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tome 1, Chapitre 24 tome 1, Chapitre 24

Toulouse, mercredi 9 mars 2033

La guerre était déclarée. Les hostilités ouvertes.

Coups bas, échauffourées, lavage de cerveau, retournement d’alliances, il fallait se préparer à tout…

Un couteau à la main, une éponge dans l’autre, Théodore ruminait sa défaite en frottant avec énergie la vaisselle du repas de midi. Il avait perdu la première bataille, mais l’heure de la revanche approchait. Il avait un plan, sournois et retors à souhait, qu’il comptait exécuter pas plus tard qu’aujourd’hui. Il avait beau ressembler à un grand blessé avec sa cicatrice au front, sa détermination restait intacte. Il vaincrait, quoi qu’il lui en coûte.

Pour sa défense, c’était Suzanne qui avait lancé les hostilités, mercredi soir dernier, lorsque leur fils Antoine était venu récupérer les petits.

« Dis Antoine, pourquoi tu n’emmènerais pas Raphaël se faire enregistrer ? » lui avait demandé Théodore, d’une voix suffisamment basse pour ne pas alerter sa femme occupée à cuisiner.

— Charlotte me harcèle avec ça, déjà… Mais tu sais, il n’a que quatre ans. »

À force d’arguments, Théodore l’avait senti sur le point de céder. Il y était presque ! Encore un tout petit effort de persuasion… et puis Suzanne s’en était mêlée, flanquant tout par terre. Antoine avait rapidement compris que le sujet était conflictuel et avait refusé d’en reparler. Raphaël n’irait passer son premier Rhapso-scan qu’à ses six ans, l’âge obligatoire en France. Point barre. Bonne soirée. Claquement de porte.

Théodore serra les dents et tordit le cou à l’éponge pour éliminer l’excès d’eau.

Pour des raisons qui n’appartenaient qu’à lui, la réincarnation était devenue son combat. Le sujet sur lequel il ne flancherait pas, tant il lui tenait à cœur. Et dans cette lutte, il disposait, sur son épouse, d’un avantage non négligeable : il suivait l’actualité, en plus de communiquer avec Charlotte sur les progrès de son équipe. Suzanne présentait aussi une faille qu’il comptait bien exploiter : avec la reprise de ses activités de bénévolat, elle recommençait à s’absenter régulièrement – elle avait tout arrêté à la chute de Théodore, le mois dernier.

Un tintement de clefs lui indiqua qu’elle s’apprêtait à partir. Il éteignit l’eau du robinet le temps de lui dire au revoir.

« Tu fais attention à toi ? lui dit-elle, depuis le seuil de la cuisine.

— Oui, ma Suzon… À ce soir ! »

Il ralluma l’eau pour finir la vaisselle, mais n’entendit pas Suzanne s’éloigner. Son dos le picotait comme si une paire d’yeux l’observait intensément. Il se retourna et la vit danser d’un pied sur l’autre, l’air soucieux. Allons bon… Robinet refermé, éponge rangée, il se tourna vers elle.

« J’hésite à y aller. Je ne devrais pas te laisser seul aussi vite… Surtout avec les petits. Tu sais ? Je vais téléphoner à la boutique pour annuler. Ce n’est pas raisonnable… »

Depuis sa chute, c’était le premier mercredi qu’il se verrait de nouveau confier ses petits-enfants. Les semaines précédentes, Suzanne avait renoncé à ses activités pour l’assister dans cette tâche.

« Mais non, mais non. Tout ira bien… Je te l’ai dit cent fois, j’ai juste trébuché sur mon ourlet de pantalon, en voulant décrocher ton téléphone.

— Ça t’a quand même coûté quelques points de suture.

— Ça va mieux maintenant. Et tu as recousu mon ourlet… Tu n’oublies pas ton téléphone, cette fois ?

— Il est dans ma poche.

— Parfait. À ce soir, alors !

— Tu es sûr que ça ira ? Si tu as le moindre problème, tu m’appelles. D’accord ?

— Mais oui, mais oui. Tu es partie lundi et ça s’est bien passé, non ? Et depuis l’accident, je suis déjà sorti à la boulangerie et la bibliothèque tout seul, pas vrai ?

— Mmh.

— Allez, va ! Ne t’inquiète pas.

— Bon. À ce soir, alors. Pas de bêtise, hein ? »

Théodore fit non de la tête, mains derrière le dos. Doigts croisés.

Suzanne partit enfin.

✲°˖✧*✧˖°✲

14 heures.

Juliette, sa belle-fille, passa en coup de vent pour déposer les enfants. Elle semblait anxieuse, mais n’avait pas le temps de s’attarder – et c’était tant mieux. Théodore allait pouvoir exécuter son plan, comme prévu.

« À ce soir, maman ! lui lança Léonie, alors que sa mère retournait à sa voiture.

— À ce soir, les chéris ! Merci, Théodore.

