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tome 1, Chapitre 20 tome 1, Chapitre 20

Lundi 3 janvier 2033

Malgré le beau soleil qui se déversait depuis la baie vitrée, l’ambiance était morose dans les locaux du 42ème étage. Un silence, aussi pesant qu’électrique, planait au-dessus de la table ronde. Angélica le sentait sur sa nuque et ses épaules : le poids de l’échec et de la déception. Elle n’osait même plus lever la tête, à l’image de ses collègues qui, comme elle, ruminaient sans bruit. Son équipe attendait Denzel pour faire le point sur la situation. Et pour savoir si, oui ou non, l’aventure devait s’arrêter là.

Une voix s’éleva, brisant la bulle opaque qui les enveloppait.

« Angélica… C’était vous, n’est-ce pas ? »

Elle tressaillit et leva les yeux vers Charlotte. D’où venait cette accusation ? Pourquoi serait-elle plus coupable que les autres ?

« … je vous ai vu fouiller les tiroirs de Keitaro. »

C’était donc ça… Angélica s’était toujours doutée que cette histoire de tiroirs et de gomme finirait par lui retomber sur le coin du nez. Elle soupira.

« J’étais en train de fouiller ce jour-là, c’est vrai. Mais d’une part, je n’ai rien trouvé. Et d’autre, vous sautez un peu vite aux conclusions.

— Vous n’avez peut-être rien trouvé cette fois-là. Mais qui nous dit que vous n’avez pas recommencé ? Vous avez récupéré ces documents, d’une façon ou d’une autre… et vous êtes allée les vendre à la presse.

— Vous vous trompez. Je n’ai rien à voir là-dedans. Et je n’y comprends rien non plus !

— Expliquez-nous, alors. Que cherchiez-vous et pourquoi ?

— Je ne… Si vous aviez des enfants, vous ne poseriez même pas la question. »

Angélica refusait de porter le chapeau pour une faute qu’elle n’avait pas commise. Elle braqua un regard de défi sur la Française, qui la fixa en retour.

« Ça va, laissez-la tranquille, intervint Varun. Angélica n’y est pour rien… »

L'attention de Charlotte changea de cible. Il ne manquait plus que ça… Estúpido, pourquoi venait-il s’en mêler ?

« C’est ma faute, enchaîna son collègue indien. C’est moi qui ai espionné l’ordinateur de Keitaro. J’y ai récupéré les documents concernant Marisol que j’ai remis à Angélica… Et non, elle ne m’a rien demandé. C’était ma décision et je tiens à l’assumer seul. »

Médusée, Angélica secoua la tête en direction de Varun. Il n’avait rien fait de mal… à ce qu’elle en savait, du moins. Car s’il avait trouvé un moyen d’accéder à toutes les données, il aurait très bien pu s’en servir autrement. Voilà qu’elle se mettait à douter… Quelle ingrate. Elle se ressaisit et ouvrit la bouche pour défendre cet idiot, dont le seul tort avait probablement été de s’enticher de sa personne :

« Il… »

Sa voix mourut dans sa gorge. Keitaro avait pris la parole en même temps ; elle préféra lui laisser la priorité. Le pauvre était si pâle qu’il semblait tout juste émerger d'un long coma :

« Vous avez… espionné mon ordinateur ?

— Je suis désolé.

— Comment… ?

— J’ai installé une microcaméra, au niveau du plafond. Et je… ne pensais pas à mal, je le jure. Je n’ai récupéré que les documents concernant la fille d’Angélica, rien d’autre. Je trouvais injuste qu’on les lui cache… Et soyons honnêtes, le cas de Marisol n’aurait jamais suffi à prouver quoique ce soit. »

Il laissa flotter un court silence, invitant ses collègues à contredire son dernier point. Comme personne n’intervint, il poursuivit :

« Je ne sais rien des nouveaux cas, ceux dont parlent les médias. J’ai ôté la caméra bien avant qu’on ne les trouve… Vous pourrez vérifier. Croyez-moi, cette mission me tient autant à cœur qu’à vous. Je n’ai jamais eu envie de la saboter. »

Cette histoire devenait de plus en plus étrange. Charlotte, elle-même, semblait désemparée. Un soupir de Keitaro attira leur attention. Il s’était redressé dans son siège en forme de cocon, avait placé ses mains à plat sur la table et fixait ses ongles avec une froide résignation.

