Tokyo, samedi 16 octobre 2031
« Brr brr… brr brr… »
Keitaro s’éveilla en ronchonnant. Les vibrations de son téléphone venaient de l’arracher à ses songes. Il extirpa l’appareil de son pantalon de costume et le fit rouler sur le tapis.
Pas de stores aux fenêtres du salon. Juste un fin rideau qui ne servait qu’à filtrer les regards indiscrets. Sans égard pour lui, une lumière froide baignait la pièce et lui piquait les yeux. Son cou l’élançait. Il souleva sa tête de l’accoudoir et gémit ; rien de tel qu’un bon torticolis pour entamer le week-end… Il se massa la nuque et se contorsionna sur le sofa, cherchant une position plus confortable pour de se rendormir.
« Kaaaa, kaaaaa, kaaaaa »[1]
Dehors, un corbeau laissa planer un rire. Même les oiseaux se moquaient de lui ! Keitaro attrapa un coussin et le plaqua sur son oreille gauche. Plus de lumière, plus de bruit, plus de souci. Hélas, l’ennemi n’avait pas dit son dernier mot : un vent frais, invisible et pernicieux, profita de la mauvaise isolation pour s’infiltrer jusqu’à lui. Il frissonna, se recroquevilla, serra ses bras contre son torse, pour finalement déclarer forfait dix minutes plus tard.
« Aaah, mooo, dame[2] ! Ça suffit. »
Il attrapa ses lunettes et se redressa pour se voir aussitôt assailli par un terrible mal de crâne. Allons bon… Impossible de rester coucher, assis ne convenait pas non plus. Une bonne journée en perspective ! Keitaro soupira, récupéra son téléphone et se hissa sur ses pieds qu’il traîna jusqu’à la cuisine ; il ne connaissait qu’un remède vraiment efficace pour les lendemains de cuite : le café. Médicament universel et omnipotent, l’antidote à toutes les afflictions – ou presque. Parfois, la bière s’avérait plus opérante, même s’il admettait qu’hier soir il en avait abusé… Or ce n’est qu’en buvant avec modération qu’il parvenait à apaiser, pour un temps, sa dépression. Et encore, aussi puissant soit-il, cet élixir ne résolvait pas tous les maux. La preuve, il ne ferait pas revenir sa femme à la maison.
Il sortit une tasse d’un placard mural, rajouta un peu d’eau à la cafetière, inséra une dosette et pressa le bouton.
En parlant de femme, la diode de son portable – posé sur le plan de travail – lui lançait des clins d’œil. Keitaro tendit la main vers l’appareil, espérant y trouver un message de Saori. À la place, il vit le nom d’Isamu s’afficher. Rien d’important : il le remerciait simplement pour la soirée d’hier. Mais d’ailleurs, 10 h 30 et personne debout ? L’appartement était étrangement silencieux…
Pendant que son café chauffait, il partit vérifier les chambres. Personne ici non plus. Il fouilla les autres pièces, sans succès. Un papier attira son attention sur la table de la salle à manger. Il reconnut l’écriture manuscrite de Saori, fine et appliquée. Son estomac, déjà fragilisé, se tordit un peu plus ; si elle avait quitté les lieux, aucune chance que ce mot lui apporte de bonnes nouvelles.
« Kei-chan, je viens de recevoir ton message.
C’est dommage que tu ne puisses pas rentrer… Jun et moi, on t’a attendu longtemps. J’ai essayé de le coucher, mais il ne fait que pleurer. Je n’arrive pas à le calmer. Je retourne chez mes parents, c’est plus simple. J’y resterai le week-end. Et pour Jun, ne t’inquiète pas, je lui souhaiterai un joyeux anniversaire de ta part.
Repose-toi. À la semaine prochaine. »
S. »
Keitaro souleva ses lunettes et se frotta les yeux, rongé par le remords. Si Koï-chan aimait tant sa fille, pourquoi leur rendait-il la vie si difficile ? L’anniversaire de Jun était prévu ce dimanche, ça il ne l’avait pas oublié. Il attendait ce jour depuis des semaines, impatient de lui offrir son cadeau. Son garçon allait fêter sa toute première année d’existence ! Et il ne serait pas là pour le féliciter.
« Mittomonai »[4]
Il était si fatigué… Fatigué de tout, même de la vie. Celle-ci devenait un fardeau qui pesait chaque jour un peu plus lourd sur ses épaules. Il se frotta les tempes d’une main en buvant son café de l’autre, le regard éteint. Comme il se sentait vieux… et seul. Et glacé… Un bain l’aiderait peut-être à surmonter sa journée ? Les jouets flottants de Jun lui tiendraient compagnie.
