Tokyo, lundi 11 octobre 2032
12:03.
Keitaro ôta son casque audio pour se rebrancher au monde. Immergé dans un morceau de Debussy – Clair de Lune en ré bémol majeur de la Suite Bergamasque, son mouvement favori – il avait failli rater l’heure de la pause.
Il leva le nez de son ordinateur pour guetter le départ de ses collègues. Il dut se tordre un peu le cou car son nouveau bureau, côté fenêtre et isolé des autres, offrait une mauvaise visibilité sur l’open-space. Peu à peu, il les vit partir déjeuner en petits groupes. Aujourd’hui encore, personne ne prit la peine de l’inviter. On ne le regardait même pas, comme s’il n’existait plus.
Il disparut à nouveau derrière son écran, pinça la fine branche de ses lunettes, les remonta sur son nez, puis soupira. D’habitude, c’était plutôt les vieux qu’on exilait ainsi pour les inciter à partir. Lui n’avait pas encore fêté ses 34 ans. À ce rythme, on l’aura déplacé dans le couloir d’ici l’âge de la retraite. Ou pire encore, sur le toit ! Histoire de lui donner, en plus, des idées de suicide. Si d’aventure on en arrivait là, ce ne serait même pas le froid, ni la chaleur, ni la honte qui l’ennuieraient le plus, mais l’absence de distributeur de café à proximité… Ça, ce serait vraiment terrible.
Ou peut-être qu’il se mentait à lui-même. Peut-être qu’en effet, la honte ou la solitude le terrasseraient bien avant. Mais il resterait à son poste, quoi qu’il lui en coûte. On ne se débarrasserait pas de lui si facilement !
Son regard se porta sur les jardins du parc Hibiya, dix étages plus bas. Plutôt que de s’apitoyer sur son sort, pourquoi ne manger dehors et profiter du beau temps ? Il pourrait même proposer au junior de le suivre ; lui aussi restait souvent sur le carreau.
« Zzzbllaff »
Une liasse de documents s’écrasa sur son bureau, le faisant sursauter.
« J’en ai besoin pour la réunion de 13h, quinze copies devraient suffire. Je peux compter sur vous, Momoyama[1] ? La tâche ne vous paraît pas insurmontable ? »
Devant lui se tenait son manager, monsieur Gentarô Kikuchi. Un petit homme d’une soixantaine d’années. Des yeux boursouflés et une lèvre inférieure proéminente lui valaient le surnom – plus ou moins affectueux – de « Koï-chan »[2]. Bon bougre avec tout le monde sauf avec les jeunes, les étrangers et puis son beau-fils, Keitaro.
Pas de chance…
« Je m’en occupe, kachô[3].
— Bien. »
Koï-chan tourna les talons direction la cafétéria. Keitaro se mordilla l’intérieur des joues en toisant le tas de papiers venu gâcher sa pause. Une fois son n+1 hors de vue, il s’en saisit d’un geste las, puis s’orienta vers la porte.
« Bon appétit ! lança-t-il au junior en passant près de lui.
— Merchi, répondit Isamu, une main sur la bouche pour en dissimuler le contenu. »
Un téléphone sonna. Ils s’immobilisèrent, puis échangèrent un coup d’œil.
« Ils rappelleront. Mange donc… »
Le seul point positif de la photocopieuse, c’est qu’elle se trouvait juste à côté d’un distributeur automatique, dans l’un des nombreux couloirs de l’agence Rhapsody Blue Japan – ou RBJ, à prononcer « Aru-bii-jii ». Keitaro inséra une première feuille dans la machine et profita de l’impression pour se servir un café, le troisième de la journée. De quoi distraire son estomac le temps d’achever ses corvées.
Quel beau gâchis de talents ! se dit-il en observant le flot de papiers recraché par l’appareil. Voilà à quoi lui servait son master en Intelligence Artificielle. S’il avait su, il n’aurait jamais accepté de se laisser pistonner par son oncle – un membre haut placé dans la hiérarchie. Travailler pour le gouvernement, il avait imaginé ça un peu plus… glorieux ! « Tu y seras mieux », lui avait assuré son oncle. « Dans l’administration, on n’exploite pas les gens et on reconnaît leur valeur ». Balivernes… En trois ans, il comptait déjà un bon million de photocopies à son actif. Et le double de regards méprisants. Il lui arrivait même de regretter son emploi précédent – programmeur dans une banque japonaise réputée. Cette expérience s’était finie en burnout, mais au moins il n’y servait pas d’homme à tout faire.
Il conclut ses réflexions d’un « sluuuurp » bien sonore en expédiant le reste de sa boisson.
Alors qu’il approchait de la fin de sa besogne, la frimousse juvénile d’Isamu parut dans son champ de vision. Avec ses petites lunettes carrées et sa chemise bien repassée, il ressemblait encore à un étudiant, le genre à lever la main tout le temps pour donner la réponse. Pas étonnant que sa tête ne revienne pas non plus à Koï-chan… La différence, c’est que lui n’avait pas eu le culot d’épouser sa fille unique.