— Pas de quoi. »

Il referma la porte, la verrouilla et sourit à lui-même. Place à l’action !

« Rapha, ça te dirait, un dessin animé ? Léonie et moi, on a du travail…

— Oui papi ! S’il te plaît.

— Du travail ? Mais j’ai déjà fini mes devoirs !

— Pas ce genre de travail… Attends, j’installe ton frère et je te montre. »

Une fois le plus jeune scotché à l’écran, Théodore invita Léonie à s’asseoir avec lui devant l’ordinateur du salon – un vieux portable qui lui servait pour ses recherches internet et pour communiquer avec sa fille, Charlotte.

« On va vraiment travailler ? demanda Léonie, avec une grimace.

— Mais non, enfin… Tu connais mal ton grand-père. »

Elle haussa les sourcils, intriguée. Il se pencha vers son oreille en plaçant sa main comme s’il voulait lui confier un secret :

« J’ai découvert quelque chose de super intéressant, murmura-t-il. C’est à propos de Rhapsody Blue. »

Les yeux de la petite s’illuminèrent. Elle se tourna vers son frère, devant la télé, avant de susurrer en retour :

« Ah c’est vrai ? C’est quoi ?

— Tu me disais, expliqua Théodore en reprenant une voix normale, que tu étais déçue par ton premier Rhapso-scan. C'est ça ?

— Oui. J’aurais aimé avoir un jumeau de même code secret, moi aussi. Mais mamie, elle dit que c’est n’importe quoi…

— Mamie… En fait elle a raison, d’une certaine façon. »

Le système Rhapsody Blue s’était implanté depuis trop peu de temps en France. Léonie était déjà née lors des premiers enregistrements : aucune chance que son code n’entre en collision avec un autre dans la base de données française. Ce n’était sans doute pas ce qu’avait signifié Suzanne, qui n’y comprenait pas grand-chose, mais enfin…

« Mais c’est vrai que ça existe la réincarnation. Pas vrai, papi ?

— Oui. Et tu sais quoi ? Il y a maintenant un moyen de vérifier si tu possèdes un jumeau de code ailleurs qu'en France.

— Ah c’est vrai ? s’exclama Léonie.

— Chuuuut… Si ton frère l'apprend, il va encore aller rapporter.

— Ouais, t’as raison… Alors, comment on fait ? Je veux savoir ! J’aimerais trop connaître ma vie d’avant.

— Ne sois pas trop gourmande, Léonie. Pour l’instant, on peut seulement vérifier si tu en as un, ou pas. Et dans quel pays.

— Ah bon…

— Ca t’intéresse quand même ?

— Oui ! Même si c’est moins bien.

— Tiens, regarde… C’est un site internet qui s’appelle “Find your Rhapso-tween”.

— Ça veut dire quoi ?

— Ça veut dire “Trouve ton jumeau de Rhapso-code”.

— Ouiiii ! Papi, on le fait ! On le fait ! Comment ça marche ?

— Chuuuut ! Calme-toi un peu. Tu vas rameuter ton frère.

— Pardon. »

Théodore avait déjà pris le temps d’explorer cette fameuse plateforme de volontaires, lancée par Charlotte et son équipe quelques jours plus tôt. Lundi, alors qu’il patientait dans la salle d’attente de la clinique, il avait testé sur son téléphone avec son propre nom. Il savait bien qu’il ne trouverait aucun résultat. Pour retrouver une personne décédée ayant possédé le même code que lui, il aurait fallu que Rhapsody Blue existe avant sa naissance, en 1955. Au moins, maintenant, il avait une bonne idée de la façon dont le site fonctionnait.

« Tu vas voir, c’est très simple, dit-il à sa petite fille. D’abord, on doit écrire son prénom et son nom. Tu veux le faire ?

— Ok.

— Ensuite, tu tapes ta date de naissance, ici. Ta nationalité. Et le pays dans lequel ton Rhapso-code est enregistré, donc la France.

— Voilà. Et après ?

— Après, il faut préciser une adresse e-mail. Je vais écrire la mienne, attends. »

Théodore reprit le clavier pour compléter le dernier champ à remplir. Pendant ce temps, Léonie s’intéressa à la zone de texte juste en dessous, qu’elle lut à haute voix :

« Cochez la case si vous acceptez, en cas de résultat positif, d’être contacté par Rhapsody Blue USA pour participer aux recherches, en échange de précisions mineures sur l’identité de votre Rhapso-jumeau. On doit cocher, dis, papi ?

— Euh… Non, c’est pas la peine. Tes parents refuseraient qu’on t’emmène aux États-Unis, de toute façon. Sans parler de ta grand-mère…

— Ah d’accord. C’est dommage… »

S’ils trouvaient, quelque part dans le monde, un profil ayant possédé – de son vivant – le même code que Léonie, Théodore avait bon espoir que Charlotte leur obtiendrait ces informations, d’une façon ou d’une autre. Pour sa propre nièce, elle disposait sans doute de passe-droits. Et sinon, quel intérêt de bosser pour eux ?