Café fini, Il rejoignit la salle d’eau où il actionna le bouton de remplissage automatique. En attendant le jingle de fin, il revint en cuisine chercher son mobile, puis se laissa choir devant le piano droit de Saori pour composer un message :
« Excuse-moi, Sao-chan. Je suis vraiment vraiment désolé… J’étais débordé cette semaine et hier soir, encore. J’espère que ça va se calmer bientôt. Pour ce week-end, je comprends… Je reste là, si tu n’es pas trop fâchée et que tu veux revenir. Et sinon, on reporte la fête à samedi prochain. »
Il faillit déposer son portable sur le couvercle du clavier, mais retint son geste en découvrant la couche de poussière accumulée à sa surface. Du bout des doigts, il dessina une forme de soleil sur le bois sombre, autrefois lustré, de l’instrument et soupira.
Comment en étaient-ils arrivés là ? Il reconnaissait qu’il rentrait souvent tard… mais son travail ne lui laissait pas le choix. D’un autre côté, il fallait remercier son bon salaire pour leur avoir permis d’emménager dans ce quatre pièces au cœur de Kagurazaka – surnommé « petit Paris » par les Tokyoïtes. Adepte de gastronomie française, Saori avait toujours rêvé d’y habiter. Keitaro se souvint de leurs premiers mois ici. Elle lui avait fait découvrir les galettes bretonnes – même s’il ignorait où se trouvait la Bretagne, l’amour du bon vin et le plaisir des déjeuners « à la parisienne » en terrasse au bord du canal. Elle avait également instauré une nouvelle tradition à la maison, celle des « dimanches café-croissants ».
Il revoyait sa silhouette, petite et frêle, assise sur le tabouret où il se tenait en ce moment. Ses longs cheveux aussi sombres et lisses que son piano. Son sourire timide, et cette canine de travers qui lui donnait l’air enfantin, comme ils lui manquaient ! Ce n’était pas une beauté, non. Elle était même plutôt ordinaire. Mais la douceur de ses gestes, de ses expressions et de ses mots avaient charmé Keitaro au point qu’il ose l’épouser malgré l’opposition de son père. Ils étaient heureux, alors. Ils baignaient dans l’insouciance, sans se préoccuper de l’opinion d’autrui.
Et puis elle avait cessé de sourire. De jouer et d’enseigner la musique, aussi. Finis les restaurants, bonjour la routine et la morosité, les crises de nerfs et les pleurs. Et puis l’absence… Le silence, de plus en plus pesant. Si seulement il était le bienvenu chez ses parents, il pourrait la rejoindre de temps en temps, elle et Jun…
Keitaro frissonna.
« Tiluloulitilouli ! Le bain est prêt dans une minute ! » clama l’interface de contrôle.
Avant de se déshabiller, il alluma son système sonore multi-pièces et sélectionna un album de blues. La musique l’avait toujours aidé à traverser les jours les plus sombres. Le blues en particulier lui permettait de relativiser. S’il ne saisissait qu’un mot sur cinq – la faute à son anglais désastreux – les voix plaintives des chanteurs suffisaient à exorciser une partie de ses peines.
Après une douche rapide, il se plongea dans l’eau chaude. Avec un soupir de soulagement, il laissa reposer sa tête contre la paroi et ferma les yeux.
« … You may be high,
You may be low,
You may be rich, child,
You may be po’,
But when the Lords gets ready
You’ve got to move. »
Saisi par le ton plaintif du morceau, Keitaro se boucha le nez et s’immergea tout entier. La mélodie se fit lointaine, parvenait déformée à ses oreilles. Il resterait bien ici pour toujours, coupé de toute réalité… Sauf qu’il étoufferait au bout d’un moment. Après tout, quelle importance ? Le regretterait-on vraiment, s’il disparaissait ? Il pourrait juste retenir sa respiration à l’infini jusqu’à ce que sa conscience s’éteigne…
… laisser ce monde derrière lui. Prendre le large et ne plus se soucier de rien.
… ne plus se soucier de rien et laisser les dieux décider de son sort…
… ou bien alors…
Une idée saugrenue lui traversa les méninges, réveillant au passage son instinct de survie. Il émergea d’un coup, le visage aussi rouge que le drapeau nippon. Il reprit son souffle, les yeux exorbités tel un moine inspiré par quelque vision divine. Mais bon sang, mais pourquoi pas ? Venait-il de trouver la clef du bug qui le torturait depuis une semaine ? Ce serait fantastique ! Les dieux l’avaient-ils entendu ? Avaient-ils eu pitié de lui ? Qu’importe, une faveur reçue du ciel, ça ne se refusait pas.