« Je me suis fait voler ces documents », avoua-t-il à la ronde.

Angélica n’en croyait pas ses oreilles. Pourquoi ne s’était-il pas manifesté plus tôt ?

« Je n’aurais jamais dû imprimer les informations de ces profils, poursuivit-il. Je ne pensais pas qu’on s’introduirait chez moi pour me les dérober….

— Une idée de qui a fait le coup ? Vous l’avez aperçu ? demanda Varun, une fois la stupeur envolée.

— Oui… Une jeune femme, entre 25 et 30 ans. Lucia-quelque chose. Je la connaissais depuis peu. Je ne savais pas qu’elle était journaliste. Je suis désolé… Vraiment. »

En le voyant se recroqueviller sur sa chaise, les joues en feu et les traits tirés, Angélica oublia sa rancœur. Ces derniers jours avaient dû être un calvaire pour lui. En tout cas, le mystère était maintenant résolu. La fuite d’information provenait de leur chef d’équipe, lui-même ! Lorsqu’ils avaient appris la nouvelle, peu avant leur vol de retour pour les États-Unis, elle et ses deux collègues avaient imaginé plein de choses, mais certainement pas cette version-là des faits.

« Elle s’appelle Lucia Gomez. Journaliste pour NBC News. Uruguayenne de naissance. »

Jusque-là silencieux, Emilio se manifestait enfin. Il avait dû faire ses petites recherches en amont et attendait le moment propice pour en dévoiler le résultat. Hélas, le mal était fait, ce genre de détails importait peu désormais.

« … Immigrée aux États-Unis depuis 15 ans, récita-t-il sur un ton neutre, depuis le remariage de sa mère. C’est une amie.

— Vous la connaissez ? rebondit Charlotte. Depuis longtemps ?

— Depuis la Fac. Nous étions dans la même promo, à Atlanta. Et puis elle a changé de filière… Et moi je suis rentré en Uruguay. Mais on a quand même gardé contact.

— Vous… reprit Charlotte dont les deux sourcils étaient sur le point de se rencontrer. Ne me dites pas que… »

Emilio s’humecta les lèvres. Son regard dévia un instant, comme s’il cherchait à s’échapper. Angélica le dévisagea, incrédule.

Non… Vraiment ?

Elle déglutit. Son rythme cardiaque s’affola en réaction à ses craintes.

« C’est moi qui ai fait miroiter un scoop à Lucia, avoua-t-il enfin. Je lui ai juste indiqué dans quelle direction fouiller, elle a fait le reste du travail. Je lui ai dit qu’elle nous rendrait un fier service…

— Un… service ? »

Charlotte s’étranglait à moitié. Quant à Angélica, elle ne parvenait plus à réfléchir. Tout allait beaucoup trop vite.

« Je l’ai fait pour nous, affirma Emilio. Je pense que Denzel et Palmer étaient morts de trouille et qu’ils n’ont jamais vraiment cru au projet. C’est à peine s’ils nous donnaient les moyens de mener à bien notre mission ! Vous le savez comme moi : avec si peu de cas, nous n’aurions jamais abouti à quoique ce soit de sérieux. Je trouvais ça tellement dommage…

— Dommage ? Mais vous venez de tout faire échouer !

— Pas forcé… »

Emilio s’interrompit quand des bruits de souliers résonnèrent dans le couloir. Quelques instants plus tard, la poignée s’inclina et leur employeur parut dans l’embrasure de la porte, le visage complètement défait.

Il semblait avoir pris dix ans.

✲°˖✧*✧˖°✲

Crise de confiance internationale. Retrait du soutien présidentiel.

Un mois pour redresser la barre et présenter un premier papier de recherche.

Trois mois pour fournir une explication valable aux États membres du système.

Trois mois pour réparer les failles et s’assurer qu’elles ne se produiront plus.

