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tome 1, Chapitre 18 tome 1, Chapitre 18

Dimanche 2 janvier 2033

Lorsqu’il franchit de bon matin la porte du Coco Loco, Gary bâilla sans retenue. Il avait bien du mal à se recaler depuis sa nuit blanche du 31. Il n’était pourtant pas si vieux… 27 ans, ce n’était pas vieux. Pas encore ! Et même s’il en payait le prix aujourd’hui, il ne regrettait pas cette soirée de réveillon. Il l’avait passée chez sa collègue Malika et une dizaine de copains à elle. Ils étaient un peu serrés dans son appart’ du centre-ville, mais comme on dit, plus on est de potes…

Après un petit apéro tranquille, ils s’étaient adonnés à quelques jeux à boire. Certains s’étaient mis à fumer. Gary avait su résister, pour l’un comme pour l’autre, mais seulement au prix de grands efforts. Il s’était promis de ne plus toucher à ce genre de trucs. Jamais. Il était clean maintenant et comptait bien le rester. Hors de question de laisser ses vieux démons saccager ce qu’il avait construit ici. Alors il avait observé Malika qui, elle, savait se modérer. Il avait copié sa manière de refuser, tout en humour et sans jamais pourrir l’ambiance. Lorsqu’il n’y parvenait pas, elle volait à sa rescousse, car elle connaissait – en grande partie – son passif. Minuit sonné, ils étaient sortis danser dans deux boîtes différentes, pour se coucher au petit jour. Heureusement que le Coco Loco était fermé le Premier de l’an. Gary n’aurait été bon à rien…

Avant de se mettre au travail, il se posta devant la vitrine pour observer son reflet. Ses cheveux crépus flottaient autour de sa tête – comme un nuage de barbe à papa goût chocolat, disait toujours sa mère. Quelques mèches rebelles s’en échappaient ; il tenta de les faire rentrer à l’intérieur de la masse, mais elles en ressortaient aussitôt comme de mini-ressorts.

« T’aurais pu t’coiffer, murmura-t-il à son double de verre. Et ces beaux cernes que tu t’paies ! Faudra t’coucher tôt ce soir, hein ? Pour changer. »

L’or de sa boucle d’oreille scintillait dans la lumière matinale.

« Bon… C’est l’heure du ménage. Mais avant… ! »

Il verrouilla la porte vitrée menant à la rue, puis alluma la chaîne hi-fi. Comme il se sentait d’humeur romantique, il opta une playlist de bachata. De la bonne musique de lovers, ça. Parfait pour manier la serpillière.

Lorsqu’il eut terminé le nettoyage, dressé les tables et recompté la caisse, il revint dans l’arrière-salle pour récupérer son téléphone. Un appel manqué : sa mère avait essayé de le joindre. Comme il lui restait quelques minutes avant l’ouverture, il en profita pour la rappeler.

« Allo, mamá ? Pas couchée, encore ? Ah, c’est ton jour de congé ? Oh, mais au fait, bonne année ! Et tu sais quoi ? Je pensais venir te voir pour ton anni' ! J’remplace ma collègue toute la semaine, histoire de m’faire un p’tit pécule supplémentaire, rien qu’pour ça.

Ici, ça marche bien mon boulot. Mon sandwich cubain déchire, la patronne est contente. J’espère obtenir une promo bientôt… J’vais enfin pouvoir te payer le voyage de tes rêves ! Aaah, mais pourquoi tu dis ça ? Je te l’ai promis, j’le ferai. Oui, je sais… Quelque chose à me dire ? Vas-y, je t’écoute… Tu m’inquiètes. Oh mamá, désolée de te couper… J’ai un habitué qui approche et c’est l’heure d’ouvrir. J’te rappelle bientôt. »

Il raccrocha, vola jusqu’à l’entrée pour déverrouiller, puis retourna le panneau « fermé » dans l’autre sens. Enfin, il ouvrit à son client et lui tint la porte.

« drililiiing ! »

C’était le papi du matin, Gary le connaissait bien. Le vioc habitait dans les environs et venait squatter son comptoir tous les deux trois jours pour tromper sa solitude.

« Check-la papi ! », lui dit-il en lui tendant son poing.

Son client y appliqua le sien en riant.

« Salut jeune homme. Z’étiez fermé hier, hein ?

— Eh oui, papi. Comme tous les ans, à la même date. Il faut bien qu’les jeunes s’amusent un peu, non ? Et qu’ils récupèrent, après…

— Et qui c’est qui m’sert mon café ces jours-là, hein ? Personne !

