Tokyo, jeudi 4 novembre 2032
« Here's my business card…[1] »
Dans la file d’attente vers la sécurité, Keitaro répétait mentalement les phrases anglaises que lui soufflaient ses écouteurs. D’après la vendeuse du Bic Camera[2] de l’aéroport de Narita, cette méthode produisait des miracles. Et des miracles, c’est exactement ce qu’il lui fallait !
Convaincu par ses arguments, il avait sorti sa carte de crédit et rajouté à son panier la paire de super-oreillettes-traductrices qu’il était venu chercher : les fantastiques wârudotronic. Wârudo, comme world – le monde – et « tronic » comme… comme quoi au juste ? Électronique ? Probablement. C’est en examinant les détails de son vol sur le site de réservation qu’il était tombé sur les publicités vantant ses mérites. Séduit par ce businessman japonais qui semblait aussi à l’aise à Londres qu’à Tombouctou, c’était devenu une idée fixe : il les lui fallait ! Pas pour multiplier les conquêtes exotiques comme le salarié de la TV, mais pour lui sauver la mise aux États-Unis.
« I had a nice trip, thank you … » répéta Keitaro en écho à son application.
Bizarrement, ça sonnait toujours plus juste dans sa tête que par sa bouche. Devrait-il murmurer à la place ? Il ne lui restait que quelques heures pour pratiquer, tant pis s’il passait pour un rigolo.
« Aï haaaado a naïçu tori'ppu. Sankyuuu », articula-t-il en laissant filtrer un mince filet de voix.
S’il étudiait depuis la veille avec tant d’acharnement, ce n’était pas uniquement pour pallier son niveau d’anglais abyssal. En réalité, ces exercices l’empêchaient de trop penser. Ils le distrayaient de ses peurs.
« J’ai fait bon voyage, merci », traduisit son logiciel d’apprentissage. Quelle absurdité. Comment pouvait-on apprécier un trajet en avion ? Le vide sous ses pieds, l’éventualité d’un crash, l’impossibilité d’évacuer en cas d’accident. Comment les gens parvenaient-ils à se détendre malgré tous ces facteurs ?
La dernière fois qu’il avait emprunté ces prisons volantes, c’était il y a trois ans, juste après ses noces. Saori n’avait cessé de le taquiner au sujet de sa phobie. Hélas, on ne pouvait se rendre à Hawaï autrement que par les airs. Il avait donc cédé, par amour.
Cette fois aussi, ce serait pour elle. Pour elle et son père, ce qui revenait au même. 14 heures de vol, seul, vers une destination où personne ne parlait japonais. Le cauchemar absolu ! L’épreuve la plus difficile qu’il ait dû surmonter jusque-là. Pire que son burnout. Pire que toutes les brimades de ses collègues à RBJ. Bien pire que sa déclaration à Saori. Pire que tout ! Comme il aimerait tourner les talons et disparaître…
« Monsieur, veuillez déposer vos affaires sur le tapis roulant, s’il vous plaît. »
Déjà ? Keitaro ôta ses écouteurs et obtempéra.
« Tenez, votre casque. Vous pouvez entrer en cabine. »
Un rappu-scan plus tard, il se dirigeait vers les portes d’embarcation. Il aurait aimé que les machines lui trouvent un souci de santé suffisamment grave – mais pas trop quand même – pour qu’on lui refuse le passage. Voilà ce qu’il aurait dû faire hier soir, plutôt que d’étudier : prendre une douche glacée, se laisser sécher sur son balcon puis dormir nu, la fenêtre ouverte. Hélas, l’idée lui était venue trop tard…
Le lendemain, Keitaro s'éveilla aux premières notes de son alarme. Plongé dans la pénombre, il lui fallut quelques minutes pour réaliser où il se trouvait. Cet immense lit deux places… Cet oreiller moelleux qui sentait bon la lessive. Ces épais rideaux couvrant les fenêtres. Tampa, la Floride ! Tout lui revint d’un coup. Son trajet interminable en avion, l’atterrissage en pleine nuit, et puis sa joie de retrouver la terre ferme. Il se souvint du chauffeur qui l’avait conduit à son logement de fonction, et de son empressement à se coucher, sans prendre le temps de visiter ou de défaire sa valise.