Conséquences en cas d’échec :

Obligation de dédommager tous les pays membres, qui mettront fin à leur contrat avec Rhapsody Blue.

Le gouvernement américain lui-même devra revenir à un système d’identification classique.

En bref : l’Agence serait ruinée. Et le gouvernement américain, humilié et endetté.

Voilà, en substance, ce qu’Angélica avait retenu de leur petite réunion. À l'image de ses collègues, elle avait accepté de redoubler d’efforts pour empêcher le navire de couler. De son côté, ses motivations restaient inchangées : ce n’était ni pour la science, ni pour l’argent, et encore moins par loyauté. Mais toujours par espoir de retrouver Gabriel, peu importe la forme qu’il avait adoptée. Hors de question de renoncer maintenant – même si elle avait souvent rêvé, par le passé, à l’abandon du système Rhapsody Blue.

Après le rythme traînant de ces dernières semaines, les jours qui suivirent « L’affaire des codes dupliqués » prirent l’allure d’un branle-bas de combat. Les heures supplémentaires se multipliaient, le travail empiétait sur les week-ends. Le découragement s’invitait fréquemment à leur table : « C’est peine perdue », « Pas assez de temps », « Pas assez de cas », « On ne convaincra personne avec ça ». Quand certains cessaient d’y croire, les autres prenaient la relève pour relancer la machine : « Un mois, c’est court, mais on peut y arriver ! », « Le tout est de rédiger un premier papier. S’il est accepté, d’autres suivront… »

Une dizaine de jours plus tard, une bonne nouvelle leur permit d’accélérer la cadence : le passage en force d’une loi qui obligeait les enfants américains à subir un premier Rhapso-scan à partir de 6 mois, au lieu de 6 ans. Elle promettait aussi d’importantes réductions d’impôts pour les familles qui s’exécuteraient dans les deux prochaines semaines. La mesure porta ses fruits : le nombre de cas bondit d’un coup et ne cessa d’augmenter. Et si une partie de la population exprimait son mécontentement face à cette décision adoptée de manière si peu démocratique, une autre manifestait, au contraire, un enthousiasme débordant.

Une foule de parents curieux rentra bientôt en contact avec Angélica et son équipe. Et quelques dizaines de familles se retrouvèrent, chaque jour, à faire la queue dans les couloirs de l’Agence pour faire examiner leurs enfants. Apparemment, beaucoup espéraient découvrir, en leur progéniture, la réincarnation de quelque célébrité décédée. Les noms d’Elvis et Marilyn Monroe revenaient fréquemment, même si tous deux étaient morts depuis bien trop longtemps pour figurer dans le système – détail que personne, à Rhapsody Blue, ne se donna la peine de préciser.

Grâce à ce succès inattendu, l’équipe put enfin progresser.

Après trois semaines de galère, Angélica n’en pouvait plus.

« Je vais encore arriver après le dîner… Les filles doivent déjà dormir », se plaignait-elle à Keitaro qui l’accompagnait.

Depuis que leurs recherches s’étaient accélérées, ils avaient pris l’habitude de s’attendre pour monter dans le bus ensemble.

« Je suis fatigué aussi… Plus qu'une semaine à tenir. Après, nous n’aurons plus qu’à patienter. »

Dans leur résidence commune, il quitta l’ascenseur en premier, au 3ème étage. Angélica lui souhaita bonne nuit et poursuivit son ascension jusqu’au 4ème. Une fois devant chez elle, elle ouvrit discrètement, juste au cas où tout le monde dormirait. Des pleurs lui parvinrent depuis le salon. Allons bon… les filles n’étaient pas couchées ?

« Buenas[1], queridas ! Désolée, maman rentre tard encore… »

Elle trouva Sofía assise sur le canapé avec un livre pour enfants à la main. Sur ses genoux, Catalina sanglotait. Salomé, lovée contre sa grand-mère, la fixait d’un œil blasé. Angélica baissa la tête. La soirée s’annonçait tendue.

« Caty est malade, expliqua sa mère. La maîtresse m’a téléphoné pour la récupérer plus tôt.

