— Maîtresse Lenaël !
Mon sursaut faillit arracher ma poupée à mes mains. Le souffle coupé, le cœur battant, je déposai mon précieux jouet dans son berceau, les membres tremblants. Je n’étais pas la Maîtresse ici, du moins ne l’étais-je pas avant l’irruption d’Arol. Je savais ce que cela signifiait.
— Il faut nous hâter. Si le Maître des Chimères s’empare de sa puissance…
Inutile de le préciser, on m’avait déjà expliqué tout cela. Ma formation était loin d’être complète, mais la dynastie des Arcanes comptait nombre de Maîtresses qui avaient débuté dans de bien pires conditions. Je précédai Arol dans le couloir.
— Où sont les Arcanes ?
— Toujours en sa possession, Maîtresse.
Je grimaçai. Voilà qui faisait partie des mauvaises conditions…
La gorge nouée, je frôlai du doigt le médaillon à mon cou, invoquant la seule Arcane qu’il contenait. Après un bref éclat, la carte se matérialisa entre mes doigts. La Poupée, la première, et la seule à ce jour, Arcane que j’avais créée. Toutes les Maîtresses connaissaient le danger du pouvoir contenu dans les cartes, nulle ne s’y risquait sans raison. La Poupée était née de ma rencontre avec ce pouvoir, du jour où les Arcanes m’avaient désignée comme successeuse, mais je n’avais su que faire. On m’avait dit de songer à quelque chose d’important pour moi… En ce jour où cette carte s’avérait être à la fois ma seule arme et mon unique protection, je regrettai de ne pas avoir songé à l’amour de Mère, ou tout autre souvenir qui aurait inspiré bien plus de puissance à cette Arcane. Il était trop tard, désormais.
Après avoir dévalé la volée de marches du perron, je sautai dans la voiture avec un murmure.
— J’espère que les Arcanes me répondront…
Depuis le poste de conduite, Arol déclara :
— Tout ira bien, Maîtresse. Vous savez ce que vous avez à faire.
Je hochai la tête et le véhicule se mit en branle.
Les premières vagues de pouvoir déchaîné qui traversèrent l’habitacle m’arrachèrent à mes craintes et réflexions.
— Arrêtez-vous là.
Il serait dangereux pour Arol d’aller plus en avant de l’anomalie et il le savait. D’un regard et un mouvement de tête dans le rétroviseur, il m’encouragea comme il savait toujours le faire. Une inspiration fébrile plus tard, je quittai la voiture, les jambes cotonneuses et l’estomac noué d’appréhension. La précédente Maîtresse des Arcanes était une personne extrêmement puissante et douée, je l’avais admirée depuis ma naissance pour cela. J’avais toujours refusé de songer au jour où elle deviendrait une anomalie dévastatrice. C’était pourtant notre lot à toutes. Avoir recours aux Arcanes laissait des traces et lorsque le pouvoir avait finalement le dessus, il ne restait plus à la nouvelle Maîtresse qu’à sceller l’ancienne dans l’Arcane qu’elle était devenue. C’était ainsi que se faisait la passation et mon tour était venu. Un jour, ce serait moi qui disparaîtrais dans cette tempête de puissance dorée pour ravager un monde que j’aurais protégé toute ma vie durant du pouvoir comme des fils des Chimères. Je sentis les larmes me monter aux yeux à cette idée, toutefois je les retins. Je n’étais plus une enfant désormais, j’étais la Maîtresse des Arcanes.
Une main levée devant mon visage, l’autre cramponnée à la seule carte en ma possession, j’avançais un pas après l’autre vers le cœur de la tempête, mes mouvements entravés par mes jupons malmenés par les vents déchaînés du pouvoir. Lorsque je compris que je n’avancerais pas plus, je fis face à l’orage magique et me raclais la gorge. Je connaissais les mots, mais je n’avais encore jamais eu l’occasion de les utiliser. Un bras tendu devant moi, paume ouverte vers le ciel, je tâchai de parler assez fort pour couvrir les rugissements du vent.
— Nemelya, en cédant au pouvoir, vous perdez aujourd’hui votre titre et votre autorité sur les Arcanes ! Moi, Maîtresse Lenaël, réclame dès à présent ce qui me revient de droit !
