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tome 1, Chapitre 21 tome 1, Chapitre 21

Vendredi 4 février 2033

« Tu as faim, ma ‘Titine ? Allez, viens… C’est l’heure des croquettes. »

Théodore augmenta le volume de la télévision afin de l’entendre depuis la cuisine, puis s’en fut nourrir sa chatte tigrée.

« … nouvelle catastrophe sanitaire en Asie de l’Est. Pour l’instant concentrée dans la région de… »

À travers les fins rideaux de dentelle, on distinguait les arbres fruitiers du jardin, dépouillés de leurs feuilles et plongés dans la nuit. Février… Le pire mois de l’année pour Théodore. Le froid augmentait les douleurs dues à l’arthrose et rendait Suzanne aussi ronchonne qu’une Ernestine affamée. À l’image de ses chères plantes, son épouse semblait dépérir lorsque chaleur et luminosité devenaient insuffisantes.

« Théodore !! Baisse le son ! » cria-t-elle depuis la salle de bain.

— Oui, ma Suzon, renvoya-t-il en soupirant. »

Toujours pareil… Ce n’était quand même pas de sa faute s’il était dur de la feuille. Mais il fallait bien nourrir le chat. Et se tenir au courant, bien sûr. Charlotte l’avait prévenu : la big news, c’était pour aujourd’hui ! Peut-être même pour dans 5 minutes. Pas question de rater ça, n’en déplaise à l’ouïe sensible de sa douce épouse.

« Tiens, ma chatoune », susurra-t-il en livrant son dîner à Ernestine.

Avant de revenir au salon, il attrapa un cachet contre le mal de tête et un verre d’eau. Lui aussi devait manquer de soleil… Vivement que l’hiver se termine.

« Théodore !

— Oui, j’y vais, j’y vais ! »

Avec un soupir, il clopina jusqu’au canapé où il s’effondra en gémissant. Maudits genoux… Il surprit le coup d’œil que lui lançait son chat depuis la cuisine laissée ouverte.

« Ne te moque pas, Ernestine ! Toi aussi un jour, tu vieilliras. Tu verras comme c’est pas drôle. »

Avant que Suzanne ne recommence à râler, il baissa le son de la télé. De toute façon, ça parlait encore de maladie… Rien qu’il n’avait absolument envie d’entendre. Il se renversa contre le dossier moelleux et ferma les yeux le temps que le reportage se termine. Un parfum de rose s’invita bientôt à ses narines – celui qu’appliquait Suzanne lorsqu'elle s'apprêtait à sortir. Il se tordit le cou en direction du couloir, d’où il la vit émerger.

« Je pars au centre, dit-elle en ajustant une boucle d’oreille.

— Dis-moi, Suzon… est-ce vraiment nécessaire de te faire belle quand tu vas distribuer tes repas ?

— Parce que les gens sont pauvres, je devrais les servir habillée comme un épouvantail ?

— Non, bien sûr, mais… »

Depuis l’arrière du canapé, Suzanne se pencha pour lui planter un bisou sur le crâne. Théodore abandonna aussitôt le débat.

« À plus tard !

— Mmh… Couvre-toi bien. »

L’attention de Théodore se reporta sur l’écran. On parlait de Rhapsody Blue ! Et forcément, il avait raté le début… Il grommela et pressa à nouveau le bouton du volume – sa femme allait partir, elle ne lui en tiendrait pas rigueur. En plus, elle savait que le sujet le passionnait. Voilà plus d’un mois que le scandale avait éclaté. Plus d’un mois qu’il restait suspendu à son téléviseur, guettant la moindre miette d’information concernant les recherches que menait sa fille, de l’autre côté de l’Atlantique.

La réincarnation, prouvée par la science. Si les journalistes en parlaient avec le plus grand scepticisme, Théodore, lui, avait envie d’y croire. C’était si… fou ! Si exaltant ! Encore plus hallucinant que les tomates cultivées sur Mars. Sans compter qu’il avait toujours respecté Charlotte – une mordue d’histoire, tout comme lui – pour sa rigueur et sa volonté d’aller au bout des choses. Depuis qu’il savait sur quoi elle travaillait, ils échangeaient par e-mail tous les deux ou trois jours. Il la noyait d’extraits de livres ou d’articles sur la transmutation des âmes ; elle le tenait au courant de son avancement. Et justement, ce soir, une étape cruciale devait être annoncée dans les médias du monde entier.

Théodore décolla son dos du canapé pour se rapprocher de l’écran. Ses mains agrippèrent un coussin et le pressèrent comme un citron.