— Je suis vraiment désolée… Pourquoi tu ne m’as pas prévenue ? »

Elle s’approcha et s’assit en tailleur sur le tapis, en face du trio. D’une main, elle voulut caresser le genou de son aînée pour la réconforter, mais Salomé s’écarta. Ce simple petit geste lui fendit le cœur.

« Je n’ai pas osé te déranger, répondit enfin sa mère, occupée à bercer Catalina. Après tout, c’est mon travail de t’aider avec les filles, non ? »

Angélica pinça les lèvres et détourna les yeux. Aider, oui. Tout gérer à sa place, il n'en avait jamais été question.

« Mamá, gémit la cadette d’une voix brisée en tendant les bras vers elle. Je croyais… je croyais que tu reviendrais jamais !

— Oh cariño… Viens-là. »

Catalina descendit pour s’installer dans son giron. Angélica l’enlaça d’une main et posa l’autre sur son front pour tenter d’évaluer sa température.

« Je lui ai déjà donné un médicament. Il faudrait qu’elle dorme, maintenant… Je n’ai pas réussi à la coucher. Elle s’est mise à pleurer en t’appelant. Je n’ai rien pu faire… »

Quelle mère affreuse elle faisait... Tout le monde dans cette pièce semblait s’accorder sur ce point, elle comprise. Un soupir s’échappa de sa poitrine. Elle commença à bercer sa cadette, à lui caresser les cheveux. Au moins, Catalina ne pleurait plus. Quelques hoquets l’agitaient encore, mais s’atténuaient peu à peu.

« Mamá, il finit quand ton travail ? » demanda-t-elle en levant les yeux vers elle, les cils tout collés par l’humidité.

Quelques larmes vinrent chatouiller le coin de ceux d’Angélica. Elle devinait les regards de sa mère et de son aînée, braqués sur elle, lourds de reproches. Malgré l’épuisement, elle s’interdit de craquer.

« Je ne sais pas, avoua-t-elle enfin. Les filles, est-ce que… l’Argentine vous manque ? Vous voulez rentrer à la maison ?

— Avec toi ?

— Je ne pourrai pas venir tout de suite… Mais bientôt, j’espère. »

Salomé soupira. Elle se leva d’un air exaspéré et prit la direction des escaliers en balançant ses bras de façon rageuse.

« Salomé… Reviens ! »

Angélica tenta de l’attraper par un bout de son vêtement, en vain.

« Je… suis désolée, parvint-elle à articuler, à l’attention de sa Sofía.

— Je vais les coucher. »

Une dizaine de minutes plus tard, les deux filles dormaient enfin. Angélica et sa mère étaient maintenant assises côte à côte sur le canapé. Chacune fixait un point sur le tapis, sans un mot, jusqu'à ce que Sofía se lance :

« Angel, qué pasa ?

— Tu es déjà au courant de ce qui se passe, non ? On n’a jamais pris le temps d’en parler ensemble, mais… tu sais que je travaille sur un projet très influent. N’est-ce pas ?

— J’ai cru comprendre ça, oui. Mais ce…

— Mamá, écoute… On est en train de prouver, scientifiquement, que les gens se réincarnent ! Tu imagines ? Peut-être qu’on ne meurt jamais vraiment. Catalina, elle… Enfin, je t’ai raconté tout ça, non ? Les cas similaires se multiplient. On arrive maintenant à relier des phobies d’enfant avec la cause du décès de leur vie antérieure. On retrouve l’origine de certains de leurs gestes ou habitudes… Certains se souviennent des prénoms des membres de leurs anciennes familles ! On découvre aussi…

— Je ne parle pas de ça. Et plus, tu sais que je n’y crois pas. Angel... Je m’inquiète pour toi. Pourquoi tu ne m'as pas expliqué la nature de vos recherches avant ? Si j’avais su, je…

— Je ne pouvais pas. J’étais tenue au secret…

— Ça prouve que ce ne sont que des escrocs ! Ces gens, Angel… Non, écoute-moi ! Ces gens ne sont pas honnêtes. Ils manipulent l’opin…

— Ça prouve seulement qu’ils avaient peur d’un scandale. Et je comprends pourquoi ! On vit un enfer, depuis trois semaines…

— Je croyais que tes filles étaient ta priorité. »

Angélica fronça les sourcils. Ses entrailles se mirent à bouillir, la colère lui monta au nez.

