Toulouse, samedi 16 octobre 2032
Journal étendu sur ses genoux, Théodore remuait inlassablement sa cuillère dans son café au lait.
« Diding… Diding… Diding… »
Comme tous les matins, il parcourait les titres de la Une en les commentant à voix haute. À ses pieds, son unique interlocuteur se régalait de ses croquettes avec force ronronnements.
« Nouvelle manifestation du Mouvement pour la Protection de l’Enfance, à Paris, ce matin… Blablabla milliers de parents dans les rues… Blablabla veulent réhausser l’âge obligatoire du premier Rhapso-scanner… Gnagnagna peur des effets secondaires sur les cerveaux des plus jeunes. Pfff, c’est vraiment n’importe quoi. T’entends ça, Ernestine ? Les gens confondent tout. Les rayons X, la radioactivité, ok, je comprends que ça puisse faire peur. Mais là… »
Il jeta un œil à son chat qui, à part une légère torsion de son oreille droite, ne montrait aucun signe d’intérêt pour la question.
« T’en as rien à faire toi, pas vrai ? Les animaux, on ne les Rhapso-scanne pas. Ou plutôt, pas encore… Et puis je te connais assez pour savoir que t’irais jamais te geler les miches à manifester pour si peu. Alors qu’une petite révolution anti-malbouffe, ça, on ne dirait pas non ! Hein que j’ai raison ? À bas l’importation de croquettes industrielles ! Du poulet bio à chaque repas, pour tous les vieux chats d’intérieur. »
Ernestine leva enfin la tête pour approuver d’un miaulement – ou réclamer du rab, c’était selon. Théodore ricana en redressant son journal.
« C’est bien ce qui me semblait. »
Puis il songea à ses petits-enfants, directement concernés par la polémique autour des Rhapso-casques. Pourquoi faire autant d’histoires à ce sujet ? Il existait des problèmes tellement plus graves… Alors que Rhapsody Blue, ça c’était le progrès ! Une barrière anti-pandémie, anti-terrorisme, anti-fraude et un excellent outil pour repérer les maladies à un stade précoce. Les gens étaient stupides… ou pas assez éduqués, c’était selon. Heureusement, ses petits à lui, il leur apprendrait l’important. Il leur fournirait les outils nécessaires. Les pauvres… avec tout ce qui les attendait.
Théodore plaignait sincèrement la jeunesse d’aujourd’hui. Son enfance à lui, et même sa vie d’adulte, lui semblaient paisibles en comparaison. Du haut de ses 76 ans, il avait quand même vécu mai 68. Et puis la guerre froide. Deux chocs pétroliers aussi. Mais en ce temps-là, on ne parlait pas de toutes ces histoires de scanners aux frontières, de pandémies, de changement climatique, de pollution des sols, de montée des eaux, d’extinctions de masse des espèces, de décroissance, de fin du monde… À chaque époque ses tourments. Et pourtant, pouvait-on faire pire que ceux d’aujourd’hui ?
Il soupira et tourna la page. Les temps changeaient, de plus en plus vite. Et en bon historien retraité, il aimait suivre le cours des événements, qu’il s’amusait à comparer avec ceux d’époques révolues. Sa conclusion ? Les hommes n’apprenaient jamais. Ils perpétuaient leurs erreurs, encore et encore, multipliant les catastrophes dans un enchaînement qui allait toujours crescendo.
D’un air las, il recommença à touiller son café, toujours dans le même sens. Horloge liquide à moteur humain qui tintait à chaque seconde au lieu de marquer les heures comme ses cousines mécaniques.
« Diding… Diding… Diding… »
Enfin, il but une première gorgée sans se formaliser de la température – tiède, presque froide. Détail insignifiant en comparaison de tous les malheurs survenant à chaque instant dans le monde. Qu’était-ce qu’un café tiède pour ces 867 victimes d’une coulée de boue en Colombie ? Rien. Absolument rien du tout.
Ah ! Ce bruit dans la tuyauterie : sa femme venait de se lever. Il était temps pour lui de jouer les fées du logis pour ajouter un peu de magie à sa matinée. Il replia son journal puis se hissa hors de sa chaise en grognant. Maudits genoux… Hop, un couteau, deux beaux morceaux de pain à griller, de l’eau dans la bouilloire électrique, une tasse toute propre et son sachet de thé à la bergamote… Quoi d’autre ? Ah oui, sortir la confiture et le beurre du frigo, et la serviette de table fleurie du tiroir. Par souci d’esthétisme, il arrangea le tout de façon bien symétrique avant de retourner s’asseoir. Timing parfait, comme d’habitude : son épouse le rejoignit aussitôt qu’il eut redéployé son journal. Il sourit, pas peu fier de lui.
« Bonjour ma Suzon, dit-il en lui présentant son front. »
Suzanne y déposa un baiser. Théodore sourit, heureux, puis la suivit des yeux tandis qu’elle s’adonnait à son propre rituel : cueillir son arrosoir rouillé pour le remplir à ras bord. En bonne ex-fleuriste, elle avait l’habitude de s’occuper des plantes dès son réveil.
« Bien dormi ?