Ses doigts cherchèrent l’interrupteur de la lumière.
« Clac »
Émerveillement ! Keitaro cligna plusieurs fois des paupières, peinant à croire ce qu’il voyait. Ses lunettes ? Sur le tapis. Il se pencha pour les attraper et les fixa sur son nez. Cette chambre était gigantesque… et quel luxe ! Dire qu’il s’attendait à un banal hôtel… Mais pourquoi lui accorder cette suite digne d’un ministre ? Qu'espérait-on de lui ?
Un autre se serait senti flatté. Keitaro, lui, n’en tirait qu’une source d’angoisse supplémentaire. Le fameux symptôme de l’imposteur. Rien, absolument rien, ne justifiait qu’on le traite comme un roi. Que leur avait raconté Kikuchi, en plus de transmettre son minable rapport de bug ? Son beau-père l’avait-il piégé dans le but de l’humilier ? Lui avait-il inventé des qualités ou compétences pour mieux se débarrasser de lui ? Son ventre, pétri de stress, manifesta son mécontentement.
Sur la table de chevet, son portable continuait de diffuser en boucle la Première Gymnopédie d’Erik Satie. Le même morceau, encore et encore, depuis plusieurs mois. Il devait être maso… S’il l’avait choisi comme alarme, c’est parce qu’il lui rappelait sa femme ; au début de leur vie commune, Saori le jouait si souvent qu’il ne pouvait plus l’entendre sans penser à elle. Et chaque fois qu’il se réveillait seul, cette mélodie l'encourageait à poursuivre ses efforts en lui promettant de meilleurs lendemains. Aujourd’hui encore, malgré quelques pincements nostalgiques, c’est elle qui le poussa hors du lit, malgré la conviction qu’il s’aventurait en terrain miné.
« Finissons-en, pensa-t-il tout haut en se dirigeant vers la salle de bain, que je puisse rentrer pour fêter cet anniversaire. Si Saori n’est pas trop fâchée… »
Elle lui avait déjà fait une scène quand il avait raté celui de Jun. Avec le sien, ce serait le deuxième d’affilée…
Fraîchement sorti du bus, Keitaro leva les yeux sur l’immeuble de plusieurs dizaines d’étages que lui indiquait son portable. Ses vitres, pareilles à des miroirs, reflétaient le ciel avec une netteté impressionnante. Quelques palmiers, à sa base, complétaient le tableau. C’était là que siégeaient les Créateurs de Rhapsody Blue. Et là où il avait rendez-vous ce matin, au 42ème étage, salle de réunion B-3.
Les entrailles en vrac et la mâchoire crispée, il franchit le seuil et s’orienta vers les ascenseurs aux parois de verre. Dans l’une des cabines, deux employés en tee-shirt retinrent les portes pour le laisser entrer. Keitaro s’y faufila, remercia en inclinant la tête, puis s’abîma dans la contemplation de ses chaussures pour éviter d’avoir à leur parler anglais. Il regretta aussitôt. Observer, au-delà de ses pieds, le sol s’éloigner de plus en plus lui donna la nausée. Quel architecte sadique avait pu s’imaginer que ces sols transparents étaient une bonne idée ? N’avait-on aucune pitié pour les acrophobes[3] ? Il se retint de gémir et fit semblant de se frotter les yeux pour cacher le vide qui s’étirait sous lui.
Salle B-3.
Sois fort, Keitaro. Ne sois pas la viande, mais celui qui la mange.[4]
Un pas, puis deux et il pénétra en enfer. Un enfer sournois, camouflé sous les dehors d’une pièce éclatante de lumière et de raffinement. Une table ronde, à la surface blanche et vitrée, trônait au milieu, occupant la majorité de l’espace. Tout autour, les sièges bombés couleur de miel laissaient penser à des coquilles d’œuf à moitié brisées. Keitaro n’en avait jamais vu de tels, mais l’enfant en lui mourrait d’envie de les tester. Autre point remarquable : la vue, plongeante, sur le centre-ville de Tampa et la baie au-delà. Kikuchi n’avait pas menti sur ce point : il faisait un temps magnifique et le canal scintillait sous le soleil de 9 heures.