— Ah bah, t’façon, c’est pas bon pour vous, l’café. C’est mauvais pour le cœur. Hier, vous lui avez fait un cadeau, à pas en boire. Un jour de plus à vivre ! C’est pas si mal. »

Le grand-père grommela et s’installa au comptoir, plus ou moins en face de Gary. Il frappa un coup sur la table, puis la tapota deux fois de son index avec un regard significatif.

« Oui chef. Comme d’habitude j’imagine ? Attendez, j’vous mets la télé. »

Toujours la même routine. Les vieux aiment bien ça, la routine. Ce devait avoir quelque chose de rassurant… et ça ne lui coûtait rien, à lui, de respecter son traintrain – après tout, ils n’étaient que tous les deux, à cette heure-ci. Gary partit éteindre la musique, puis revint allumer le poste au-dessus de leur tête. Les news n’avaient pas commencé : les trompettes du générique jouaient encore leur insupportable mélodie dramatique ; il en profita pour activer la machine à café. Sur l’écran apparut la présentatrice habituelle, bientôt éclipsée par les premières images d’un reportage. On distinguait un grand building et un bout de parc, juste en face. Les sourcils de Gary se rapprochèrent. Il scruta le téléviseur puis s’exclama :

« Eh mais, je connais cet endroit ! Vous aussi papi, non ? C’est à quelques rues d’ici.

— Ben oui, c’est écrit en bas. »

En effet. La bande de texte qui défilait sous les images annonçait en noir sur jaune : « Tampa, Floride : La société Rhapsody Blue face à un scandale international. » Une fois le café servi, Gary se rapprocha de l’écran et – avec l’accord du vieux – monta le son :

« … failles majeures dans leur système. D’après nos sources, certaines personnes partageraient le même Rhapso-code ! Une quinzaine de profils seraient concernés, dont quatre Américains. En sachant que le caractère unique de ce code constitue le socle sur lequel l’Agence a bâti tout son succès, … »

La sonnette de l’entrée retentit. Gary l’entendit, mais rechignait à détacher son regard du reportage. Ce qui se passait là semblait bien plus important que n’importe quel client. Il le devinait au ton de voix de la présentatrice, ainsi qu’à l’attitude du vieillard.

« Hello ! »

Le sens du devoir l’emporta et il tourna enfin la tête vers le nouvel arrivant. Ah tiens ! Encore un habitué. Un Japonais qui venait souvent étudier ici, ou papoter au comptoir devant une bière, après le travail.

« Hello, bonne année ! »

Pas de check avec les poings, cette fois ; ils ne se connaissaient pas assez bien pour ce genre de familiarités. Avec le temps, ça viendrait peut-être. Gary l’aimait bien. Il trouvait son accent, sa réserve et sa maladresse à croquer. Ce matin, pourtant, il lui inspirait surtout de la pitié avec ses traits tirés, ses yeux tombants, sa démarche traînante… et puis sa voix craquée, lorsqu’il lui renvoya ses vœux. Encore un qui avait fait la fête !

« Vous arrivez super tôt, pour un samedi. Asseyez-vous, j’vais vous servir un remontant. Vous connaissez l’café cubain ? »

Gary prit tout son temps pour préparer la boisson, ce qui lui permit de visionner la suite du reportage. Une jeune journaliste gesticulait à présent devant la caméra, un micro à la main. Son visage lui disait quelque chose…

« … des menteurs ? Sinon, pourquoi ne pas en avoir informé le public ? Nous n’avons pas réussi à joindre le responsable, monsieur James Palmer. Mais il est encore tôt et le siège est fermé pour la semaine… »

Il plaça la tasse sous la machine et s’apprêtait à l’actionner lorsque l’Asiatique l’arrêta d’un geste : « Attendez ! ». Le même se leva de son tabouret et s’approcha du poste, le visage blême. Gary le vit déglutir et se retenir d’une main à la table du bar. Ah ! C’est bien ce qu’il pensait : cette nouvelle avait quelque chose de renversant, même s’il ne parvenait pas encore à en mesurer l’impact. Dans le café, la tension grimpa d’un degré. En réaction au stress ambiant, il se mordit la lèvre inférieure et augmenta le volume de quelques crans supplémentaires.