D’un bond, il se retrouva hors de l’eau, séché en trois coups de serviettes, un yukata[5] enfilé à la hâte. Puisqu’il était seul chez lui, personne ne lui reprocherait de travailler le week-end. Son ordinateur portable sur les genoux, il rouvrit son rapport de bugs pour y intégrer son trait de génie. Il ne le partagerait avec ses collègues qu'à son retour au bureau, après avoir préparé le terrain.
Les onze membres de son équipe remplissaient la petite salle de réunion. Keitaro constituait le douzième. Face à eux, leur manager. Comme tous les lundis matin, ils discutaient de l’avancement du travail de chacun.
« Alors Momoyama-san, et ce bug étrange rapporté par le service technique, ça donne quoi ? » demanda Kikuchi.
Keitaro sentit son cœur s’emballer. Il remonta ses lunettes sur son nez, se gratta la gorge et se redressa, mal à l’aise. Ses collègues braquèrent sur lui des regards curieux et insistants, telle une bande de rapaces tournoyant au-dessus d’une bête à l’agonie.
« J’ai passé la semaine entière sur cette histoire de rappu-co dupliqué, commença-t-il d’une voix mourante. J’ai tout testé, tout vérifié, sans trouver d’anomalie. Il semble que les rappu-scan aient réellement généré puis attribué le même code à ces deux personnes, le jeune indien et l’aïeule japonaise. Quant à la piste de la fraude, je la juge peu probable. Imaginons qu'il existe un moyen de perturber les machines, pourquoi les parents d’un gamin de trois ans s’amuseraient-ils à ça ? Surtout que le passeport du petit contredit les infos renvoyées par les ordinateurs.
— Un problème d’insertion en base de données ? s’enquit un collègue.
— C’est ce que j’ai cru au début, mais tout semble en règle. À vrai dire, je pense que cet incident ne vient pas de nous, mais du système lui-même. Je propose donc d’écrire au siège de Rhapsody Blue, aux États-Unis, pour leur rapporter le bug.
— Je vois, commenta Kikuchi. En fait, je m’en doutais ! Je n’aurais jamais dû vous confier ce ticket. Je ne sais pas ce qui m’a pris de vous faire confiance. Matsumoto-san ?
— Oui, Kachô ?
— Puis-je vous charger de cette… ?
— Attendez ! J’ai peut-être une idée, reprit Keitaro, sa voix grimpant dans les aigus. »
Et voilà, le moment tant redouté. Deux jours plus tôt, son intuition lui paraissait à peu près censée. Ce matin, il craignait de passer pour un simple d’esprit. Il inspira brusquement. Allez Keitaro, exprime-toi ! Qu’est-ce que tu risques, après tout ? On te prend déjà pour un idiot.
« Eh bien ? s’impatienta Koï-chan.
— Je je je… Je me demandais si… je veux dire, cette mamie japonaise qui partage le même code que Darshan… Elle est décédée n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Quant au garçon, il est né plusieurs mois après sa mort…
— Tout à fait.
— Je pensais… Peut-être que les machines ont raison. Peut-être qu’il s’agit bien de la même personne.
— Momoyama, je ne comprends rien à vos élucubra…
— Je me suis demandé si nous faisions face à un phénomène de réincarnation, le coupa Keitaro, enchaînant les mots à toute vitesse pour s’assurer de ne pas être interrompu. »
Un silence gêné tomba sur la salle. Le temps stoppa sa course comme si les Dieux venaient de presser le bouton pause, s’amusant à figer les plus belles grimaces de leurs créatures : lèvres déformées, yeux exorbités, fronts contractés, sourcils tordus.
Un premier éclat de rire sonna le glas de leur petit jeu. D’autres résonnèrent en échos jusqu’à ce que la pièce entière en soit emplie. Seules trois personnes échappaient à l’hilarité générale : Isamu, Keitaro et leur manager.
« Intéressant », commenta Kikuchi au bout d’un moment.
Le calme revint. Keitaro, les joues cramoisies, attendit la sentence.
« Puisque votre théorie semble mettre les gens d’aussi bonne humeur, il serait dommage d’en priver les employés du siège. Vous la mentionnez dans votre rapport, n’est-ce pas ?
— Euh… Oui.
— Dans ce cas, traduisez-le en anglais et transmettez-le-moi. Je le relirai avant de l’envoyer à RB-USA. N’oubliez pas de préciser qu’il s’agit de vos recherches et conclusions personnelles. J’insisterai de toute façon sur ce détail dans mon e-mail à leur intention.