Un mouvement attira son attention : devant le tableau blanc – qui couvrait entièrement le mur de droite – se tenait un homme de haute stature, à la peau noire et au costume impeccable. L’inconnu se tourna vers lui et l’accueillit d’un franc sourire. Il se figea, incapable d’entamer la conversation.
« Bonjour ! Vous êtes Keitaro ? » lui demanda-t-il en anglais.
Ouf, jusque-là, il comprenait. Après avoir confirmé son identité, il hésita sur la conduite à adopter : s’incliner ? Lui serrer la main ? Donner sa carte de visite ? Dans le doute, il resta immobile, un sourire gêné plaqué sur son visage.
« Je m’appelle Denzel Ferguson. »
Son interlocuteur enchaîna avec une longue tirade qu’il conclut d’un « Bienvenue à Tampa ! ». Keitaro se mit à paniquer ; troisième phrase et il se sentait déjà perdu. Que faire… Lui demander de répéter ? Mais non, son oreillette ! Il l’avait presque oubliée. Il plongea la main dans sa mallette, récupéra le petit appareil et l’activa.
« S’il vous plaît, encore une fois.
— Mon nom est Denzel, réitéra l’employé. Je travaille pour le département de recherche de Rhapsody Blue US. Enchanté ! Qu’est-ce que c’est ? Vous avez des problèmes d’audition ?
— Non, c’est pour traduire, répondit Keitaro, enthousiasmé par son nouveau gadget. Et ça marche bien ! »
Un souci en moins. Et une première victoire sur son beau-père ! La conversation coupa court car un groupe de personnes pénétra dans la salle : deux femmes et deux hommes aux faciès très différents. L’un devait être indien. Pour les autres, difficile à déterminer. Des caucasiens, mais de quelle nationalité ? Pour lui, ils se ressemblaient un peu tous.
« Bien, nous pouvons commencer ! annonça Denzel lorsque tout le monde fut assis. Tout d’abord, merci à vous cinq d’avoir accepté de nous rejoindre. Vous venez tous de très loin, et Rhapsody Blue vous en est extrêmement reconnaissant ».
Keitaro soupira de soulagement. La traduction lui parvenait avec quelques secondes de décalage, mais elle était claire et limpide. Il se félicita pour son achat, sa meilleure décision depuis longtemps.
« J’espère que vous passerez un excellent séjour pendant la durée de votre mission. J’ai veillé personnellement à votre confort. Si vous avez besoin de quoique ce soit de plus, n’hésitez pas à venir me voir. Vos contrats seront prêts dans la journée, je m’en occupe au plus vite. »
La mission, quelle mission ? Un contrat ? De combien de temps ? Que lui avait caché Kikuchi ? Il jeta un regard anxieux à ses « confrères » et s’aperçut qu’ils semblaient tous aussi perplexes que lui.
« Rassurez-vous, personne parmi vous ne sait vraiment de quoi il retourne… Je vais tout vous expliquer dans un instant. Mais avant cela, je dois vous demander de signer un accord de non-divulgation. Rien de ce que je vais vous dire ensuite ne doit sortir d’ici. »
Si la fameuse mission concernait le « Bug Darshan », Keitaro comprenait parfaitement ces mesures de précaution. Il apposa sa signature en bas du document qu’on lui tendit, sans aucune hésitation.
« Bien. Passons aux choses sérieuses, reprit Denzel. Vous connaissez tous, j’imagine, le principe des codes Rhapsody Blue – ou Rhapso-code – générés à partir de l’analyse de l’activité cérébrale d’une personne. S’ils rencontrent autant de succès, c’est qu’il n’existe pas, à ce jour, de système d’identification plus fiable. Protéger cette réputation d’excellence fait partie intégrante de notre travail, ici, à Tampa. Et c’est également dans ce but que nous sommes réunis, aujourd’hui. Il se trouve que… comme vous le confirmera M. Keitaro Momoyama… nous sommes confrontés à une série de failles d’origine inconnue qui menacent notre crédibilité. »
Keitaro hocha la tête avec quelques secondes de retard, le temps que la traduction lui parvienne. Denzel avait-il vraiment utilisé le pluriel ? Il n’existerait pas qu’une faille, mais toute une série ? Le problème devait être plus grave qu’il ne le pensait… ou alors il avait mal compris.