« … soupçonne également l’Agence de se livrer à des études de nature étrange pour expliquer l’origine de ces failles. On parle même de recherches d’ordre mystique, puisqu’il serait question de réincarnation ! Une hypothèse fantaisiste et plutôt étonnante de la part d’une institution aussi sérieuse. Nous rappelons tout de même aux téléspectateurs qu’il ne s’agit, pour l’instant, que de spéculations. Il ser… »

Gary, les yeux écarquillés, se tourna vers ses deux clients :

« Vous entendez ça ? »

Le Japonais, pour sa part, avait très bien entendu. En l’espace de cinq secondes, il saisit sa mallette vernie, bredouilla quelques mots dans sa langue, puis sortit en trombe, bousculant le vioc au passage. Celui-ci fit claquer sa langue.

« Quelle mouche l’a piqué celui-là ? »

De plus en plus perplexe, Gary haussa les sourcils et secoua la tête.

« Le choc de la nouvelle ? Eh n’empêche, vous y croyez, vous, papi ? Des Rhapso-codes en double… La réincarnation ! C’est possible, un truc pareil ?

— Beh, c’est des conneries tout ça… T’façon, les journalistes, ils racontent toujours n’importe quoi. Vous verrez, demain ils avoueront qu’ils se sont trompés.

— Ouais… Probable. »

Le vieux avait sans doute raison. Gary sentit ses muscles se détendre un peu. Des gens qui partageaient le même code et donc la même… âme ? Pfff, dire qu’il avait failli gober un truc pareil.

« C’est les médias d’aujourd’hui, ça… ‘sont tellement pressés de sortir un scoop qu’ils prennent plus le temps de vérifier leurs sources. Tenez, le mois dernier ils disaient que le fils du président était gay. Et aussi, qu’il avait annoncé son mariage avec un chanteur populaire…

— C’est vrai ?

— Mais non, c’est pas vrai ! s’énerva son client. Ah mais qu’il est naïf, celui-là… »

Vexé par cette nouvelle remarque, Gary serra les dents. Une chaleur soudaine envahit ses tempes, mais comme il l’avait si bien appris aux côtés de Malika, il se raisonna et finit par laisser courir. L’humour valait toujours mieux que la colère ; et l’homme qu’il était devenu, mieux que celui d’hier. En plus, le vieux n’était pas méchant. Il avait bon fond et Gary le savait.

« Eh papi, ça suffit hein ? Attention, si vous m’insultez, j’arrête de vous servir le café, moi.

— Et susceptible en plus ! Eh ben… »

Gary esquissa un geste vif en direction de la tasse du vieux bonhomme. Celui-ci prit peur et entoura la coupelle de ses deux mains en grognant comme un chien à qui on essaie de chaparder son os.

« Ah bah voilà. Moi je sais en quoi vous allez vous réincarner, papi. Un bon gros bulldog allemand. »

Le grand-père se mit à rire, bon enfant. La tension disparut pour de bon.

« Non, mon garçon. Moi je ne reviendrai pas. J’ai pas envie d’traîner longtemps ici. Le futur sent trop mauvais à mon goût. Parce que ça vous plairait d’revenir, vous ? »

Gary songea quelques secondes à la question.

« J’en ai absolument aucune idée, répondit-il enfin.

— Dommage. ‘Feriez un bon poisson rouge.

— Sortez d’mon café ! rugit Gary pour plaisanter, en lui montrant la porte.

— Ah, le prenez pas comme ça ! C’était affectueux. Ah bah voilà, les nouvelles importantes sont finies et on n’a rien écouté ! C’est votre faute, ça encore.

— Vous aimez vous plaindre papi, hein ?

— Ouais. J’aime ça. Je devais être français dans une vie antérieure. Bon allez, j’ai rendez-vous chez mon coiffeur. »

Le vieux aspira la dernière goutte de son café et déposa son dû – ainsi qu’un petit bonus – devant lui. Après un simple geste de la main, il sortit dans un bruit de clochette. Gary le regarda partir avec un sourire. Sacré papi… Pourvu qu’il traîne encore de longues années dans le coin, malgré ce qu’il en disait. Il l’aimait bien, lui aussi. Il avait le don de l’agacer, tout en égayant les premières heures de son service.

Les news déjà oubliées, il éteignit la télé pour rallumer sa playlist latino. Il récupéra son téléphone, se prépara un latte et commença à surfer sur des sites touristiques en attendant ses prochains clients. L’Italie ? La Grèce ? La France ? Il hésitait encore sur la destination du voyage qu’il paierait bientôt à sa mère. Depuis le temps qu’il lui en parlait… Il allait enfin pouvoir tenir sa promesse.


Texte publié par Natsu, 19 avril 2021 à 09h58
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