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Uruguay, août 2032

Le Sharon.

Un ferry de belle taille dont la rouille trahissait les années. Son bord pouvait accueillir une centaine d’âmes et sa mission consistait à les transporter d’une rive à l’autre du Río de la Plata, six fois par jour, sept jours sur sept. Un dur labeur pour un si vieux navire, à en croire les grincements sinistres de sa carcasse fatiguée.

« Booooooh. »

Parvenu aux abords de Colonia del Sacramento, le transbordeur ronfla pour annoncer son arrivée. Comme chaque soir, il cracha une dernière flopée de passagers avant de couper ses moteurs jusqu’au lendemain. Au-dessus du pont, quelques mouettes affamées tourbillonnaient sur fond de ciel crépusculaire. Et sur le quai, un officier surveillait le débarquement.

« C’est par là », précisait-il en espagnol à chaque brochette de voyageurs.

Son doigt tendu indiquait les portes du terminal – étape obligatoire pour franchir la frontière. Une brise hivernale[1] s’engouffra dans les rangs, envoyant valser les jupes et pirouetter les queues de cheval. Les moins habillés frissonnèrent et pressèrent le pas. À l’approche des portiques de sortie, une femme lâcha les pans de sa veste bleu marine à paillettes pour fouiller dans son porte-monnaie. Elle en sortit quelques pesos[2] qu’elle distribua à sa famille.

« C’est drôle, y’a des animaux dessus, commenta sa fille. Fais voir les autres ?

— Plus tard, cariño. Mets ta pièce, c’est ici qu’on paie. »

Une petite main s’éleva pour déposer son dû.

« Clicling ! »

Prochaine étape : se présenter à la douane. La femme à la veste étoilée soupira en constatant la lenteur des files d’attente. Les lieux avaient bien changé depuis quelques années. Autrefois, il aurait suffi de montrer son passeport pour pénétrer en Uruguay. Aujourd’hui, en réaction aux grandes épidémies et au flux accru de migrants illégaux, les procédures de contrôles avaient atteint des proportions frisant l’absurde. On s’en remettait désormais aux machines qui, seules, déterminaient qui pouvait entrer ou non.

« Biiip » faisait le scanner automatique de papiers d’identité.

« Vrrrrrrr », le tapis roulant où s’alignaient des sortes de casques à vélo dont on coiffait les gens, une fois leur tour venu.

« Psshhhh », les portes des cabines blindées qui avalaient les passagers casqués, les uns après les autres.

La famille sursauta lorsque s’élevèrent des cris de protestations : l’une des machines venait de recracher un individu jugé inapte à traverser. Les chiens de la sécurité de mirent à aboyer, créant un vide autour d’eux. Une fois réduit au silence, l’indésirable fut rapidement reconduit à l’extérieur, sans aucune explication. Depuis la file d’attente, la femme à la veste couleur nuit déglutit en le suivant des yeux. Enfin, elle se tourna vers ses enfants, leur prit les mains et leur adressa un sourire pour les rassurer :

« Préparez-vous, les chéries, ça va être à nous. Donnez-moi vos affaires – ou donnez-les à mamie – on va les poser sur le tapis. »

Un agent s’approcha d’elles, un casque à la main. La femme se redressa, le visage crispé, les yeux agrandis par la crainte.

« Quel âge, la petite ? »

Pas de bonjour, ni aucune émotion dans sa voix. On aurait dit une sorte d’automate sans âme. Si elle n’avait craint d’être mise à l’arrêt, elle lui aurait accordé un pourboire pour saluer sa prestation de parfait petit douanier.

« Quatre ans et demi. »

L’homme hocha la tête avec raideur.

« Elle peut venir avec vous. Ou avec madame, ajouta-t-il en avisant la doyenne du groupe.

— Elle viendra avec moi.

— C’est la première fois ? Vous êtes déjà enregistrées en Uruguay ?

— Nous trois, oui. Elle, non.

— Dans ce cas, présentez son passeport au scanner. Pour vous trois, c’est pas nécessaire. Tenez, voilà vos casques. »

« biiiip », « vrrrrrr », « psshhhhh »…

Les portes se refermèrent sur la mère et sa fille, les plongeant dans l’obscurité. Au sommet de la cabine, une série de lettres lumineuses tenait lieu de veilleuse : « RBU system ». La mère étrécit ses yeux, lançant un reproche silencieux à cette inscription qui, elle au moins, ne risquait pas de la verbaliser pour insubordination. Bientôt, une sorte de bruit de ventilateur indiqua le début de l’examen.

