Toulouse, lundi 8 novembre 2032
« Monsieur Théodore Leroux ! »
Lorsque son nom retentit, l’intéressé lâcha des yeux le tableau de grand maître qu’il observait d’un air absent.
Enfin…
C’est avec un peu trop d’enthousiasme qu’il se releva de son banc molletonné. Le grincement du parquet – mêlé à ses douleurs articulaires – lui arracha une grimace. Mais il n’avait pas le choix… Avec ses genoux abîmés, il ne pouvait se redresser qu’avec élan. Théodore lança un regard désolé aux autres personnes en train de patienter dans le long couloir, puis rejoignit le fonctionnaire en claudiquant.
« Monsieur Leroux ? Passeport ?
— Oui, bonjour ! Attendez… le voici.
— Parfait. Entrez, c’est juste à gauche. »
Avec l'entrain d’un enfant à sa première visite à Disneyland, Théodore pénétra dans la salle réservée aux enregistrements. Il pardonna même à l’agent de s’être dispensé de la politesse la plus élémentaire. Mais il était derrière lui, à présent. Et ce qu’il découvrit à l’intérieur s’avérait bien plus intéressant qu’un jeune homme sans éducation. Les fameux Rhapso-scanners… Il avait lu tant et plus, à leur sujet. Il les avait déjà vus en photo, bien sûr. Plein de fois ! Mais les voir là, merveille de technologie intégrée à une bâtisse aussi chargée d’histoire que le Capitole, c’était quand même autre chose.
D’un coup d’œil, il put enfin identifier tous les sons – les biiip, les vrrrrrrr et les psshhhh – qu’il percevait depuis l’extérieur. Il n’y avait là que deux machines, mais il s’agissait des tous derniers modèles car la ville venait de s’en équiper. En France, le système Rhapsody Blue n’avait été adopté qu’en début d’année passée et achevait tout juste sa mise en place. Le temps que l’intégralité de la population soit enregistrée dans la base de données française, deux ans se seraient écoulés. Théodore connaissait ces détails par cœur, à force de les avoir croisés dans tel ou tel article de journal.
Il allait s’avancer jusqu’au personnel dédié aux tapis roulants, lorsqu’un agent l’arrêta.
« Monsieur, vous devez d’abord patienter là-bas. On vous appellera de nouveau plus tard. Merci. »
Théodore déchanta lorsqu’il aperçut les deux séries de chaises qu’on lui indiquait. Attendre, encore attendre… Pourquoi lui fournir un horaire de rendez-vous si c’était, ensuite, pour lui demander de poireauter ? Aucune pitié pour les gens de son âge, qui souffrent et qui ont faim. Il jeta un œil à sa montre : il était bientôt midi, c’est bien ce qui lui semblait. La convocation indiquait 11 h 30.
Il se rassit en soupirant et, se tournant vers sa voisine, haussa les sourcils et pinça les lèvres. Il espérait s’en faire une compagne de ronchonnements, mais n’y trouva qu’indifférence et lassitude. Alors il reporta son attention sur les machines, admirant le délicieux ballet de personnes casquées entrant puis ressortant des cabines, et celui des couvre-chefs qui défilaient sur les tapis roulants.
« Monsieur Leroux… Monsieur Leroux ! Venez, c’est à vous », lui dit-on alors qu’il commençait à s’assoupir.
Le moment était enfin arrivé ! Il allait expérimenter cette invention d’un futur qu’il n’aurait jamais cru connaître un jour. Une machine à calculer l’empreinte cérébrale d’une personne… alors qu’à sa naissance, l’ENIAC[1] soufflait ses 10 premières et dernières bougies.
« Avancez par ici. Passeport ? Posez-le là, pour le scanner. Non, dans l’autre sens. Voilà.
— Vous savez, ma fille travaille à Rhapsody Blue, leur confia Théodore, un fier sourire pendu aux lèvres.
— Ah, vraiment ? Tenez, placez ce casque sur votre tête.
— Mais oui, elle commence aujourd’hui. Elle est impatiente comme tout ! Au siège, en plus. De l’autre côté de l’Atlantique.
— Ah très bien. Accrochez la sangle magnétique, s’il vous plaît. »
Il s’exécuta et trouva le petit « clic » très satisfaisant. Quant à l’agente, si elle ne réagissait pas à son histoire, c’était sans doute par jalousie.
« C’est plus léger que je ne pensais. On dirait vraiment un casque à vélo.
— N’est-ce pas ? Maintenant, allez-y. Entrez dans la machine. Attention à la petite marche. »
Pas besoin de le pousser, il pouvait trouver le chemin tout seul… À l’intérieur de la cabine, c’était comme on le lui avait décrit. Petite veilleuse et le célèbre morceau de George Gershwin dans les oreilles, avec une qualité audio fantastique. Il sentit son vieux cœur vibrer lorsque la mélodie s’emballa à grands coups de trompettes et de cymbales. Pas étonnant que les Américains aient élu cette chanson, ses neurones devaient être en fête dans son cerveau.
Et puis il dut ressortir, aussi groggy qu’après un parcours de montagnes russes plongé dans le noir.
« C’est tout ?
— Mais oui, monsieur, c’est terminé. Déposez votre casque ici, s’il vous plaît. Merci ! Vous recevrez un courrier de confirmation d’enregistrement dans un m… dans deux mois environ. L’administration ferme pendant les fêtes, ce qui retarde le processus. Surtout qu’on accueille beaucoup de monde en ce moment, comme la dernière limite approche. En tout cas… Bonne journée, monsieur.
— À vous aussi. »
Et voilà. Une heure d’attente pour… trois minutes d’expérience. Exactement comme dans les parcs d’attractions. C’était quand même un peu décevant.
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Notes de bas de page :
1. ENIAC : le tout premier ordinateur entièrement électronique. Il pesait plus de 30 tonnes pour une surface de 167 m2
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