— Wakarimashita[6]. »
Keitaro déglutit. Il s’était trompé sur un point : il risquait bien plus gros que ce qu’il s’était imaginé. À savoir, sa crédibilité auprès des créateurs du système. Les Américains se paieraient probablement sa tête, eux aussi… Hélas, les dés étaient jetés. Il ne pouvait désobéir sous peine de perdre son travail – ainsi que la guerre qu’il menait avec son beau-père. Quant à la face, il l’avait déjà perdue il y a longtemps.
Deux semaines – et un anniversaire – plus tard, Keitaro revenait d’une énième corvée de photocopies quand il trouva dans sa boîte un e-mail de son chef.
« Momoyama, pourriez-vous passer à mon bureau ce matin ? J’ai du nouveau pour vous. C’est urgent, je vous attends. »
Une boule se forma au fond de sa gorge. Il détestait ce genre de messages ambigus. À chaque fois, il s’imaginait le pire. Son beau-père devait prendre plaisir à le torturer ainsi. Quel imbécile.
Parvenu devant le bureau de Kikuchi, il inspira pour se donner du courage, puis ouvrit la porte et referma derrière lui.
« Ah, Momoyama. Je vous attendais. Sale temps aujourd’hui, n’est-ce pas ? »
Il acquiesça. Si le ciel était grisâtre, Koï-chan, en revanche, semblait d’excellente humeur. Ses lèvres épaisses esquissaient un sourire presque bienveillant. Devait-il s’en inquiéter ?
« Vous souhaitiez me dire quelque chose ? »
Pourvu qu’il ne lui pose aucune question relative à son anglais… Il n’avait pas traduit lui-même son rapport : Isamu s’était empressé de lui rendre ce service en échange de son aide sur un de ses tickets. Si tous deux s’en étaient tirés à bon compte, Keitaro avait pris un risque en confiant cette tâche à un autre : Kikuchi n’était pas dupe et n’appréciait sûrement pas d’avoir perdu cette occasion de l’humilier.
« Oui. Le siège m’a contacté ce matin.
— Ah ?
— Ils voulaient savoir si l’on pouvait se passer de vos services quelque temps. »
La respiration de Keitaro resta bloquée dans sa gorge. Il sentit ses mains trembler.
« Comment ça ? Je… Je ne comprends pas. »
Kikuchi garda le silence un moment. Il semblait se délecter de son désarroi. Enfin, il se décida à lâcher le morceau :
« Vous êtes convoqué d’urgence à Tampa, aux US.
— M… moi, aux US ?
— Eh bien oui, ils vous réclament personnellement. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ils disent avoir apprécié votre rapport. »
Keitaro nota le haussement de sourcil et le sourire en coin de son chef. Ah, comme il le haïssait ! Lorsqu’il se parait de cet air dédaigneux et satisfait tout à la fois, c’est qu’il lui réservait quelque surprise désagréable. Dans ces moments-là, il se sentait aussi misérable qu’un paillasson à l’assaut de ses souliers Richelieu en pleine saison des pluies.
« Ah, vraiment…
— Votre avion part demain soir. Allons Momoyama, ne faites pas cette tête… Vous savez qu’il y fait grand beau avec 26 degrés, ces jours-ci ? Je vous envie. C’est comme ça presque toute l’année en Floride. Et puis je ne m’inquiète plus pour votre anglais. La qualité de votre rapport m’a impressionné. Je vous félicite pour vos progrès ! »
Keitaro choisit d’ignorer sa dernière remarque, ainsi que l’omission du suffixe honorifique à son nom.
« Mais… et Saori ? »
Ce week-end là, c’était son anniversaire à elle, trois semaines après celui de Jun. Kikuchi le savait, mais il balaya l’excuse d’un revers de main.
« Elle comprendra, je lui expliquerai. Je compte sur vous, Momoyama. Ne me décevez pas, cette fois. Tenez, voici votre billet. Bon voyage ! »
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Notes de bas de page :
1. Onomatopée japonaise communément utilisée pour le cri du corbeau.
2. “C’est impossible” ou “sans espoir”, en japonais
3. Au Japon, comme l'eau du bain sert à plusieurs membres de la famille, on se nettoie sous la douche avant d'y entrer.
4. "Quel honte" ou "quel déshonneur" en japonais.
5. Kimono léger porté comme peignoir, ou bien comme tenue légère en été.
6. “J’ai bien compris”, en japonais.
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