« Enfin, il faut envoyer ta carte d’identité pour prouver que c’est bien toi. Attends, je crois que je l’ai sur l’ordinateur… »

Quelques instants plus tard, ils pressaient le bouton de validation. Une barre de progression s’afficha à l’écran.

« Ça cherche un jumeau ? Dans le monde entier ?

— Non, seulement dans les pays qui utilisent le système Rhapsody Blue. »

Théodore et sa petite fille retinrent leur souffle, les yeux rivés sur le rectangle vert fluo qui s’étirait peu à peu vers la droite à une allure d’escargot.

« Allez alleeeez ! Preeesque !

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Rapha depuis le canapé.

— Du travail ! répondit Léonie du tac au tac en se tournant vers lui. Regarde ton dessin animé.

— Ça y eeeest ! Léonie ! »

Sa petite fille reporta son attention sur l’écran et prit une grande inspiration.

« Ah. Désolé… »

Les épaules de Léonie s’affaissèrent d’un coup. Théodore fit la moue. Lui aussi a avait espéré un résultat positif… Charlotte lui avait suggéré d’essayer – sans la carte d’identité de Léonie, elle ne pouvait rien faire. Par curiosité et volonté de s’impliquer dans l’avancement des recherches, il avait accepté. Charlotte ne s’était sans doute pas imaginé que son père s’exécuterait sans l’autorisation d’Antoine et de sa femme. Mais après tout… qu’est-ce que ça changeait pour eux ? Ce n’est pas comme s’il avait exposé sa petite fille aux Rhapso-scanners qui effrayaient tant l’opinion – de façon totalement irrationnelle, d’ailleurs. Non… Il avait juste tapé son nom et sa date de naissance sur un site officiel et sécurisé.

À vrai dire, son plan génial dépassait largement les quelques miettes d’information qu’ils auraient pu recevoir à travers cette plateforme. Le but de cette manœuvre résidait ailleurs et ne dépendait pas uniquement de lui.

« Alors j’ai pas de jumeau, papi ?

— On ne sait pas. Peut-être que si, mais qu’il n’a jamais été enregistré ? Ou qu’il habitait – quand il était encore vivant – dans un pays qui n’utilisait pas le système Rhapsody Blue ?

— Mmh…

— Oooh ma choupette… Fais pas cette tête !

— J’avais vraiment envie de savoir…

— Dis-toi qu’on n’aurait pas appris grand-chose, de toute façon… Juste l'endroit où se trouvait ton ancien toi.

— Oui, mais quand même… »

Théodore lui jeta un regard navré. Puis il eut une idée :

« Pour te consoler, je vais te confier un autre secret, murmura-t-il, mais tu ne dois en parler à personne… D’accord ? Même pas à ton frère.

— Oui, d’accord ! dit-elle, le sourire retrouvé. »

Après un coup d’œil conspirateur sur Raphaël, Théodore plaça ses mains en porte-voix pour souffler à Léonie :

« Ta tante m’a dit que Rhapsody Blue avait bientôt terminé la mise au point de leurs casques pour mammifères. Après ça, ils feront plein de tests pour savoir si les humains peuvent se réincarner en animaux. Tu imagines ? Ça signifie qu’avant de naître Léonie, tu étais peut-être un dauphin. Ou un lion.

— Ou une chèvre ?

— Ou une chèvre… »

À force de les entendre chuchoter, Raphaël s’était approché de l’ordinateur, la mine boudeuse. Théodore se pinça les lèvres pour retenir un sourire satisfait.

« Qu’est-ce qu’il y a, Rapha ? l’interrogea-t-il en le prenant sur les genoux.

— Je vois que vous dites des secrets…

— Ben oui, c’est pas des conversations pour les bébés, rétorqua Léonie.

— Je suis pas un bébé !

— Tu sais même pas ce que c’est, Rhapsody Blue. Ça veut dire que tu es un bébé.

— Roooh Léonie ! Qu’est-ce que je t’ai dit ?

— Pardon, papi. »

Parfait. Son plan se déroulait à merveille… Bientôt, ce serait Raphaël lui-même qui harcèlerait ses parents pour se faire enregistrer. Ce serait tellement drôle si ça fonctionnait ! D’autant que son petit-fils, du haut de ses quatre ans, possédait bien plus de chances de retrouver un profil ayant partagé son code. Il fallait maintenant laisser agir le temps, ainsi que l’impertinence de Léonie. Puis il rentrerait les données de Rapha dans la plateforme de volontaires, pour vérifier…

Après ça, il ne resterait plus qu’une étape à Théodore pour se considérer vainqueur. La dernière et la plus difficile : amener Suzanne à accepter l’idée de la réincarnation.


Texte publié par Natsu, 21 mai 2021 à 10h19
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