« J’ai peur, mamá…

— Chhhut, ferme les yeux. Tout va bien aller. »

Elle resserra ses bras autour du petit corps de sa fille, assise sur ses genoux. Celle-ci sembla se détendre lorsque les premières notes d’un morceau de classique jaillirent du casque qui recouvrait leurs oreilles. La mère berça son enfant jusqu’à ce que la musique cesse, trente secondes plus tard. « Psshhhhh » ! La porte se rouvrit. Hélas, pas du bon côté. La femme à l’intérieur cligna des yeux pour se réhabituer à la lumière et observa l’agent sans comprendre.

« Madame, par ici s’il vous plaît.

— Il y a un problème ?

— … Venez avec moi.

— Mais j… »

Coup d’œil paniqué vers le reste de la famille qui avait déjà franchi les douanes. On leur ôta leurs casques, leur en fournit d’autres, puis on les conduisit vers une autre file. « biiiip », « vrrrrrr», « psshhhhh » ; même manège, même résultat.

« Désolée, madame. Je ne peux pas vous laisser traverser. »

La femme écarquilla les yeux, porta la main à son front, puis à ses joues rendues brûlantes par l’agitation. Voilà qui lui apprendrait à souhaiter du mal à leurs machines ! Elle avait dû s’attirer la poisse… Et qui sait si leurs maudits casques ne lisaient pas les pensées, aussi ? Non, tout ça, c’était des histoires… De simples rumeurs.

« Comment ça ? Qu’est-ce qui se passe ? Expliquez-moi !

— Puis-je voir vos papiers, s’il vous plaît ? »

— Ou… oui. »

Au supplice, elle tendit son propre passeport à l’agent, avant de chercher à nouveau du regard ses proches, de l’autre côté des cabines.

« Celui de la petite aussi. Vous avez d’autres papiers ? Assurance, permis de conduire ? Si oui, je vous emprunte tout. »

Elle obtempéra et dut suivre l’agent à l’écart, le temps qu’il photocopie ses documents. À travers la vitre, elle l’observa discuter vivement avec un de ses collègues et surprit plusieurs coups d’œil ahuris dans sa direction. Enfin, il sortit et lui rendit ses affaires.

« Tenez. Il se peut qu’on vous recontacte. En attendant, vous pouvez partir.

— Ah… ah bon ? Dites-moi au moins pourquoi… Nos papiers sont en règle, n’est-ce pas ? La machine a détecté quelque chose ? Nous sommes malades ? C’est moi ? C’est ma fille ? S’il vous plaît, dites-le-moi ! J’ai le droit de savoir.

— Madame… Ne m’obligez pas à avoir recours à la sécurité. Rentrez chez vous, maintenant.

— Je ne peux pas… Ma famille est déjà de l’autre côté. Et puis c’était le dernier ferry… Laissez-moi passer, je vous en prie. Nous étions juste venues passer le week-end ! Nous n’allons pas causer d’ennuis. »

Lorsqu’elle éleva la voix, les chiens tenus en laisse un peu plus loin se remirent à aboyer. De gros corniauds noirs et roux, aux muscles saillants et muselières de cuir.

« Madame, calmez-vous. Je m’occupe de ramener votre famille de ce côté.

— Mais enfin, où allons-nous passer la nuit ?

— Vous pouvez rester ici jusqu’au prochain ferry. Demain matin. »

La femme soupira. Ses épaules s’affaissèrent. Elle s’empara de son portefeuille et en sortit quelques billets qu’elle tendit discrètement à l’agent. Puisqu’il fallait en passer par là… Pour ça, l’Uruguay ne valait sans doute pas mieux que son propre pays.

« S’il vous plaît… »

L’homme sembla hésiter un instant, puis son visage se ferma. Sa main se porta sur la matraque pendue à sa ceinture.

« Madame, écartez-vous. En fait, vous devriez me remercier, ajouta-t-il un ton plus bas. J’allais vous faire arrêter pour tentative de fraude, avant que mon collègue ne m’en dissuade. Alors n’insistez pas… et rentrez chez vous avant qu’on change d’avis. »

Elle ouvrit la bouche pour protester. Renonça. Prit sa fille par la main et s’éloigna, la mort dans l’âme et la honte au cœur. Tentative de fraude… On aura tout entendu.

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Notes de bas de page :

1. En Uruguay, l'hiver s'étale de juin à septembre

2. Le peso uruguayen est l'unité monétaire de l'Uruguay.


Texte publié par Natsu, 29 janvier 2021 à 07h28
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