Ma main toujours vide me poussa à me répéter, mais je n’obtins pas plus de résultat à la seconde tentative qu’à la première. Comme je le craignais, ma puissance insignifiante face à ce qui avait été la grande Nemelya entravait l’obéissance des Arcanes. Avec une grimace, j’abandonnai et baissai le regard sur mon dernier recours. La Poupée.
— Nous allons devoir nous débrouiller toutes seules, toi et moi…
En réponse, la carte entre mes doigts brilla. Alors, une maigre silhouette de lumière dorée se dressa en rempart entre la tempête et moi. Je ne pus faire qu’un pas avant que les vents acérés ne disloquassent la pauvre Poupée, néanmoins je tins bon et la réinvoquai aussitôt. Peu importait combien de fois elle serait brisée, combien de fois il me faudrait la rappeler, un tel pouvoir ne pouvait demeurer libre. Si je ne m’en occupais pas moi-même, le Maître des Chimères se ferait une joie de s’en emparer. Il n’en était pas question !
Je perdis bien vite le compte de mes pas, de mes invocations. Je doutais de plus ne plus d’y parvenir, d’être une Maîtresse digne de ce nom, de notre dynastie. Soudain, la tempête cessa et je craignis aussitôt de découvrir que mon rival avait été plus rapide, plus doué. Un regard à la ronde me rassura. Le déchaînement magique n’avait pas pris fin, j’étais parvenue en son centre !
La haute silhouette de Nemelya m’attendait là, m’observant sans me voir. Ses cheveux dorés, ses plaques ocre crouteuses, presque écailleuses, qui marquaient la progression du pouvoir… Elle était telle que je l’avais vue le matin même, pourtant ce n’était plus elle. Le pouvoir irradiait à travers sa peau, donnait une expression toute autre à son regard.
Les lèvres pincées pour retenir les larmes qui menaçaient à nouveau, je m’approchai d’elle. Un instant, elle parut me reconnaître et son sourire fugace m’apparut aussi tendre que triste. Lentement, sa main remonta jusqu’à son oreille et y caressa la lourde boucle d’oreille qui y pendait. La pierre en son centre éclata et les cartes qu’elle contenait se déversèrent aussitôt dans mon pendentif. Je lâchai un soupir de soulagement. Libérées du réceptacle de leur ancienne Maîtresse, les Arcanes reconnaissaient mon autorité. Je pouvais désormais faire appel à elles pour dompter ce qui demeurait de Maîtresse Nemelya, cependant je n’avais aucune envie de l’enchaîner ou la brutaliser. Alors j’invoquai une fois de plus la Poupée. Après tout, c’était elle qui m’avait menée jusque là.
Je m’attendais à ce qu’elle finît une fois de plus démembrer par la puissance face à moi, mais au lieu de cela la silhouette parut la reconnaître et l’étreignit contre son cœur. Alors Nemelya s’accroupit tout près de moi et passa une main sur ma joue humide de larmes que je ne parvenais plus à contenir. Ce sourire, ce regard… Elle était à nouveau elle, mais il était trop tard. Le pouvoir s’était emparé de son corps, nul retour en arrière n’était possible.
Nous restâmes ainsi à nous observer un moment, un trop court moment. Finalement, l’ancienne Maîtresse blottit dans mes bras la Poupée, puis elle m’embrassa le front. C’était le moment, je le savais, mais les mots avaient tant de mal à trouver le chemin de mes lèvres.
Après une inspiration saccadée, je me lançai enfin.
— Ta vie de Maîtresse est… révolue. Désormais Arcane, tu serviras notre dynastie… à jamais.
Les derniers mots alourdirent ma langue pâteuse, néanmoins la silhouette parut satisfaite. Elle hocha la tête avec un sourire fier. Alors son pouvoir s’intensifia jusqu’à devenir éblouissant, jusqu’à masquer les formes de son enveloppe. Le vent alentours cessa pour de bon et, lorsque je pus rouvrir les yeux, la nouvelle carte trônait au creux de ma main.
La Louve.
Je souris. Cela lui allait si bien. Je serrai la nouvelle Arcane contre mon cœur et lâchai un soupir chevrotant.
— J’espère être digne de vous, Mère…
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