« …remis à la communauté scientifique aujourd’hui, le papier de recherche le plus attendu de l’histoire est enfin en cours d’étude ! Considérant les enjeux colossaux pour le système Rhapsody Blue et tous les États qui en dépendent, il bénéficiera d’une prise en charge accélérée. Malgré la controverse concernant les théories mystiques de l’Agence fédérale américaine, le monde entier semble retenir son souffle. On assiste même, dans certains pays, à des manifestations de soutien… »

« Encore cette histoire à dormir debout ? »

Suzanne… Elle n’était pas encore partie ? Il tourna légèrement la tête et l’aperçut à quelques pas du canapé, en train de boutonner son manteau.

« Les gens sont bien naïfs de croire à ces bêtises… Je n’aime pas beaucoup les proportions que ça prend.

— Je te signale que ta fille y travaille.

— J’imagine qu’ils paient bien, dit-elle en balançant son écharpe par-dessus son épaule. Vu ce qu’ils ont à perdre dans l’histoire… Enfin, Théodore, tu arrives vraiment à avaler ça, toi ? La réincarnation ! Ils auraient pu trouver mieux, comme explication. Là, surtout l’impression qu’ils nous prennent pour des idiots. Ça me sidère…

— Je ne comprends pas pourquoi. Tu crois bien en Dieu, non ? Et au paradis ?

— Ça n’a rien à voir… »

Théodore se renfrogna. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle le contredise ? N’avait-on plus le droit de rêver ? D’espérer ? « À quoi ça sert », lui répondrait-elle, les pieds fermement ancrés au sol comme s’ils y avaient pris racine. Si au moins, elle se montrait cohérente… Parce que la mauvaise foi, ça, c’était vraiment quelque chose qu’il ne supportait pas.

Pourvu que le papier de Charlotte soit validé et publié dans une bonne revue. Dans le cas contraire, la victoire rendrait sa femme encore plus enquiquinante. Il l’entendait déjà, fanfaronne, lui balancer son fameux « je te l’avais bien dit ! », un sourire triomphant aux lèvres.

Théodore grimaça, puis serra un peu plus fort son coussin entre ses doigts, la tête tournée vers l’écran.

« … mais Rhapsody Blue ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. L’Agence vient de lancer une campagne à travers tous les pays membres, afin d’encourager les parents à faire enregistrer leurs plus jeunes enfants rapidement. De nombreux Indiens de confession hindouiste auraient déjà répondu… »

« Allez, j’y vais. À plus tard ! » claironna sa femme depuis l’entrée.

Théodore l’entendit à peine, concentré sur les paroles du journaliste. Un appel aux parents… Quelle bonne idée ! Il pourrait essayer de persuader son fils d'emmener Raphaël passer un premier Rhapso-scan – à condition que Suzanne ne s’en mêle pas…

Et si elle s’y opposait, il partirait en campagne, lui aussi ! Il en ferait une affaire personnelle, ça oui. Il brandirait les armes de la rhétorique jusqu’à ce qu’elle cède et accepte d’envisager la réincarnation comme une possibilité. Ce n’était quand même pas la lune, qu’il demandait ! Juste un tout petit peu d’ouverture d’esprit.

Ernestine vint se coucher près de lui, espérant des câlins. Théodore ne réagit pas. Le buste projeté en avant, il écoutait avec tout son corps.

« … obtenir le témoignage d’un membre de l’équipe de recherche. Madame Muños, bonjour ! Pourriez-vous nous dire de quelle façon vous avez contribué à cette incroyable aventure ? Bonjour ! Eh bien, c’est simple… J’étais chargée d’organiser des séances d’hypnose pour les enfants dont… »

Le téléphone fixe se mit à sonner, couvrant partiellement le son de la télévision. Il reconnut la mélodie du portable de Suzanne.

« Suzaaaanne, téléphooone ! Ce doit être une de tes sœurs, encore » s’égosilla-t-il sans détacher son regard de l’écran.

Pas de réponse de Suzanne. Où était-elle passée, cette fois ?

Oublieux du départ de sa femme, Théodore pesta et s’aida de l’accoudoir pour se relever. L’appareil était posé sur la table du salon. Trois sonneries avaient déjà retenti, il devait se hâter avant que la personne ne raccroche. Il fit trois pas, puis sentit la tête lui tourner violemment. S’était-il levé trop vite ? Il tendit la main pour se retenir à quelque chose. Il n’en eut pas le temps. Ses jambes se dérobèrent sous lui, puis il tomba de tout son long sur le parquet. Affolée, Ernestine s’enfuit dans le couloir sans demander son reste.


Texte publié par Natsu, 6 mai 2021 à 10h12
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