« Mamá… Tu sais pourquoi on est ici, toutes les trois ? Je ne comptais pas accepter ce travail au départ. Mais non, il a fallu que tu insistes… »

Sa voix avait grimpé d’un ton. Celui de sa mère se calqua sur le sien :

« Alors c’est ma faute ? Angel, c’est pour ton bien que je t’ai encouragée à les rappeler. Je te voyais courir partout sans cesse ! Avec tes boulots de misère… Tu n’étais pas heureuse. Tu nous faisais de la peine.

— Et je t’en fais encore, pas vrai ? À croire que je ne fais jamais rien de bien… Qu’est-ce que je devrais faire pour gagner votre estime alors, hein ? Dis-moi ! »

Sofía baissa les yeux. Bientôt, des pleurs retentirent depuis l’étage. Angélica allait se lever, sa mère la retint.

« C’est bon. J’y vais… Va dormir, querida. Tu travailles demain, non ? »

La voix de Sofía, légèrement éraillée, lui indiqua qu’elle y était peut-être allée trop fort. Elle laissa néanmoins sa mère s’éloigner, soupira et ferma les yeux. Une larme dévala sa joue avant de s’immobiliser à l’angle de sa mâchoire. Comme elle se sentait seule…

Son téléphone, où était-il ? Encore dans son sac. Elle s’en saisit pour y puiser un peu du réconfort. Mais avant qu’elle ne puisse retrouver la photo de Gabriel – toujours la même – un message s’afficha à l’écran :

« C’est chez vous que ça crie ? J’ai cru reconnaître votre voix… Tout va bien ? K. »

Keitaro… Vivait-il juste en dessous de chez eux ? Gênée, Angélica hésita sur la réponse à lui donner. Ses yeux se tournèrent un instant vers les escaliers, puis revinrent à son portable :

« Ça vous dirait de discuter ? Le bar est ouvert, en bas. »

✲°˖✧*✧˖°✲

« Eh bien, que se passe-t-il ? » lui demanda Keitaro lorsqu’ils se retrouvèrent attablés devant une bière.

Débarrassé de son habituel costume, il avait enfilé une sorte de jogging lâche, de couleur noire. Angélica ne l’avait encore jamais vu habillé de façon si informelle. Ou même de façon informelle, tout court. Et pourtant, ce look ne lui convenait pas si mal. Il lui donnait l’air plus… humain. Plus accessible. Seules ses petites lunettes carrées trahissaient encore l’ingénieur en lui.

Il était tout aussi étrange de se retrouver avec son chef dans cette atmosphère cosy, aux lumières tamisées, avec du jazz type cabine d’ascenseur en fond sonore. Ça changeait de leur bureau, ou de la banquette de bus. Angélica appréciait, sans forcément se sentir à son aise.

« Ma mère.... et mes filles. Elles me reprochent de ne pas être assez présente. J’ai hâte que ce mois-ci se termine, qu’on puisse enfin lever le pied. »

Il hocha la tête d’un air compréhensif, puis reporta son attention sur sa bière. Peut-être se trouvait-il, lui aussi, hors de sa bulle de confort. Ou alors, il était seulement fatigué. Après tout, on approchait de minuit et la journée avait été intense.

« Désolée… J’aurais dû vous laisser dormir.

— Ah, mais non, vous avez bien fait. J’aimerais vous aider, mais je ne sais pas comment.

— Vous m’écoutez. C’est bien, déjà. Merci beaucoup… »

Silence. Malaise…

« Ma famille aussi est fâchée », dit-il après un moment.

Angélica leva la tête de son verre, surprise. Keitaro ne parlait jamais de sa vie privée.

« Ma femme souhaite divorcer.

— Oh. Je ne savais pas… Je suis vraiment navrée. »

Elle ignorait qu’il était marié. Il portait bien son alliance, pourtant. La sienne, elle la gardait en collier sous ses vêtements, au plus proche de son cœur, comme un secret. Personne n’avait besoin de savoir… Mais face au malaise de Keitaro, elle décida de partager. Pour une fois.