« Nous avons constaté la présence de doublons. Un même code attribué à deux personnes différentes, ce qui crée des collisions et perturbe les machines. »
Ainsi, le « Bug Darshan » n’était pas un cas isolé. Intéressant… et inquiétant. Autour de lui, ses nouveaux collègues se mirent à s’agiter et à poser des questions tous en même temps, si bien qu’il ne reçut qu’une bouillie de voix entremêlées en guise de traduction. Manifestement, personne à part lui ne semblait au courant de ces incidents. Leur hôte appela au calme et poursuivit :
« Pour être tout à fait franc avec vous, il y a déjà longtemps que nous travaillons sur ces anomalies, sans jamais réussir à en trouver la source. En dehors de l’Agence – et de vous, maintenant – personne n’en a connaissance. Mais comme elles se multiplient depuis quelques mois, nous voici contraints d’accélérer la cadence pour résoudre cette énigme, avant qu’elle ne provoque un scandale international… »
Keitaro approuva de la tête. Si le monde apprenait l’existence de ces failles, ce serait la fin du système Rhapsody Blue… Les pays membres réclameraient compensation à l’Agence fondatrice. Ce qui entraînerait un chaos sans nom et une dette phénoménale pour le gouvernement américain.
« Bonne nouvelle, poursuivit Denzel en retrouvant le sourire, nous avons aujourd’hui une piste ! Ainsi que le groupe d’experts internationaux chargé de l’explorer. Messieurs, dames, bienvenue à Tampa. »
Keitaro sentit le regard de l’américain s’attarder sur lui, puis sur chacun de ses hôtes. Un expert, lui ? Expert en quoi ? Faisait-il allusion à son master en Intelligence Artificielle ? De là à parler d’expert… Ce n’est pas comme s’il avait publié des papiers de recherche ou autre.
« Excusez-moi, intervint la jeune brune à sa droite. Je suis un peu confuse, mais... Je ne vois pas en quoi je pourrais vous aider. Je n’y connais rien en nouvelles technologies. Je ne suis que généalogiste.
— Ça tombe bien. Pour cette mission, nous avions justement besoin d’un généalogiste. D’un médecin neurologue, aussi. D’un psychologue. Et d’un détective. Parmi vous, seul monsieur Momoyama se trouve être ingénieur, en plus de connaître les coulisses du système. En tant qu’employé de Rhapsody Blue au Japon, il sera votre chef d’équipe, ainsi que mon porte-parole pour cette mission. Et puisque c’est vous, Keitaro, qui nous avez fourni cette fameuse piste, je vais vous laisser l'expliquer. »
Toutes les têtes se tournèrent vers lui avant qu’il ne saisisse la fin de la traduction. Il déglutit. Voilà donc la vraie raison de sa présence ici ; une idée absurde issue de son cerveau épuisé, alors qu’il prenait son bain et songeait à la mort !
La réincarnation.
Le concept ne semblait pas effrayer Denzel, à croire qu’il était vraiment désespéré. Mais qu’en penseraient les autres ? Sans doute la même chose que ses collègues japonais – s’ils parvenaient à comprendre son anglais balbutiant. Et comme s’il n’était pas suffisamment dans le pétrin, le voilà propulsé chef d’équipe, alors qu’il peinait à communiquer. Si Denzel s’en était rendu compte avant, il aurait sûrement changé d’avis. Hélas, l’américain n’avait pas encore dû réaliser l’ampleur de la catastrophe.. Ce qui ne saurait tarder…
Quelque part à l’autre bout du monde, Koï-chan devait se frotter les nageoires.
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Notes de bas de page :
1.“Voici ma carte de visite” en anglais.
2. Grande chaîne de magasins d’électronique, à prononcer « Bikku Kamera ».
3. Personnes ayant une peur panique du vide
4. Réflexion inspirée du proverbe japonais 弱肉強食 (jaku niku kyō shoku) : les (gens) faibles sont la viande, les (gens) forts la mangent.
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