« Eeeeto[4]... Momoyama-san ?
— Hai ?
— Le téléphone… Il n’arrête pas de sonner à différents postes, sauf au mien. Ça sonne chez vous aussi, mais je n’ose pas décrocher !
— Ah. Wakatta[5]. J’arrive. »
Keitaro récupéra les dernières feuilles – encore chaudes – de la machine, jeta son gobelet vide et rejoignit son bureau à grandes foulées. Aurait-il le temps de déjeuner ? Rien n’était moins sûr. Il jeta un œil à son répondeur téléphonique : pas de messages. D’une main tremblante de stress, il déverrouilla son ordinateur et vérifia sa boîte mail. Il y trouva deux nouveaux courriels aux intitulés alarmants.
« URGENT – erreur en base de données »
« Fwd: URGENT – erreur en base de données »
Il s’apprêtait à ouvrir le premier quand une jeune femme en tailleur noir déboula dans l’open-space, essoufflée. Keitaro plissa les yeux. Ce visage… Il l’avait déjà vu lors d’un gokon[6] d’entreprise. Qui était-ce déjà ? Impossible de se souvenir de son nom. Il se rappelait juste qu’elle était beaucoup plus maquillée ce soir-là, dans ce bar où il avait autrefois rencontré sa femme. Plus souriante et plus avenante, aussi. C’était l’époque où, fraîchement embauché, il avait encore la cote avec les filles de RBJ – c’est-à-dire, l’époque où on ne le confondait pas encore avec un meuble. Ça n’avait pas duré longtemps…
Il redressa ses lunettes et adopta un air concentré lorsqu’il la vit balayer la salle du regard. Peine perdue… Le bruit de ses talons martelait à nouveau le sol. Du coin de l’œil, Keitaro distinguait son tailleur noir se rapprocher comme une ombre de son bureau. Intimidé par sa démarche raide et rapide, il s’enfonça dans sa chaise roulante matelassée, paré à essuyer la tempête. Elle se tenait maintenant à l’autre bout de la table, bras croisés, impossible à ignorer. « Kanae Arai, soutien technique », mentionnait le badge à sa poitrine. Il baissa aussitôt les yeux par crainte d’alimenter la tourmente en créant un quiproquo – surtout qu’il se fichait pas mal de la taille de son bonnet.
Kanae se pencha vers lui, les sourcils – impeccablement épilés – froncés d’impatience.
« Je n’arrête pas d’appeler depuis vingt minutes. Pourquoi personne ne décroche ? Vous êtes là vous, pourtant ! »
Pas de bonjour, ni rien. À croire qu’il possédait un faciès encourageant autrui à le traiter comme un chien. À moins que les médisances de son beau-père ne se soient infiltrées jusqu’au soutien technique ?
« Ah, désolé. Mes collègues sont en pause et je…
— Vous avez lu mes e-mails ?
— Non, pas encore.
— Alors dépêchez-vous. Nous avons une urgence. »
Keitaro ne se fit pas prier plus longtemps. Sa souris, moite de sueur, glissa sur le premier message. Il cliqua et parcourut le contenu des yeux. Son cœur manqua un battement lorsqu’il parvint à la dernière ligne. Non, il avait dû mal comprendre ! Il relut une seconde fois, ce qui ne lui apporta aucun réconfort. Il ouvrit le deuxième message et y trouva la même chose rédigée sur un ton plus pressant. Ses épaules s’affaissèrent, ses mains retombèrent sur ses genoux. Une sorte de brouillard envahit son esprit. L’espace de quelques secondes, il fut incapable de réfléchir. Lorsqu’il s’aperçut qu’il retenait sa respiration, il inspira brusquement, écarta sa chaise roulante de la table et se tourna vers la jeune femme, perplexe.
« C’est… vraiment étrange, en effet. C’est même impossible. Je ne… Non, je ne vois pas comment c… Êtes-vous sûre que ce n’est pas un problème technique ? Une machine qui déraille ? Une erreur humaine ?
— Yoroshiku onegai shimasu[7], répondit-elle en s’inclinant. Je compte sur vous pour tirer ça au clair. »
Elle tourna les talons et disparut sans un mot de plus. Une fois seul, Keitaro relut une troisième fois l’email, phrase par phrase, mot par mot, cherchant la faille. Il n’en trouva aucune, ce qui le plongea dans un conflit interne, à mi-chemin entre le fou rire et la panique généralisée.
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Notes de bas de page :
1. Aucun suffixe honorifique n’est utilisé après le nom, ce qui est très irrespectueux.
2. Les carpes Koï sont des poissons d’ornement très populaires au Japon.
3. Surnom donné aux chefs de service dans les entreprises japonaises.
4. Marque l’hésitation ou l’embarras en japonais. Équivalent du “euuuh” français.
5. “Compris.”
6. Rendez-vous de groupe entre étudiants ou collègues célibataires dans le but de former des couples.
7. Je m’en remets à vous”, “je compte sur vous”.
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