— Mmh… »
Contrairement à lui, Suzanne n’était pas du matin. Mais il aimait la taquiner et ne se lassait jamais de ses réactions. Elle adoptait un langage particulier au saut du lit. Très animal. Composé de sons rauques et grondants qu’il avait appris, au fil des années, à déchiffrer. Son dernier trémolo, par exemple, signifiait « oui, autant que possible ». Les mauvais jours, il s’étalait comme un soupir. Et les meilleurs, il s’élevait en un son bref, légèrement plus aigu. Cinquante ans de pratique pour en déchiffrer les nuances. Aujourd’hui, il estimait avoir atteint le plus haut degré de maîtrise et s’en vantait à qui voulait l’entendre.
Lorsqu’elle se fut éloignée, arrosoir en main, il s’effaça derrière ses feuilles de papier recyclé.
« Diding… Diding… Diding… »
« Inondations… Typhons… Tempêtes de neige, commenta-t-il en haussant la voix afin que Suzanne l’entende. On n’est pas si mal à Toulouse, finalement. Ça ne tourne pas toujours très rond, mais bon. Tiens ! T’entends ça, ma Suzon ? Les premières tomates cultivées sur Mars… Regarde-les dans leurs serres ! Je n’y aurais jamais cru y’a vingt ans. »
Sa cuillère resta suspendue en l’air tant il se passionna pour l’article. Celui-ci méritait de rejoindre sa collection ! Il se pencha pour extirper une paire de ciseaux d'un tiroir et découpa bien proprement l’objet de ses convoitises.
« Suzon, tu m’apporterais mon classeur ? Et du scotch, s’il te plaît. Merci, amour ! »
Sa femme obtempéra en grommelant. Théodore ouvrit son dossier à la bonne catégorie, puis tourna les pages à la recherche d’un espace vacant.
« Exploits sportifs… Affaires criminelles mystérieuses… Événements historiques ? Non, pas vraiment… Inventions extraordinaires… Ah voilà ! Conquête spatiale. »
« Shlack » fit le déclencheur du grille-pain. Sa ronde terminée, Suzanne refaisait chauffer ses tartines – elle les aimait ainsi, bien croquantes, légèrement calcinées.
« C’est quand même n’importe quoi ces histoires de colonie martienne, dit-elle lorsque le thé lui eut délié la langue. Pourquoi gaspiller cet argent sur une planète dont tout le monde se fiche ? »
Du coin de l’œil, il l’observa recouvrir ses toasts avec énergie. Deux tiers de beurre pour un tiers de confiture. Comme toujours. Il leva les yeux au ciel à sa remarque ; Suzanne était d’un terre à terre… Une amoureuse du pratico-pratique. Et une indécrottable antiprogressiste. Mais ce n’est pas aujourd’hui qu’elle changerait, inutile de se fatiguer à argumenter. À la place, il s’appliqua à scotcher son article en suivant bien les lignes du papier quadrillé.
Petite gorgée de café. Théodore reprit sa lecture.
« Dernier appel aux Français pour l’enregistrement au système RBF, lut-il à haute voix.
— Système quoi ?
— Mais enfin, Suzanne… RBF, Rhapsody Blue France. Dernier délai, 31 janvier : tu devrais prendre rendez-vous, trois mois, ça passe vite.
— Oh… C’est leur truc avec les casques, là ?
— Tout à fait. Le truc… avec les casques.
— Tu l’as fait, toi ?
— Pas encore, j’y vais le mois prochain. »
Elle soupira et reposa dans son assiette le reste de pain qu’elle s’apprêtait à déguster.
« Un problème ?
— C’est vraiment obligatoire ? Même pour les personnes âgées ?
— Oui… Seuls les moins de 6 ans sont dispensés, à moins qu’ils ne traversent la frontière : dans ce cas, personne n’y échappe.
— Tu vois, c’est ça qui m’inquiète. Puisqu’il y a une limite d’âge, ce doit être nocif, non ? L’autre jour, Léonie a rapporté un papier de l’école, tu te souviens ? Une pétition des parents pour protester contre la sortie scolaire de janvier… Les profs sont supposés amener les plus de 6 ans à la mairie pour faire enregistrer ceux qui ne le sont pas encore.
— Suzanne… Ce ne sont pas des rayons X. Il n’y a absolument aucun danger.
— Ça, c’est toi qui le dis. En plus, je déteste l’idée que tout passe par ordinateur… Je préfère les documents papier. C’est plus concret. On peut les voir, les toucher… »
Théodore sourit à l’abri de son journal. Il reconnaissait bien là sa Suzon.
« Oui. C’est plus concret…
— Tu ne comprends pas. Avec leur système à la noix, qui sait ce qu’ils récupèrent comme informations ? Ou ce qu'ils en font ? On ne peut pas vérifier. Tu ne trouves pas ça effrayant, toi ? »
Il abaissa son journal le temps de lui adresser un regard amusé.
« Pff… Ils peuvent bien récupérer ce qu’ils veulent. Je n’ai rien à cacher. Ni maîtresse, ni casier judiciaire, ni compte en Suisse. Mais je comprendrais que toi, tu souhaites protéger tes amants.
— Ce que tu es bêêête, commenta-t-elle en riant. »
Suzanne leva sa tartine et mordit dedans, signe qu’elle allait mieux. Un morceau s’en détacha et tomba dans son thé fumant. Théodore observa un instant les arabesques qu’il dessinait à la surface, puis termina son café, petit doigt en l’air, rassuré et fier de sa bonne blague. Le sujet était clos, pour le moment.
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