au hasard, à tes risques et périls. Au final, c’est pas si différent du christianisme. Si t’es un bon chrétien, tu… »
Les mains de Suzanne se figèrent sur la manette, ses yeux s’agrandirent, fixant un point au-delà de la télé. Théodore s’interrompit, déglutit et cessa de jouer. Calme avant la tempête ou soudaine illumination ? Si seulement elle pouvait comprendre ! Accepter… Alors, ils pourraient arrêter de se battre.
À l’écran, l’écureuil n’avait pas dû saisir le concept. Sa silhouette ailée se projeta vers la tête de la fillette, toutes griffes dehors.
Avait-il encore manqué de finesse ? Cette fois, il avait pourtant pris les croyances de Suzanne en considération, plutôt que de les nier, comme souvent. Il avait tenté de faire un parallèle… De rentrer dans son monde, lui aussi. D’amener le sujet en douceur, sans jugement ni mépris, au milieu d'une discussion anodine. Soit ça passait, soit ça cassait. Dans le premier cas, il sablerait le champagne. Dans l’autre, il ne donnait pas cher de sa peau.
Sa femme se tourna vers lui ; son regard noir lui ôta tout espoir.
« Oh Théodore…
— Ben quoi ?
— Pourquoi tu gâches tout, comme ça ? »
L’avatar de Suzanne gisait à terre, K.-O.. L’écureuil avait bondi sur le sien et l'achevait sans pitié, profitant de son inaction. Sa barre de vie se réduisait peu à peu.
« Gâcher ? Mais gâcher quoi ? Je ne gâche rien du tout, voyons. C’est toi qui t’obstines et refuses d’en discuter. Il serait peut-être temps d’accepter la réalité, non ? Rhapsody Blue n’est plus la seule institution à avoir démontré le phénomène. D’autres scientifiques ont reproduit l’expérience et sont arrivés aux mêmes conclusions ! Et puis, tu y penses à Loli ?
— Loli ? Mais de quoi tu parles ?
— Mais tu sais ! La fameuse vache qui possède le Rhapso-code d’un homme décédé. Lorence, un Australien, je crois. Tu n’as pas suivi ça, non plus ? Mais sur quelle planète tu vis, Suzanne ?
— Pfff, j'en ai assez de ces bêtises...
— Mais enfin, ouvre les yeux ! Tout ça est réel ! Qu’est-ce qu’il te faut pour comprendre ? Plus de preuves ? C’est pourtant pas ce qui manque.
— Théodore, ça suffit ! Pourquoi tu insistes comme ça ? Qu’est-ce que ça peut bien te faire, ce que je crois ou pas ?
— Ça… Je… »
Je ne peux pas te le dire… Pas encore.
« Ça me tue, de te voir te voiler la face comme ça ! Voilà pourquoi. Ça me rend triste. Et ça m’énerve que tu nies et que tu tournes en dérision ce que moi, je crois. »
Elle le dévisagea un instant, les lèvres tremblantes et le coin des yeux humides de larmes. La gorge de Théodore se noua d’angoisse, son front se plissa sous le poids du remords. Il s’était laissé emporter… Il l’avait blessée, encore. Pourquoi était-ce si difficile ? Il tendit une main vers elle dans une tentative d’apaisement. Elle l’ignora.
« BAM » fit la manette qu’elle projeta sur la table et qui glissa jusqu’à retomber sur le tapis.
En quelques secondes, elle avait disparu dans le couloir. Et quand sa porte de chambre claqua, tous les murs de la maison tremblèrent sous le choc.
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