« Je connais cette douleur. Celle de voir son partenaire s’éloigner… Mon mari est décédé il y a deux ans. Bientôt trois. »

Sur le sujet, elle n’en dit pas davantage et lui non plus. Après un silence, ils dévièrent sur le travail. Il y avait tant à raconter sur les enfants qu’ils accueillaient à la chaîne ! Ils évoquèrent leurs petites victoires de la journée, échangèrent leurs théories, discutèrent des profils qu’ils devraient traiter le lendemain, entre autres choses. L’anglais de Keitaro avait progressé à une vitesse incroyable depuis le début de leur mission. Il restait simple et haché, mais ne constituait presque plus une gêne.

« J’espère vraiment que notre papier sera accepté, puis publié…

— Dites, il est deux heures du matin. Nous devrions peut-être aller dormir.

— Vous avez raison. »

Keitaro insista pour payer l’addition puis ils se dirigèrent vers l’ascenseur. Ils étaient si fatigués qu’ils ne trouvaient même plus l’énergie de parler. Deuxième étage… Troisième étage… Stop. Les portes s’ouvrirent, mais Keitaro ne sortait pas. Tête baissée, poings fermés, il semblait plongé dans quelque lutte intérieure.

« Vous savez, je… »

Les portes se refermèrent.

« ¡Vaya[2]! »

Quatrième étage… Les portes se rouvrirent. Ils les franchirent tous les deux. Keitaro leva enfin les yeux sur elle. Il n’avait pas l’air bien, ce qui n’avait rien d’un mystère : il devait avoir un litre de bière dans le sang.

« Bonne nuit ? risqua-t-elle. Et merci. Ça m’a fait beaucoup de b… »

Elle laissa sa phrase en suspens lorsqu'elle le vit s’approcher. Il n’allait pas l’embrasser, quand même ? Pas lui ? Pas encore ? Cette fois, elle saurait l'esquiver. En panique, elle détourna le visage, fronça le nez et recula d’un pas… quand elle sentit les bras du japonais se refermer sur elle. Juste un câlin. Un hug à l’américaine, en version maladroite. Un geste qui, dans son pays d’accueil, ne se pratiquait pas dans la sphère professionnelle, mais restait assez commun pour ne rien signifier de particulier.

Angélica songea un instant à se dégager, puis renonça. Elle fut surprise de ne pas ressentir son aversion habituelle au contact d’un homme autre que Gabriel. En fait, elle se sentait plutôt bien. En confiance. Rassurée. Un peu mal à l’aise, aussi. Elle hésita à poser ses mains sur ses bras, mais n’en fit rien. Elle préféra adopter le rôle de la poupée de chiffon que l’on serre fort pour se consoler. Pourquoi n’était-elle pas dérangée par ce contact masculin ? Peut-être ne considérait-elle pas vraiment Keitaro comme un homme ? Ou que cette embrassade n’avait rien d’un jeu de séduction ? Autrement, elle n’aurait jamais pu l’accepter.

Enfin, il s’écarta et l’observa un instant, le regard triste. Angélica sentit sa poitrine se comprimer ; dans les yeux de son collègue, elle perçut la même solitude que celle qui l’habitait. Deux gouffres noirs et vides et si profonds qu’on n’en toucherait jamais le fond. Tout à coup, Keitaro sembla retrouver ses esprits et réaliser ce qu’il venait de faire.

« Pa… Pardon… Je n’aurais pas dû. J’ai trop bu… Je suis désolé. Oubliez ça, s’il vous plaît. Bonne nuit, Angélica. À demain. »

Il s’engouffra aussitôt dans l’ascenseur, pressa le bouton trois ou quatre fois et inclina le buste à son intention avant que les parois métalliques ne se referment sur lui. Angélica se retrouva seule dans le couloir, à fixer les portes d’un air idiot.

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Notes de bas de page :

1. « Salut », « coucou » en espagnol.

2. « Mince » ou « zut » en espagnol.


Texte publié par Natsu, 3 mai 2021 à 09h11
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